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Non-noyées

Alexis Pauline Gumbs

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Ce PDF a été mis à jour le 18/07/25 à 14 h 10.

https://bad.editionsburnaout.fr/publication/livre/NN.html

préface

un manuel de dénoyade

Quelle est l’échelle de la respiration ? Tu poses ta main sur ta poitrine. Elle s’élève et retombe, à longueur de journée. Mais est-ce là l’échelle de la respiration ? Rien qu’aujourd’hui, tu as échangé de l’air et quantité de composés chimiques avec toutes les personnes que tu as côtoyées, avec toutes celles que tu as croisées. Mais la respiration se limite-t-elle à l’échelle de l’espèce ? Les animaux, elles aussi, participent à cet échange de substances nécessaire à la vie. Oui, mais pas sans les plantes. Les plantes, suivant un processus inverse au nôtre, libèrent dans l’air ce dont nous avons besoin et prennent ce que nous donnons sans que nous ayons rien à demander. Et la planète elle-même, enveloppée par la respiration de l’océan, diffuse son souffle dans le ciel. Quelle est l’échelle de la respiration ? C’est l’échelle à laquelle tu participes, maintenant. Tu n’es pas seul·e.

Et de même que l’échelle de la respiration est collective, de même qu’elle traverse les frontières entre espèces, l’échelle de la noyade concerne tous les êtres sensibles. Quand je dis cela, je pense en particulier à une grande noyade, à une noyade encore en cours, une noyade où la traversée de l’océan a signifié que des personnes pouvaient devenir propriété et que la vie pouvait être à vendre. Je parle du passage du milieu, je parle de tous·tes cell·eux qui s’y sont noyé·es, et de tou󴟠 cell·eux qui, malgré tout, ont continué à respirer. Et je m’interroge sur la distinction entre la noyade et le souffle. Je dis que cell·eux qui ont survécu dans le ventre des bateaux, empilé·es les un·es sous les autres dans des circonstances irrespirables, sont les non-noyé·es, et que les non-noyé·es respirent, inséparé·es de la noyade de leurs proches et de leurs partenaires de captivité. Je dis que leur souffle n’est pas distinct de la respiration de l’océan, qu’il ne se distingue pas de celui des baleines, nos parentes, qu’on y pourchasse. Ensemble nous respirons, survivant·es inséparé·es les un·es des autres. La respiration des survivant·es a créé un contexte. Le contexte de la non-noyade. Respirer dans des circonstances irrespirables, c’est ce que nous faisons tous les jours, enserré·es par l’étau du capitalisme racial, sexiste et fonctionnaliste. Nous sommes toujours en train de nous noyer. Et par « nous », je n’entends pas seulement les personnes comme moi, dont les ancêtres ont survécu au passage du milieu. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que l’échelle de notre respiration est planétaire.

Est-ce que tu respires encore ? Ce livre est une offrande à notre évolution, à la possibilité de pratiquer une autre façon de respirer, plutôt que de poursuivre la trajectoire tracée par l’esclavage, la capture, la séparation et la domination, ainsi que les atmosphères irrespirables qui s’en sont dégagées. Je ne peux pas vous dire à quoi cette autre façon de respirer pourra ressembler, mais je sais que nos parentes mammifères marines ont développé d’incroyables savoirs pour apprendre à ne pas se noyer. Je fais donc appel à elles comme institutrices, comme mentors, comme guides. Et je fais appel à vous, chères âmes sœurs qui respirez avec moi : puissions-nous évoluer.

avant-propos

adrienne maree brown

bien sûr, j’écris ces lignes le dix-neuvième jour du mois. et bien sûr, c’est un livre en dix-neuf parties. et cela fait une semaine que j’ai appris qu’oluwatoyin salai, une jeune militante de Black Lives Matter âgée de dix-neuf ans, a été retrouvée morte. et il est tout à fait possible que je sois passée aujourd’hui par dix-neuf étapes de deuil, même s’il est parfois difficile d’observer les voies d’un deuil que l’on porte pour une personne que l’on ne connaissait pas. aujourd’hui, j’ai créé une méditation qui s’appuyait sur dix-neuf enseignements féministes Noirs, l’oreille tendue vers les fils qui lient les ancêtres, les vivant·es et leurs génies, comme Alexis Pauline Gumbs m’a appris à le faire.

et ce n’est pas le dix-neuvième jour de n’importe quel mois, c’est le dix-neuvième jour du mois de juin, le 19 juin. juneteenth. un jour de libération1. et puisque c’est un livre qui libère, un livre de libération, voilà les eaux où je voudrais qu’on s’aventure aujourd’hui.

avec Alexis, les choses s’alignent d’une manière qui m’apprend l’humilité. le deuil. et une touche de magie. une onde qui se déploie entre eux et qui montre combien ils sont une seule et même chose, prise à différents moments d’un temps non linéaire, celui de la vie bonne. l’univers s’aligne quand il tourne autour d’Alexis, parce qu’elle est suffisamment stable pour donner un centre à n’importe quel espace dans lequel elle entre, aussi vaste soit-il. dans les pages qui suivent, elle nous mène au travers des océans, nous invite à nous accrocher à sa nageoire et à plonger avec elle dans des profondeurs où elle nous apprend à respirer, à survivre à la pression des abysses, à sauter dans les airs pour accueillir la lumière du soleil.

quand Alexis a commencé à poster ses missives mammifères marines, j’ai pensé : oh, des stratégies émergentes venues des profondeurs. c’est tout un domaine du monde sauvage auprès duquel je commence tout juste mon apprentissage, une immense réserve de savoirs mammifères marins qui nous enseignent à survivre, à ralentir, à ne pas perdre notre souffle, à éviter la prédation et l’extinction, à jouer.

pour ma part, je me suis toujours sentie une enfant de l’océan, mais comme c’est le cas pour de nombreux·ses vivant·es humain·es Noir·es, les lignées qui me relient à la terre et à l’eau ont été coupées il y a longtemps. avec Non-noyées, Alexis nous restitue tout un ensemble d’ancêtres, d’espèces adelphes, toute une variété de solidarités qui m’apprennent beaucoup sur moi. je ne savais pas toute la Noirceur que j’avais en commun avec le monde mammifère marin ! lire ce texte, c’est comme rencontrer une famille excentrique, intrigante et pleine de sagesse. c’est comme un dévoilement, comme si Alexis soulevait la jupe salée de la mer pour nous montrer d’où nous venons, pour nous donner à sentir que nous sommes fait·es de la même splendeur que les dauphins, les phoques et les baleines.

et je suis tellement reconnaissante à Alexis d’avoir écrit cela, et qu’elle nous ait laissé le publier au titre du premier texte/compagnon de route de la collection Emergent Strategy Series publiée par AK Press. je vous souhaite d’y trouver comme moi une multitude d’enseignements. j’espère que ces poèmes vous seront une occasion, comme ils l’ont été pour moi, de donner de nouvelles profondeurs à votre vie.

adrienne maree brown

depuis la pandémie et les révoltes

le 19 juin 2020

introduction

Imagines que tu te retrouves au milieu de l’océan et que tu y croises quelqu’un·e en train de respirer : qu’est-ce que tu ferais ? Et si tu rencontrais une personne comme toi, une mammifère, mais différente de toi — quelqu’un·e dont la vie auprès de l’océan ne serait pas limitée aux ponts des bateaux, aux masques de plongée et aux bords de mer — est-ce que tu ne te demanderais pas qui elle est, ce qu’elle fait, et comment ? Est-ce que tu ne te demanderais pas comment cette personne vit au milieu du sel, dans les profondeurs, toujours en mouvement ? Il se pourrait bien que tu te poses des questions. Et dans un tel cas, tu aurais besoin d’un guide. Les guides qui te tomberaient alors sous la main seraient, en anglais, le Guide sur les mammifères marins du monde de la National Audubon Society et le manuel du Smithsonian Institute intitulé Baleines, dauphins et marsouins. Deux guides qui rassemblent une grande partie des informations scientifiques disponibles aujourd’hui sur les habitats, les habitudes et l’aspect général de tous les animaux qu’on a pistées jusqu’ici au fond des mers. Deux guides qui te permettront d’identifier des mammifères marines au premier coup d’œil dès ta prochaine sortie en mer.

Je m’identifie comme mammifère. Je m’identifie comme femme Noire, héritière et façonnée par tout un ensemble de peuples qui furent transubstantiés en propriété, enlevés et transportés d’un côté à l’autre d’un océan. Et comme nombre d’entre nous, je suis attirée par les merveilles de la vie marine. Je suis donc allée à l’aquarium de ma ville, et j’ai acheté ces guides dans l’espoir d’en apprendre davantage sur mes parentes.

Ce que j’ai trouvé dans ces guides, c’est le langage de la déviance et du dénigrement (par exemple : le terme « adolescent·es en errance », qu’on utilise pour décrire les jeunes phoques à capuchons), qui fait un désagréable usage d’assignations binaires de sexe et qui pratique une étrange criminalisation des mammifères ayant su échapper au regard des biologistes, tout cela sous le couvert du langage soi-disant « neutre » des sciences de la vie marine. Tout ce que je voulais, c’était apprendre à reconnaître les baleines et je me retrouvais confrontée à ces mêmes constructions coloniales, racistes, sexistes, hétéropatriarcalisantes qui veulent ma mort — le filet dans lequel je suis déjà prise, pour ainsi dire. Et donc : comment dire celles que j’ai rencontrées et ce que j’ai vu ?

À mesure que je m’informais sur les mammifères marines, j’ai appris à examiner les failles du langage, à user des mêmes pratiques poétiques que j’avais dû employer pour me trouver moi-même et m’aimer dans un monde qui me nomme de travers tous les jours. Et cela m’a remplie d’amour et d’humilité. De révérence et de possibilité. Il fallait que j’essaye de vous le dire. J’ai donc commencé à poster, sur les réseaux sociaux, ce que j’apprenais auprès des mammifères marines, dans et malgré les guides, au travers de mes propres recherches, dans mes spéculations afro-futuristes et par ce qui se passait dans mon cœur.

J’ai appris à ne pas en rester au simple jeu de l’identification. J’ai pris exemple sur les nombreuses mammifères marines qui s’orientent par écholocalisation. Comme elles, j’ai dû me concentrer non sur ce que je pouvais voir et discerner, mais plutôt sur ce avec quoi j’entrais en relation, sur la manière dont le son rebondit sur moi à raison des structures et des environnements qui m’entourent. J’ai appris à écouter ce que le son m’apprend sur l’endroit où je suis, en relation constante avec moi, qui que je sois devenue entre temps.

À mesure que je continuais à publier ce que je découvrais, le nombre de mes followers sur Instagram a augmenté, les gens ont commencé à m’offrir des carnets d’aquarelles remplis de dessins de baleines2, à m’envoyer des boucles d’oreilles tricotées en forme de baleine à bosse3, à me faire parvenir une vertèbre de baleine (pour de vrai !)4, et bien d’autres choses encore. En ligne, je recevais chaque jour des messages où l’on me demandait quand et où se procurer ces textes sous forme de livre, où l’on me proposait de m’assister dans mes recherches, où l’on me disait comment ces posts étaient devenus des méditations quotidiennes, où l’on me proposait de collaborer à la création d’applications, de méditations sonores sous forme de chansons, et parmi tout cela, j’ai reçu un message d’adrienne suggérant que ces textes pourraient faire partie de l’empreinte/du flux de livres/du paradigme de la collection Emergent Strategy5 qu’elle a mise en place chez AK Press. Et nous y voilà.

Donc : voilà une sorte de guide d’un genre différent, un guide pour nos mouvements et pour notre espèce entière, un guide qui suit les instructions subversives et transformatrices des mammifères marines. Là où la collection Emergent Strategy nous donne une occasion d’étudier et de pratiquer l’effort de donner forme au changement en nous comprenant nous-mêmes comme une partie de l’incessante émergence de la nature, ce manuel de dénoyade se propose spécifiquement d’écouter les mammifères marines et d’apprendre auprès d’elles la vulnérabilité, la collaboration et l’adaptation dont nous avons besoin pour survivre aux changements qui viennent, en particulier dans la mesure où l’un des changements les plus importants que nous traversons, cause et forme de la crise climatique, n’est autre que la montée des océans. Sachant qu’un autre de ces changements majeurs, la pandémie qui a émergé au moment où je renvoyais les épreuves de ce livre, représente, elle aussi, une menace pour notre respiration.

Je ne vois pas ce livre comme une critique des deux guides que j’ai mentionnés. Je vois plutôt ce livre comme une offrande que je te fais, comme un artefact du processus au milieu duquel je me trouve et que j’appelle apprentissage mammifère marine. S’il y a jamais eu un temps pour se soumettre au mentorat des mammifères marines, c’est maintenant. Ai-je mentionné le fait que les eaux des océans sont en train de monter ? Est-ce que tu as remarqué la manière dont notre respiration est en train de s’adapter ? L’apprentissage mammifère marine est une étude des plus pragmatiques. Et en même temps, une partie de ce qui est en jeu pour moi ici, c’est de proposer la transformation de ma relation à la respiration, de ma relation à l’eau salée en moi, à la profondeur des deuils que j’ai à faire et aux ligues de mon amour. Et, comme je l’ai dit, pour avoir l’espace qui m’est nécessaire dans cette relation à l’apprentissage et au désapprentissage, j’ai dû mener tout un travail de rupture avec la violence colonisatrice des discours de presque tous les textes dans lesquels j’ai trouvé les informations sur les mammifères marines et sur leurs vies, leurs familles, leurs super-pouvoirs et leurs luttes.

Les guides Audubon et Smithsonian sont les sources auxquelles puisent toutes les citations non attribuées de ce livre. J’y commence souvent mes méditations en imitant la cadence d’objectivité qu’exécutent habituellement leurs notices. Je le fais volontairement : je veux me rappeler qu’il s’agit d’une performance et je veux la transformer. Bien que j’évite habituellement la voix passive en raison de sa tendance à masquer la responsabilité (j’ai écrit là-dessus dans un autre contexte6), la voix passive est dans ce livre un dispositif majeur qui me permet d’imiter les formes scientifiques d’écriture par lesquelles certain·es scientifiques apprennent à s’excepter de toute intimité avec leur recherche pour produire une illusion d’objectivité. Or, rien de tout cela n’est objectif. À bien y réfléchir, il est fallacieux de penser que les scientifiques elle·ux-mêmes pourraient être indifférent·es à ce qu’i·elles étudient. Surtout en ce qui concerne les scientifiques qui ont orienté leur vie entière autour de l’espoir, de la possibilité, qu’i·elles pourraient un jour rencontrer une mammifère marine et qui ont parfois pris des mesures extrêmes (comme déménager en Antarctique !) pour augmenter la probabilité de le faire. Ces scientifiques-là sont clairement obsédé·es et très probablement, comme moi, amoureux·ses. Qu’i·elles aient la possibilité de l’admettre dans leurs publications ou pas7.

Dans ce livre, je passe, le plus souvent sans crier gare, du ton froid et clinique à un ton profondément intime. Les mots « je t’aime » sont probablement les plus fréquents du livre. Je suis à peu près sûre que ces mots n’apparaissent jamais dans les études scientifiques sur les mammifères marines8. Mon espoir, ma grande intervention poétique ici, c’est de nous proposer un déplacement qui va de l’identification, conçue comme le processus par lequel nous désignons l’identité de quelqu’un·e (par exemple, cette dauphin, là, quel est son nom et quelles sont ses propriétés ?), à l’identification, ce processus par lequel nous ouvrons notre empathie et les frontières de ce que nous sommes pour devenir plus fluides, par lequel nous nous rendons capables de nous identifier avec l’expérience d’une personne différente de nous, et peut-être même avec une personne qui appartient à une soi-disant « autre » espèce. Voilà une tâche périlleuse parce que je suis vulnérable, non seulement à tout le désordre de mes émotions, mais aussi au fait qu’il n’est pas exclu que je sois simplement en train de projeter ces émotions sur un ensemble d’êtres qui ne peuvent pas contester verbalement ce que je projette sur elles. Et bien que les systèmes d’oppression qui me nuisent nuisent également aux mammifères marines les plus avancées (je suis une mammifère marine débutante, au tout début de mon voyage), nos expériences ne sont pas les mêmes. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un livre où j’essaye d’attirer la sympathie pour les mammifères marines en raison de nos ressemblances (même si bien sûr nous avons beaucoup de choses en commun). Bien plutôt, l’intimité, l’ambiguïté intentionnelle quant à savoir de qui nous parlons, qui parle, à qui l’on parle et à quel moment de nos histoires, ces incertitudes volontaires ont pour but de nous défaire de la définition de l’être humain comme être séparé et dominateur de la nature, qui a rendu nos vies incompatibles avec celles de la planète.

Ma tâche ici, en tant qu’apprentie mammifère marine, est de m’ouvrir aux leçons des mammifères marines plus avancées que moi et de m’identifier à elles. Pour voir ce qu’il se passe quand je repense et réexamine mes propres relations, mes propres possibilités, mes propres pratiques quand je les laisse s’inspirer des relations, possibilités et pratiques de la vie mammifère marine la plus avancée. Si les relations souterraines entre les arbres, si la résilience du pissenlit, si les réseaux de mycelium peuvent nous inspirer des relations à l’intérieur de notre espèce et avec d’autres, sans doute les mammifères marines le peuvent-elles aussi, bien que différemment. Et sans doute peuvent-elles nous apprendre à être émergent·es, pour de bon. Enfin, ce texte est surtout tissé des questions que je nous pose, à toi et à moi. Par là, il nous permet de continuer à considérer ensemble ce qu’il est possible de faire depuis ici (et depuis ici, et depuis ici).

Et puisque je ne peux pas m’empêcher de remarquer à quel point les mammifères marines sont queers, farouches, protectrices les unes des autres, complexes, façonnées par les conflits et la lutte qu’elles mènent pour survivre dans les contextes extractifs et militarisés que notre espèce a imposés à l’océan et s’est imposée à elle-même, ce travail doit beaucoup aux mouvements qui s’efforcent, avec audace et depuis des années, de transformer la signification de la vie sur cette planète. Les mouvements pour la libération Noire, pour la libération queer, pour la justice handie, pour la justice économique, pour la justice raciale, pour la justice de genre, sont au cœur des méditations qu’on trouvera dans ce livre. Mais ce sont des méditations. Et plutôt que de proposer un programme ou un ensemble prédéterminé d’instructions, ces méditations ouvrent un espace pour s’interroger ensemble, et poser des questions qui nous engagent à des niveaux de profondeurs qui, oui, sont encore émergents.

Dans ce livre, on trouve une introduction et dix-neuf mouvements thématiques (le mot de « chapitre » serait décidément trop linéaire et puis, de toute façon, ils sont beaucoup trop courts pour être des chapitres), organisés autour de pratiques féministes Noires fondamentales comme : respirer, se souvenir, collaborer, etc. Chacune de ces pratiques est envisagée à partir de la manière dont elle est informée et transformée par les leçons des mammifères marines (ainsi que celles de quelques requins). Certains des hashtags dont j’ai initialement fait usage quand j’ai posté ces missives sur les réseaux sociaux ont été maintenus sous forme de notes de bas de page. Le livre se conclut sur un mouvement intitulé « activités » qui propose un certain nombre d’activités individuelles et collectives que vous pouvez mener à partir des méditations dont il se compose.

Est-ce que je me suis présentée ?

Ah oui, c’est vrai. Je suis une féministe queer Noire, une évangéliste de l’amour et une apprentie mammifère marine. Toute mon éducation universitaire et la plupart de mes mentorats, je les ai reçus dans l’arène du féminisme queer Noir. Mes travaux universitaires/poétiques — Spill: Scenes of Black Feminist Fugitivity, M Archive: After the End of the World Dub: Finding Ceremony9 — ont pour vocation de rendre accessible les travaux de théoriciennes féministes Noires (des théoriciennes de haut vol), de les faire entrer dans les royaumes compréhensibles (mais toujours complexes et mystérieux) de la mémoire communautaire, des futurs visionnaires et de l’écoute ancestrale. Mes contributions au mouvement incluent en particulier Revolutionary Mothering: Love on the Front Lines (PM Press, 2016)10, que j’ai co-édité avec Mai’a Williams et China Martens, différents articles pour les revues Make/Shift et Left Turn, ainsi que des chapitres dans différents livres publiés par AK Press (Pleasure Activism, Stay Solid, Dear Sister, Feminisms in Motion, Octavia’s Brood, etc.) — toutes prennent leur source dans les archives des pratiques féministes Noires qui nourrissent le courage dont nous avons besoin aujourd’hui. Dans le domaine de l’écriture poétique/littéraire, j’ai publié des poésies et des fictions d’anticipation, comme la nouvelle Evidence, parue dans l’anthologie Octavia’s Brood — où j’imagine une archéologue du futur étudiant les débuts du « temps de la fin du silence », c’est-à-dire du monde libéré de la violence sexuelle dans lequel elle vit —, ou comme Bluebellow, une autre nouvelle, parue dans le recueil Strange Horizons — où j’imagine comment des sirènes zombies, survivantes du passage du milieu, se lient avec des personnes Noires vivant dans les Amériques au cours d’un voyage transatlantique inverse qui les conduit vers l’Europe.

Mon activisme au sein du mouvement s’est focalisé sur la poésie, la cérémonie et la facilitation. En tant que membre fondatrice d’UBUNTU, une coalition dirigée par des femmes racisées ayant survécu aux violences sexistes, dédiée à la lutte contre ces violences et à l’invention de formes transformatrices d’amour, et du Earthseed People of Color Land Collective à Durham, en Caroline du Nord ; en tant que membre dirigeante de l’association Southerners on New Ground ; en tant que membre du cercle visionnaire Kindred Healing Justice ; en tant que membre fondatrice de la fondation locale Warrior Healers Organizing Trust ; et en tant que membre de SpiritHouse, ma participation au mouvement doit beaucoup aux visionnaires queers Noir·es qui vivent dans le Sud des États-Unis et ailleurs. En tant que fondatrice de Eternal Summer of the Black Feminist Mind, Brilliance Remastered et co-fondatrice de la Black Feminist Bookmobile, Black Feminist Film School et du Mobile Homecoming Project11 — une archive expérientielle pour célébrer l’éclat de nos ancêtres queers Noir·es —, je m’engage à créer des contre-institutions qui facilitent la présence féministe Noire à travers le temps et l’espace.

Quelle est l’écologie ?

Ce livre existe dans une écologie de travaux apparentés. Mais avant tout, il existe dans l’écologie de mes ancêtres Shinnecock qui entretiennent une relation sacrée avec la baleine franche de l’Atlantique depuis des siècles et dans celle de mes ancêtres Ashanti, qui donnent aux baleines l’un de leurs noms pour dieu. Ma grand-mère Lydia Gumbs a créé l’insigne à trois dauphins qui figurait sur le drapeau révolutionnaire d’Anguilla au moment de la lutte pour son indépendance. Sans doute ce livre est-il aussi un petit cousin de la collective et de la collection de livres Emergent Strategy : il a été nourri par l’approche humble et révolutionnaire qui consiste à vouloir apprendre de la nature et que ma chère sœur adrienne a initiée. D’ailleurs, les premiers posts qui constituent ce livre ont paru dans un groupe Facebook du réseau Emergent Strategy. La chanteuse folk Toshi Reagon, grande contributrice au mouvement, a également facilité les versions audios de onze de ces méditations et composé d’incroyables chants qui seront bientôt rendus publics sous le titre Long Water Song. Ma pratique d’écriture a également été influencée par ma relation quotidienne avec les oracles océaniques de Sharon Bridgforth, ainsi qu’avec le jeu de cartes oraculaires dat Black Mermaid Man Lady et leurs dem blessings, une série d’invitations à la compassion océanique12. Chaque jour, ces oracles ont imprimé leur tonalité à ma pratique d’écoute radicale. À la fin de chacun de mes posts, j’encourageais les lecteu󴖐s à soutenir le Whale Whispering Project13 fondé par ma très chère adelphe et collaboratrice Michaela Harrisson. Le WWP est une collaboration féministe Noire conçue avec l’Institut des baleines à bosse de Bahia au Brésil, à l’occasion de laquelle Michaela a co-écrit des chants avec des baleines en utilisant une technologie microphonique sous-marine. Le rapport aux sciences de la vie qui a émergé pour moi du processus d’écriture de ce livre est également profondément informé par ma chère sœur (et co-membre fondatrice d’UBUNTU) Kriti Sharma, la biologiste-philosophe qui a écrit le livre Interdependence. À l’occasion de l’un de ses premiers grands voyages dans les profondeurs, Kriti a pris avec elle un récipient qui renfermait une prière pour tous les êtres du fond de l’océan. La pression de l’océan a comprimé le récipient, et Kriti m’a ramené la prière comprimée. Elle trône sur mon autel depuis. En ce moment, Kriti est à Pasadena (où vivait et où repose Octavia Butler) et elle y étudie la manière dont les sédiments au fond de l’océan recyclent le méthane. Elle est peut-être sur le point de trouver la clef du renversement du réchauffement climatique ! Bien d’autres graines de ce processus proviennent de l’historien Charles McKinney qui, pour enseigner le passage du milieu à un groupe de collégiennes de douze-treize ans, nous a demandé de lire le passage de Wild Seed d’Octavia Butler où la protagoniste saute du pont d’un vaisseau esclavagiste et se transforme en dauphin. Sans aucun doute, je suis encore sous l’influence de l’état de grâce provoqué par ce devoir que mes camarades et moi avons dû lui rendre. Je suis aussi sous l’influence et l’inspiration de mon adelphe en rêves, Tala Khanmalek, qui s’identifie el·lui-même comme une créature des océans, et qui a fondé le Sailing for Social Justice14, une collective qui rêve de justice océanique en pratiquant des formes révolutionnaires de navigation. Ma parenté avec les animaux des océans est aussi inspirée des zines et des manifestes de ma·on jumel·le-portail, Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha et de sa collective Femme Shark, ainsi que du Bull Shark Manifesto de Qwo-li Driscoll15. Comme tu pourras bientôt le lire, en effet, quelques requins se sont glissées dans notre aventure mammifère marine.

Pour qui ce livre est-il écrit ?

Ce livre est pour toi ! C’est-à-dire : pour toute personne qui sait qu’un monde où les vies fèms queers Noires sont les plus abondantes, expressives, aimantes, est un monde où nous sommes tous·tes libres. J’imagine que la plupart des gens ne vont pas lire ce livre du début à la fin, mais je l’ai tout de même organisé selon un principe féministe Noir/mammifère marine de flow, juste au cas où. Je m’imagine que cel·leux qui liront ce livre le liront une méditation par jour, et que vous l’intégrerez à vos pratiques méditatives quotidiennes. Jusqu’ici, ces textes ont été utilisés : comme extraits à l’occasion de conférences, comme méditations pour commencer la journée, comme points de départ pour une pratique d’écriture, comme mots d’amour ou comme des memoranda. Je l’ai écrit en pensant à vous, camarades de la Allied Media Conference, lecteur·ices de Make/Shift et de Left Turn et usagèr·es des réseaux sociaux. Et à vous, dreamers, vous les enfants des migrations, qui vivez sur les bords des océans et qui vous posez des questions sur les os de baleines que vous trouvez16. Merci à vous qui, jusque dans les coulisses des Nations unies, défendez les écologies océaniques et les valeurs qu’elles impliquent. Et à toi qui ne peux pas t’empêcher de pleurer en lisant les actualités. Et à toi quand tu te sens coupé·e de la nature. Et à vous, les peuples qui donnez priorité à la nature sur vos propres vies. Et à nous, peuples angoissés par la crise climatique. Et à nous, peuples qui pratiquons des périodes de jeûne sans réseaux sociaux et qui voulons la paix. Oui, toi et moi, nous qui pensions que regarder des images de mammifères marines n’avait rien à voir avec notre contribution à la lutte pour la justice économique. Ce qui suit est pour nous tou󴟠. Vous êtes avec moi dans ma pensée et dans mon cœur.

Le mot « Noir·e » prend une majuscule tout au long de ce texte. Grâce au travail des écrivain·es et des maisons d’édition Noire·s depuis des décennies, la convention veut habituellement que le mot Noir soit écrit avec une majuscule lorsqu’il se réfère aux personnes Noire·s et avec une minuscule lorsqu’il se réfère à une couleur ou qu’il sert d’adjectif. Mais la Noirceur est plus vaste que l’humain. Et dans cette société, il n’existe pas de référence, symbolique ou descriptive, au terme « Noir·e » qui n’impacte pas, du même coup, les vies Noire·s. Donc Noir·e, c’est Noir·e.

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un-1: footnote:[weatherandwake #thankyouchristinasharpe]

un

écoute

Comment écouter par-delà les frontières entre espèces, au milieu des extinctions et des souffrances ? Comment l’écholocalisation, une pratique utilisée par de nombreuses mammifères marines pour naviguer dans le monde grâce aux rebondissements du son, modifie-t-elle la compréhension que nous avons de nos capacités de « vision » et d’action visionnaire ? Les réseaux sociaux ne sont-ils pas une technologie du rebond, une technologie qui permet de lancer nos messages et d’observer ce qui nous revient ?

Ici commence notre communion transespèce : par l’ouverture d’un espace où célébrer la pratique de l’écoute. Nous n’oublions pas la démonstration, ni la preuve, ni l’importance d’apprendre à prendre la parole, mais nous apprenons aussi à écouter. Nous apprenons que l’écoute n’est pas seulement une capacité normative à entendre le déjà-dit, nous apprenons qu’elle est une ressource transformatrice et révolutionnaire qui exige de pratiquer le silence et l’accordage.

Il était une fois une mammifère marine géante, qui pesait jusqu’à vingt-trois tonnes et qui nageait dans la mer de Béring. En 1741, un naturaliste allemand a « découvert » l’Hydrodamalis gigas prenant ses aises dans une nage ample, au moins trois fois plus grosse que la lamantin contemporaine. En vingt-sept ans, l’espèce entière s’est éteinte, tuée lors de milliers d’expéditions européennes à la recherche de fourrure et de peau de phoque.

Donc elle sait ce que nous savons. Elle sait combien il est dangereux d’être découverte.

Vingt-sept ans. Qui d’autre n’a pu survivre que vingt-sept ans parmi les êtres humains venus de l’Ouest ? Jimi Hendrix, Jean-Michel Basquiat, même Amy Winehouse et Kurt Cobain. Vingt-sept ans, c’est une vie si courte. Comment faire le deuil et survivre à la violence d’être connu·e ? Comment le capitalisme détruit-il si rapidement ce qui a mis des milliards d’années à évoluer ?

Que savons-nous au juste de cette mammifère subongulée, apparentée aux éléphants et aux oryctéropes ?

Elle était entourée d’une large couche de graisse et on la chassait pour ça. On dit qu’elle ne pouvait pas chanter. Le seul son qu’elle émettait était sa respiration. Mais elle pouvait entendre à des kilomètres et des kilomètres. Quelle perte pour l’écoute. Comment pouvons-nous honorer l’archive de ta respiration ?

Certain·es disent que ta mort était purement accidentelle ; tu étais apparemment sur la trajectoire prisée de cel·leu·x qui chassaient les phoques et faisaient le commerce de leurs fourrures entre la Russie et l’Amérique du Nord. Pendant vingt-sept ans, ça a été une sorte de ruée vers l’or, une ruée alimentée par l’appétit européen pour les chapeaux et les manteaux de fourrure. Tendance elle-même suscitée par la colonisation de l’Amérique du Nord, que les Européen·nes à la mode ont commencé à rêver comme une grande réserve inépuisable de fourrure. I·Elles étaient en route pour obtenir de la peau de phoque et de la fourrure. I·Elles s’imaginaient qu’i·elles pourraient te tuer et te manger au cours du voyage. Est-ce qu’on se sent mieux maintenant ? Est-ce qu’on a le cœur réchauffé ? De savoir que ton extinction — la première extinction connue d’une mammifère marine causée par des êtres humains — a été un dommage collatéral dans la poursuite d’autres morts ?

Chère sirène rugueuse, que nous apprends-tu sur la respiration ? Chère grande végétarienne, que pouvons-nous faire quand notre écoute diminue ? Tu es plus qu’une preuve de la cruauté d’un monde dans lequel la peau est vendue à prix d’or. Tu es plus qu’un témoignage parmi d’autres des conséquences désastreuses des expéditions européennes. Plus qu’un crime à charge contre les ruées et les conquêtes. Plus que la folie d’un mode de vie dominant qui a bouleversé la planète sans s’en être soucié, sans rien dire et sans qu’on puisse faire retour en arrière. Tu es plus que la toxicité de cette soif insatiable lancée à la poursuite des choses, ce rêve de luxe qui menace ta survie. Cette soif t’a survécu. Et je sens qu’elle est à mes trousses.

Que puis-je faire pour t’honorer, maintenant qu’il est trop tard ?

Je pourrais t’honorer avec la rugosité de ma peau, l’épaisseur de mes frontières, la chaleur de ma propre graisse. Je pourrais t’honorer avec mon calme et ma respiration, avec la portée de mon écoute, que j’entraînerais à être de plus en plus profonde. Je pourrais t’honorer par la lenteur de mes mouvements, contemplatifs et gracieux. Je pourrais essayer de te ressembler, même si l’on me dit que ce n’est plus à la mode. Et je me souviendrai de toi. Pas par le nom (écrit au possessif) de celui dont on dit qu’il t’a « découverte », après des générations de relations indigènes.

Je dirai il était une fois une nageuse énorme et silencieuse, une amatrice de plantes pleine d’écoute et à la peau rugueuse, une mammifère grasse et gracieuse. Et puis je me tairai, pour t’entendre respirer. Puis je respirerai et tu me rappelleras de ne pas me précipiter. Et le temps en moi se taira. Et alors nous écouterons, vraiment.

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Au cours des vingt dernières années, les bioacousticien·nes ont consacré beaucoup de temps à écouter différentes populations de grandes dauphins dans la région indo-pacifique. Ces dauphins, comme la plupart des dauphins, savent reconnaître les sons émis de manière intentionnelle. Elles savent quand utiliser les hautes fréquences pour savoir où elles se trouvent et quand utiliser les basses fréquences pour communiquer avec toi quand le bruit ambiant devient trop fort. L’écholocalisation et la communication se chevauchent, mais elles divergent aussi. Parfois, les sons que je produis me servent à mesurer mon environnement. Parfois, j’ai quelque chose à te dire. En général, c’est les deux. Les dauphins utilisent la graisse de leur front pour moduler l’écoute de leur biosonar, un procédé sans doute aussi sophistiqué que celui que j’utilise pour te parler.

Parfois, j’ai l’impression de communiquer avec toi par des voies sous-marines. L’impact de ce que je dis dépasse ce que j’ai appris à dire à force de le répéter. Le bruit ambiant devient plus fort, l’océan se réchauffe et j’ai besoin que tu saches où se trouve le fond, ce qui va nous nourrir et à quelle distance se trouvent les requins. Parfois, mes prévisions me sont renvoyées en écho comme on renvoie une bonne gifle et je me rappelle alors que je ne sais rien. Je me rappelle que mon gros front a besoin de toi et de toutes tes prévisions, pour survivre à cet espace sans cesse changeant.

Ce qui veut dire que j’écoute humblement et que j’apprends à prendre la responsabilité de mes fréquences. Je peux les réduire pour communiquer avec toi. Je peux réfléchir avant de m’exprimer. L’écholocalisation n’est pas synonyme de télépathie. Sa magie tient à la complexité de la vie des mammifères qui habitent le son. Je peux entendre ce que je ne peux pas encore voir. Je peux créer un monde entier de résonance. Et y vivre. Nager à travers lui. Être ton écho. Siffle, clique, si toi aussi tu peux sentir que je suis là.

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On dit que les dauphins d’eau douce ne sautent pas autant que les dauphins des océans. En raison du tumulte des eaux boueuses des fleuves, elles ne peuvent pas s’appuyer sur leurs yeux. Leurs yeux rétrécissent. L’écholocalisation devient cruciale. Leur écoute se charge de nuances. Elles deviennent expertes en formes et se donnent à elles-mêmes des formes longilignes, oblongues, comme la rivière. Les différentes espèces de dauphins d’eau douce (du Ganges et de l’Amazone par exemple) ne sont pas apparentées génétiquement entre elles. Mais physiquement, elles sont remarquablement similaires. Elles ont développé des formes communes en raison de circonstances communes.

As-tu évolué ainsi, toi qui vis aussi aux bords des fleuves ? Dans un contexte qui bouge si vite que tu ne discernes pas grand-chose en le regardant, es-tu toi aussi en train de développer une manière d’écouter les lieux qui t’entourent ? Pourrions-nous étudier ensemble les formes, avec la précision qui nous permettrait de bouger avec grâce et sinuosité quand les circonstances le demandent, même si ton eau n’est pas la même que la mienne ?

Je suis fascinée par tout ce que l’écoute peut faire. Et à quelle vitesse il devient moins urgent d’être vu·e, de sauter dans les airs, de me montrer. Cell·eu·x qui étudient les dauphins d’eau douce le savent aussi. N’essaye pas d’observer ces sages qui jamais ne sautent. Essaye plutôt de les écouter, de les entendre respirer.

Je respire en prenant forme. Je façonne mes jours et la terre me façonne. Je façonne mon souffle pour qu’il serpente à travers les chemins sinueux qui s’offrent à moi. Je façonne ma tête pour qu’elle épouse le motif de mon souffle. Mon souffle est prière, la forme de la vie, le nom qui évolue. Tout ce que je peux voir, c’est le trouble qui dit que la vie bouge. Je reste dans la prière et je me tends vers toi pour écouter ton souffle.

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Il existe une dauphin que l’on ne trouve que sur les côtes d’Aotearoa, que les Maoris appellent parfois « tūpoupou ». Un mot qui est aussi employé pour dire : « je me lève », ou « je me retourne », ou « je suis gravement malade ». On dit que les météorologues maoris étudient ces dauphins depuis des siècles pour en tirer des informations sur le temps qu’il fait. Sur ce que nous pourrions avoir à endurer et pour combien de temps. Devrions-nous sortir en mer ou rester à l’intérieur ? Le ciel va-t-il encore nous tomber sur la tête ? Où le vent nous mènera-t-il ?

Les scientifiques occidentaux·les ont classé le saut du tūpoupou de trois façons : horizontal, vertical, et bruyant. Bruyant signifie que tu atterris sur le côté, sur le dos, sur le ventre ; tu te relèves, tu te retournes et pendant un instant, lorsque tu tombes, l’océan est ton tambour. Et quelqu’un·e écoute, parce que la façon dont tu bouges, dont tu atterris, est un signe du temps à venir.

Et tu sors des eaux. Et tu tombes bruyamment. Et tu tournes et te retournes. Et quelque chose dans ce climat te rend malade, n’est-ce pas ? Moi aussi j’écoute. À cause de ce que tu fais et de la direction vers laquelle tu pointes. À cause de ta chute et de son bruit. De là où tu vas et à quelle vitesse. Cela me dit quelque chose sur ce qui va arriver dans un ciel que je ne peux pas encore voir.

Et je t’aime pour toutes tes éclaboussures. Ce que tu as fait de ton corps, comment tu en as fait un tambour. Et je dis que ton jeu et tes coups sont prophétiques. Et je dis que ton nom est un verbe, une demande. Et j’offre mes jours à l’urgence de ton instruction. Le temps change. Oui. Je comprends.17

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deux-1: footnote:[Les requins voyagent seules. Traduction : Cultivez votre individualité. (Ce n’est pas le cas. La requin de récif à pointes Noires, par exemple, est très sociale ; elle trouve la sécurité dans le nombre. La communauté est la stratégie la plus forte).] deux-2: footnote:[Les requins sont puissantes et efficaces parce qu’elles se cachent. Traduction : Personne ne vous aimera si vous montrez tout ce que vous êtes. (Ce n’est pas le cas. Par exemple, les requins de récif à pointes Noires sautent hors de l’eau et se retournent dans les airs quatre fois, même lorsqu’elles chassent. Vous êtes redoutables, sous tous les angles.)] deux-3: footnote:[Les requins passent plus de temps à aiguiser leurs dents qu’à ouvrir leurs branchies. (Vous avez besoin d’une traduction ici ? Respirez).] deux-4: footnote:[#docjosephriseinpower] deux-5: footnote:[#nomammalsupremacy #oceaniclove #realsharkfriendsdroppingknowledge. Et pour plus d’informations sur la force transformatrice queer de la famille requin, allez donc voir ma·on ami·e très révéré·e Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha et son Femme Shark Manifesto! (https://brownstargirl.org/femme-shark-manifesto/). Et par la même occasion : tout mon amour au divin Bull Shark Manifesto de Qwo-Li Driskill !]

deux

respire

La respiration est une pratique de la présence. L’une des caractéristiques physiques qui nous rapprochent des mammifères marines est le fait que nous assimilons l’air de la même manière. Bien qu’elles passent la plupart ou la totalité de leur temps dans l’eau, elles n’ont pas de branchies. Nous aussi, sur terre, nous naviguons souvent dans des contextes où il peut nous sembler impossible de respirer. Pourtant, c’est ce que nous faisons. Les adaptations que les mammifères marines ont réalisées en matière de respiration sont peut-être pour nous parmi les plus pertinentes à observer, non seulement pour notre survie dans une atmosphère que nous avons polluée et sur une planète où nous avons provoqué la montée des océans, mais aussi pour notre vie consciente, et pour notre relation attentive les un·es aux autres.

Cette section propose des méditations sur les différentes manières dont les narvals, les bélugas et les baleines boréales respirent dans l’Arctique, sur la manière dont les bébés phoques apprennent à redéfinir leur respiration au cours de leur enfance, sur la relation entre la baleine Noire de l’Atlantique Nord — une espèce menacée — et mes ancêtres Shinnecock et esclaves, et se conclut par la visite surprise d’une requin de récif Blacktip. Une occasion de nous pencher sur ce qui bloque nos voies respiratoires et sur les enjeux d’une société qui n’hésite pas à couper nos souffles pour augmenter ses profits. Puisse notre respiration s’ouvrir à la possibilité de la paix.

Il y a plus d’une façon de respirer dans l’Arctique. Demandez donc aux narvals, aux bélugas et aux baleines boréales.

Les bélugas changent de forme. Elles ont évolué pour ressembler à la glace elle-même et se rassemblent dans les estuaires peu profonds, en chantant.

Les narvals restent dans les eaux plus profondes, plus près de la banquise. Elles se sont fait pousser une corne pour la percer et changent de couleur au cours de leurs vies. Elles n’ont pas besoin d’autres dents. Leur corne unique leur suffit.

La baleine boréale dit que plus c’est gros, mieux c’est. Et elle se déplace seule. Assez forte pour briser la glace avec son crâne, assez ancienne pour se souvenir de ce qui s’est passé avant toute chose. Elle ne cesse de grandir.

Et toi ? Il est peut-être temps de te rappeler qu’il y a plus d’une façon de respirer dans les profondeurs glacées et dans la chaleur de l’été. De remercier tes ancêtres pour la façon dont tu as évolué en présence des ourses polaires, des harpons et d’autres menaces. De réfléchir à ce que tu veux changer, comment tu veux grandir, ce dont tu as besoin de te souvenir.

Et moi ? C’est toujours toi que j’ai aimé·e, pas les élégances de tes stratégies. Je t’aimerai toujours, même si tu es maintenant plus grand·e. Je t’aimerai davantage, que le temps passe ou qu’il remonte son cours. Que la glace fonde ou que l’eau gèle à nouveau. Que ton prochain mouvement soit de protection, de percée, de transformation ; quel qu’il soit. Il y a au moins trois façons de t’aimer : comme tu étais, comme tu es, comme tu seras. Je t’aime. Cela veut dire que je choisis de faire les trois.

Le bébé phoque de Weddell n’a pas encore développé ses nageoires. Elle est maladroite. Elle ne veut pas nager. Elle ne sait pas qu’elle peut respirer sous l’eau. Personne ne lui a parlé de la grande capacité d’oxygénation de son sang. Elle ne sait pas que le lait de sa mère est l’un des plus riches en matières grasses au monde. Mammifère la plus australe de la planète, elle ne sait pas les profondeurs dont elle est capable. Mais sa mère, elle, le sait.

La mère phoque de Weddell pousse son bébé dans l’eau contre sa volonté. Elle force la tête de son enfant à entrer dans l’eau pendant que le bébé tousse, crache, se débat et se tortille. Elle sait que pour son enfant, tout est nouveau. Elle sait que son bébé ne sait pas qu’elle peut respirer sous l’eau. Jusqu’au jour où elle le fait. Et alors tout change. Quand le sevrage sera terminé, elle sera capable de plonger à plus de 750 mètres sous l’eau. Y rester pendant une heure si elle le veut. Elle pourra trouver un minuscule trou qu’elle aura elle-même creusé pour respirer après avoir nagé douze kilomètres. Elle pourra se déplacer avec grâce entre les mondes gelés et liquides. Mais pour l’instant, elle ne le sait pas encore.

Suis-je la seule ici en train d’apprendre ma leçon, à tousser, à bafouiller, à lutter pour rester celle que je pensais être, ignorant ce que l’évolution a déjà écrit en moi ? J’ai l’impression de ne pas être à la hauteur, mais en définitive, qu’est-ce que j’en sais ?

L’amour vache de la mère phoque de Weddell nous enseigne une leçon précieuse sur la différence entre la douceur et la nécessité. Entre ce qui a été et ce qui pourrait être. Et je suis reconnaissante envers toutes mes mères, biologiques, choisi·es ou ancestral·es, mammifères ou autres (comme la serpent à tête de cuivre que j’ai rencontré·e hier soir), qui m’ont poussée à connaître mes capacités, à faire confiance à mes poumons au-delà de ce que je me croyais capable. Qui m’ont poussée à respirer comme je ne l’avais jamais fait auparavant. À faire connaissance avec mon sang d’une manière qui m’était inconnue.

En grandissant, la phoque de Weddell perd sa fourrure et devient plus mince. Elle se sentira bientôt chez elle dans l’océan qu’elle cherchait à fuir. Elle verra et ressentira des choses qu’aucune autre mammifère n’a ressenties. Mais pour l’instant, elle tousse, crache et s’accroche à ce qu’elle a connu. Elle a l’impression de se noyer, mais elle se retrouve pour la première fois.

Amour à toutes mes parent·es et à l’univers dans lequel i·elles m’ont poussée et qui a bien ri de moi. Merci à cell·eux d’entre vous qui ont déjà traversé des portails, y compris ceux qui conduisaient hors de cette vie. Nous pouvons nous déplacer entre les mondes. Merci à cell·eux d’entre vous qui vivent et évoluent, la vulnérabilité de votre nouveauté est un exemple pour nous tous·tes. Merci à cell·eux qui me demandent des comptes, qui attendent de moi que je devienne ce que je dois devenir. Merci d’ignorer les mensonges que je me raconte sur moi-même. Même dans ma résistance, je vous suis reconnaissante à tous·tes. Pour l’amour que vous m’enseignez, profond, Noir et plein. Pour la tendresse, la poussée et l’exemple. Ce que tu as appris en faisant face à ta propre mort. Ce que tu as appris dans ta noyade, c’est mon souffle18.

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À la seconde où j’ai posé le pied sur la plage de Bridgehampton, une baleine a fait surface et a expiré. De là où je me trouvais, sur les terres colonisées et sacrées des Shinnecock, je ne pouvais pas voir s’il s’agissait d’une rorqual commune ou d’une baleine à bosse, mais dans mon cœur, je pensais que peut-être, juste peut-être, il s’agissait d’une baleine franche de l’Atlantique Nord. La baleine franche, la baleine la plus rare de l’océan, chassée presque jusqu’à l’extinction pour alimenter (littéralement) le projet colonial. Lard et lumière.

Avant, on pouvait s’attendre à ce qu’une baleine franche fasse retentir son souffle pendant une bonne centaine d’années. Maintenant ces choses-là ne se produisent plus. Les baleines franches vivent rarement plus de cinq ans sans que les hélices des bateaux ne leur infligent des cicatrices, sans que que les cordages emmêlés des bateaux commerciaux ne les blessent. Or rien de tout cela n’est nécessaire. Les bateaux pourraient modifier ou ralentir leur trajectoire assez facilement. Vous savez ce qui est nécessaire ? La respiration. La leur plus que la nôtre, à vrai dire. Hier, j’ai appris que la respiration des baleines est aussi cruciale pour notre propre respiration et pour le cycle du carbone sur la planète que le sont les forêts à travers le monde. Selon les chercheur·ses, si les baleines retrouvaient leur population d’avant la chasse commerciale, leur gigantesque respiration stockerait autant de carbone que 110 000 hectares de forêt, soit une forêt de la taille du parc national de Rocky Mountain.

Les Shinnecock, maintenant et depuis toujours — y compris certain·es de mes ancêtres — entretiennent une relation sacrée avec la baleine Noire de l’Atlantique Nord. Une écoute qui s’étend sur des siècles. Autrefois, une baleine franche qui s’échouait, c’était une offrande pour la communauté tout entière. Nourriture et lumière. Un abri et de la chaleur. Mais ce jour-là, sur le rivage, la baleine échouée était la première qu’on y voyait depuis soixante ans. « Est-ce vous qui les avez appelées par vos textes ? », m’a demandé, en ligne, la poétesse Kathy Engel.

Oui. Je t’appelle depuis toujours. Avec mon sang et avec mon souffle. Je me souviens de ce que tu nous as donné, c’est-à-dire tout. Tu nous as donné la lumière, la maison et tu nous a offert les un·es aux autres. L’amour, la chaleur et nous-mêmes. Si je respire, je chante ton nom. Je ne peux respirer que grâce à toi. Te reste-t-il un siècle de souffle ? Et si non, que me reste-t-il ?

La maison est légère, mais la perte est lourde. Et je ne peux pas vivre sans toi. Pourquoi voudrais-je vivre sans toi ? Intendante des siècles, transformatrice de l’air, j’attends toujours ton message et ta mission. Dans la dette et la gratitude, dans la confiance et la marée. Je te vois. Je t’entends. Je sais. Je dédie ma respiration à la profondeur que tu as enseignée. Que tu enseignes encore.

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« Bienvenue. »

C’est ce qu’a dit la toute jeune requin de récif à pointe Noire qui s’est approchée du rivage et m’a accompagnée pendant le reste de ma promenade.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? », ai-je demandé en retour. « Tout le monde sait que j’écris sur les mammifères marines, pas sur les requins. Et puis d’abord, est-ce qu’on est sur ton territoire ici ? »

La requin prit alors une profonde inspiration sous l’eau. J’étais jalouse. Peut-être que j’ai besoin de branchies finalement, ai-je pensé. Mais je ne l’ai pas dit…

« Tout d’abord, dit-elle, ce n’est pas une façon d’accueillir une requin requiem. Tu sais qui sont mes cousines ? » Bon point. Les requins tigres. Et elles… elles sont parmi les plus méchantes. Mais à la façon dont elle a roulé ses yeux, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas vraiment là d’une menace. Mon hypothèse était-elle fausse ?

« Tout mon respect », ai-je enfin dit.

« Pardon ? Je n’ai pas entendu. Les gens sur leurs surfs font du bruit. Tu sais que mes oreilles sont encastrées… »

« TOUT MON RESPECT ! ai-je répété. Tout mon respect, requin à la couleur du sable qui dès sa naissance, entière à elle-même, sait respirer sous l’eau. Gardienne du récif avec tes belles arêtes Noires. Génie brune du braconnage, courageuse même comparée aux autres requins. Quand tu te montres, c’est toujours un cadeau pour le ciel. Que tu te montres à moi, c’est plus que ce que l’on pouvait espérer. Je suis à ton service. J’ai une dette envers toi. Que puis-je offrir ? »

« D’accord. C’est mieux comme ça. Puisses-tu bientôt dépasser ces limites qui ne font rien pour te protéger. Et transmets aussi ce message… Vous êtes les bienvenu·es. »

*

Trois mensonges sur les requins que les êtres humains ont utilisés pour justifier leur propre violence, leur propre aliénation et que les requins ne toléreront plus :

  1. Les requins voyagent seules. Traduction : Cultivez votre individualité. (Ce n’est pas le cas. La requin de récif à pointes Noires, par exemple, est très sociale ; elle trouve la sécurité dans le nombre. La communauté est la stratégie la plus forte)

  2. Les requins sont puissantes et efficaces parce qu’elles se cachent. Traduction : Personne ne vous aimera si vous montrez tout ce que vous êtes. (Ce n’est pas le cas. Par exemple, les requins de récif à pointes Noires sautent hors de l’eau et se retournent dans les airs quatre fois, même lorsqu’elles chassent. Vous êtes redoutables, sous tous les angles.)

  3. Les requins passent plus de temps à aiguiser leurs dents qu’à ouvrir leurs branchies. (Vous avez besoin d’une traduction ici ? Respirez).

*

Et un addendum de ma part.

Quand même les requins vous disent de donner une chance à la paix, vous savez que quelque chose doit changer. Et voici certaines choses auxquelles je suis prête à renoncer, une offrande pour notre évolution : l’acuité qu’il y a à savoir qui je suis, les armes dont j’ai rempli ma bouche à dessein, toutes ces fois où je n’ai montré que le bout de mon nez alors que vous aviez besoin de moi toute entière, les mensonges que j’ai laissés vivre en mon nom, les façons dont j’ai dévalorisé ma respiration.

J’aime chacun·e d’entre vous pour avoir étiré vos cartilages et ouvert vos branchies. Merci de vous souvenir de l’ancienne règle des cycles que les requins continuent de protéger. Et quelle fête c’est, quand nous réalisons que notre survie ne doit pas faire de nous des monstres. Quand nous nous pardonnons d’avoir déchiqueté ce qui n’aurait jamais pu nous blesser. Quand nous évoluons dans notre mission de courageux·ses gardien·nes de la vulnérabilité. Nous nous sommes émerveillé·es du tranchant de nos dents, nous avons glorifié les extrêmes de l’aliénation. Nous avons fétichisé exactement ce que nous craignions. Et maintenant nous sommes ici pour remarquer le miracle qui était là depuis le début. Les branchies, c’est-à-dire : la perméabilité de la force. Les branchies, c’est-à-dire : la façon dont toute la vie coule à travers toi. Ta respiration. C’est de ta respiration dont nous avons besoin19.

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trois-1: footnote:[#mariellepresente] trois-2: footnote:[Voir de nombreux articles, y compris Stephanie Pappas, « Mama Dolphins Sing to their Babies in the Womb », inLiveScience, 9 août 2016.] trois-3: footnote:[Thomas P. Dohl, Kenneth S. Norris et Ingrid Kang, « A Porpoise Hybrid: Tursiops × Steno », Journal of Mammalogy, Vol. 55, n° 1, février 1974.] trois-4: footnote:[https://www.keikoconservation.com/post/kamoana-s-death-marks-140-dolphins-that-have-died-in-sea-life-park-s-care] trois-5: footnote:[https://www.sealifeparkhawaii.com/ NdT : Le « lūʻau » est une fête traditionnelle hawaïenne.] trois-6: footnote:[#nomorebackrooms #disabilityjusticenow #freeallmammals #abolitionnow6. « Orcas are Majestic, Emotional Beings Who Have Children », Psychology Today, 18 juillet 2019.]

trois

souviens-toi

De quoi nous souvenons-nous et de quoi perdons-nous la mémoire ? Comment nommer et catégoriser ce que nous pouvons à peine observer ? Dans quel but ? Pour quels résultats ? Par exemple, de toutes les mammifères marines, il n’en y a qu’une dont le nom indigène soit utilisé par la communauté scientifique dominante. Ou encore : tout le long de la route de la traite transatlantique qui a transporté d’innombrables cargaisons de captives humaines, il y a des dauphins hybrides que les scientifiques prétendent impossibles et qui défient toutes les lois des espèces. Ou encore : il y a aujourd’hui une bataille juridique pour le nom de domaine « amazon », bataille dans laquelle une énorme entreprise a plus de poids que l’ancienne forêt tropicale, une région entière de la planète.

De quoi avons-nous besoin de nous souvenir pour résister à l’oubli encouragé par la culture de la consommation et son temps linéaire ? De quoi pouvons-nous nous souvenir qui nous entourera d’océans d’histoire et de potentiels ? Comment nous souvenir ?

Il y a fort fort longtemps, je pensais que le nom « Amazone » appartenait aux lesbiennes Noires. Puis j’ai appris que l’Amazonie était un lieu bien précis, et qu’elle faisait l’objet d’histoires rapportées dans le monde entier par des colons effrayé·es par la férocité des peuples qui s’y rencontraient et qui ne se conformaient pas à leurs idées sur le genre et sur le rapport à la terre. J’ai continué à me délecter de ce mot. Et à m’identifier à lui.

Au moment où j’écris ces lignes, le géant de la vente au détail qui n’a même pas besoin d’être nommé est peut-être sur le point de gagner un procès pour le nom de domaine « amazon ». Un procès contre la forêt tropicale elle-même. Toute la région géographique. N’a-t-il pas fallu attendre 2018 pour que la Colombie reconnaisse ses droits à la forêt tropicale ?

Et devinez quoi : la seule dauphin — et, je crois, la seule mammifère marine tout court — qui ait réussi à conserver son nom indigène vit en Amazonie. Tuxuci, de son nom en langue tupi, a gardé son titre à travers toute l’histoire de la colonisation, alors que la plupart des autres mammifères marines, au pire, portent le nom d’un colon, et au mieux, sont affublées d’un nom-description insipide dans l’une ou l’autre des langues occidentales. C’est un miracle. Nous disons son nom.

C’est ma prière. Que tous·tes cell·eux qui cherchent à te mentionner soient appelé·es à apprendre la langue de cell·eux qui t’ont aimée en premier. Puisse-t-on étudier le rose de ta peau. Puisses-tu te connaître, riveraine et côtière. Puisse-t-on goûter l’eau douce et l’eau salée et savoir ce que toi seule peux savoir. Puisse-t-on vivre à l’embouchure du fleuve, lieu de rencontre des marées, et que toutes les bénédictions coulent à travers toi.

Je t’aime, impossible dauphin, la plus silencieuse du fleuve, qui respire près de la surface. Je suis reconnaissante pour ce dont tu te souviens même si tu ne le dis jamais. Et je garde ton nom dans ma bouche comme un fleuve intérieur, comme cet amour qui coule toujours. Je garde ton nom dans ma bouche tous les jours. Toute la journée20.

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En 2016, des rapports ont circulé apportant la preuve que les mères dauphins, quand elles portent des bébés dans leurs utérus, chantent pour elles. Elles continuent de chanter quelques semaines après l’accouchement, le temps que les nouvelles-nées puissent apprendre à reconnaître leurs noms. Qui plus est, d’après le rapport, le reste du groupe fait de la place pour cet apprentissage : chacune tait les sons qu’elle émet habituellement pour que les jeunes dauphins puissent apprendre21.

Plusieurs proches m’ont envoyé des articles qui relatent ces informations. Et pour moi, à qui la mère chantait et parlait constamment avant ma naissance, ces informations ont une résonance particulière. Fait intéressant : ce nouveau champ de recherche a été rendu public, selon ces articles, non pas à l’occasion d’une réunion de biologistes marin·es, mais lors d’une réunion de l’Association États-Unienne de Psychologie, à Denver en août 2016. L’article ne mentionne pas l’espèce de dauphin dont il s’agit. Il est vrai qu’on aimerait que l’information puisse être généralisée. En tant que mammifères, quelle satisfaction cela serait de se savoir participer nous aussi à cette pratique de chant mère-enfant, à cette écoute communautaire. De se savoir tenu·es. De se savoir nommé·es.

Tenu·es, contenu·es, porté·es. Après une plongée en profondeur, comme j’en fais souvent, j’ai appris que les observations qui ont mené à cette idée d’un chant mère-enfant dans l’utérus ont été faites dans un contexte spécifique. La captivité. Une mère dauphin qui a accouché au parc animalier Six Flags Discovery Kingdom. D’après les photos, je dirais qu’il s’agit d’une grande dauphin, mais le site web ne mentionne pas l’espèce. Ce qui m’importe, c’est que cette pratique du chant, de l’écoute commune, a été observée non pas en pleine mer mais dans l’enceinte confinée d’une naissance en captivité. Je pense à Debbie Africa, qui a accouché en secret alors qu’elle était emprisonnée et à la façon dont les autres prisonnières ont produit des sons pour protéger son accouchement. Pendant plusieurs jours, elles les ont protégé·es afin qu’elle et le bébé puissent ne pas être détecté·es par les gardes, afin qu’elles puissent passer, ensemble, ce temps précieux. Je pense aussi à Assata Shakur, qui a réussi à concevoir et à donner naissance à sa fille alors qu’elle était prisonnière politique, le plus souvent contrainte à l’isolement. À comment elle a écouté sa fille en colère et les rêves de sa grand-mère quand on lui a dit qu’elle pouvait être libre. Qu’elles pouvaient être ensemble. Et à comment une communauté de combattant·es de la liberté a permis à ce rêve de se réaliser.

Je pense à la naissance en captivité, qui est un événement quotidien dans les États-Unis d’Amérique. Aux États-Unis, l’État enchaîne les prisonnières qui accouchent et leur retire leurs enfants presque immédiatement. Que chantent-i·elles à leurs enfants au-dedans de leur utérus ? Je pense aux enfants des demandeur·ses d’asile séparé·es de leurs parent·es dans des cages à la frontière. Comment un chœur de chagrin et de perte se développe-t-il pour partager les informations cruciales dont ces enfants ont besoin ? Comment les plus de cinq millions d’enfants aux États-Unis dont les parent·es sont en prison, comment les enfants innombrables dans des cages aux frontières, sont-i·elles tenu·es, contenu·es, porté·es ? Comment sont-i·elles nommé·es ?

Et je pense à toi et à ce dont tu te souviens. À ce que tu gardes près de toi, aussi longtemps que tu le peux. Je pense à la répétition et au code, en ces temps où nous donnons la priorité à la communication, et j’essaye de comprendre pourquoi. Et je pense à la façon dont nous apprenons nos noms dans cette pagaille. Et je pense au besoin qui nous pousse à généraliser et à identifier. À devenir spécifiques et à devenir vagues. Je pense à la mère dauphin et à ce qu’elle avait besoin de dire. Son nom à elle, sa manière à elle de dire son nom. Que peut-on dire d’autre quand on est sous surveillance ?

Et si c’était moi. Et si c’était vous. Je le dirais, moi aussi, comme je peux, dans le temps trop court, dans l’urgence aiguë de le dire. Je dirais : souviens-toi de ce sentiment, il y a quelque chose qui s’appelle l’amour. Je dirais : souviens-toi qu’il existe une chose appelée liberté, même si tu ne peux pas la voir. Il y a moi qui t’appelle, dans un monde que je ne contrôle pas. Il existe une chose appelée liberté, et maintenant, tu sais comment l’appeler. Même ici, dans les réseaux qui nous enserrent, ici dans la cale, souviens-toi, souviens-toi. Tu es. Je te tiens, je te portes. Tu as un nom.

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Avez-vous entendu parler de Clymène ? C’est un nom très répandu dans la mythologie grecque (et aussi, apparemment, dans le commerce des extensions capillaires et des perruques). Mais Clymène, c’est aussi le nom d’une dauphin qui occupe une place de premier ordre dans l’esprit des biologistes marin·es qui s’intéressent à l’hybridité.

Qui est-elle ? Une dauphin qui a échappé aux archives : elle n’a été reconnue comme une espèce à part entière qu’en 1981. Mal décrite lorsque les Européen·nes l’ont aperçue pour la première fois dans les années 1800, on a estimé qu’il s’agissait d’une fausse identification. Quelle est son aire de répartition ? La forme et la trajectoire de la traite transatlantique des esclaves, de l’Afrique de l’Ouest aux Caraïbes et à l’Amérique du Nord et du Sud. Sa taille ? À peu près la taille d’une personne qu’on a enlevée à sa terre. Son poids ? À peu près le poids d’une personne qu’on a enlevée à sa terre.

La dauphin Clymène se déplace par révolutions, comme la dauphin à long bec. Elle a une cape Noire, comme la dauphin rayée. D’où vient-elle ? Ses origines sont difficiles à cerner. Des tests génétiques effectués sur sa peau il y a environ cinq ans au Portugal ont révélé qu’on pouvait obtenir différents résultats selon la façon dont on effectuait les mesures. Une peau quantique ? Des gènes à particules ?

Lorsqu’on a réalisé des tests en génétique nucléaire, il est apparu que la dauphin Clymène était étroitement liée à la dauphin à long bec, mais lorsqu’on a testé l’ADN mitochondrial (qui retrace uniquement la lignée maternelle), on a découvert que la Clymène était étroitement liée à la dauphin rayée. Que s’est-il passé ?

La théorie actuelle veut que Clymène appartienne aux deux lignées. Elle est une hybride de la dauphin à long bec et de la dauphin rayée ; elle pourrait donc être la dauphin à avoir évolué le plus récemment. Et alors que d’habitude, une forme hybride doit être isolée de l’espèce parente pour conserver ses caractéristiques distinctes, Clymène aurait réussi à évoluer sans cesser de nager aux côtés des groupes de dauphins rayées et de dauphins à long bec. Malgré cette proximité, Clymène n’aurait donc cessé de donner naissance à Clymène, encore et encore. Ses révolutions. Sa cape Noire. Parfois tu as besoin des deux. Ses virages en tire-bouchon, ses lèvres Noires, filant de l’Afrique de l’Ouest au Nouveau Monde, cachée à la vue de tous·tes, pendant des siècles.

Mon grand-père m’a dit un jour qu’il s’identifiait à Atlas, fils de Clymène, nymphe océanide mythique. Le ciel sur ses épaules. Chargé. Fort. Les autres jeunes d’Anguilla avaient l’habitude de l’appeler « Le Monde » et c’est peut-être là le secret de l’énigme. Si Atlas se tenait au bord du monde et soutenait les cieux pour que la Terre ne se brise pas, qu’est-ce que mon grand-père avait trouvé au bord de lui-même qui était si lourd ou céleste ou étoilé ? Qu’a-t-il appris de sa mère, petite-fille de naufragé·es, sur le bord ou à la fin du monde ? Ici, sur un bord particulier de la mer des Caraïbes, sur une courbe le long des côtes d’Anguilla qu’on appelle « la Baie du Rendez-vous », sur un ancien site de cérémonie Arawak géré par ma famille d’origine (parfois avec grâce) depuis un demi-siècle, mon grand-père m’a appris à flotter sur le dos. Il m’a dit de regarder le ciel. C’est ici que je viens encore le chercher. Ce ciel est l’endroit où je le vois dans mes rêves. J’apprends encore à croire que quelque chose peut me tenir.

Mon mode par défaut, comme le sien, est : forte et lourdement chargée.

Atlas, Titan, fils de l’océanide Clymène, père de Calypso, est un référent intéressant pour un jeune homme sur une petite île. En 2019, le Junior King of Calypso, Super Mario, a remporté le concours annuel avec une chanson sur la jeunesse délaissée d’Anguilla, qui gravitait autour de la question : « Qui veille sur moi ? » Je suppose que Super Mario, le plombier héroïque, frère immigré italien, est aussi un référent intéressant. Je pense que mon grand-père, qui a grandi en tant qu’enfant dit « illégitime », qui portait des vêtements que sa mère confectionnait avec des sacs de farine, pourrait probablement s’identifier à lui. Jusqu’à quel point devons-nous être fort·es ? Est-ce que cela a à voir avec le degré de traçabilité de nos origines ?

Parfois, j’ai besoin des deux. Ma propre force mystérieuse et ma génétique quantique, une cape et des révolutions, des vrilles et des rayures. Parfois, j’ai besoin des deux pour être forte et pour me sentir portée. Et si c’était en se faisant monde que le monde avait fait du ciel le ciel ? Et si le ciel se précipitait dans toutes les directions pour nous rencontrer ici et nous connecter à tout ? Et si l’océan assurait mes arrières ? Est-ce que je pourrais lui faire confiance ?

Et qui es-tu vraiment, Clymène transatlantique ? Et qu’est-ce qui t’a fait naître, au bout du monde, dans la tempête de l’esclavage, sur le bord du bateau ? Quelle est la magie de ton tournoiement et de ta cape, la révolution inouïe et constante de tes gènes ? Ton voyage accompagné et masqué.

Qu’as-tu trouvé au bord de toi-même ? Oh. Oui. Maintenant je le vois.

Le ciel.

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Ce qui m’a frappée en premier, c’est cette phrase : « Certaines captives ont acquis la réputation d’apprendre vite et de faire preuve de créativité. » Cell·eux qui ont écrit ces lignes parlaient de la vie en océanarium des dauphins à bec étroit (Steno bredanensis), mais quand je les ai lues, j’ai cru qu’on parlait de toi. Et de moi. Et de tous·tes nos ami·es qui, dans leur brillance et leur éclat, ont dû apprendre très vite à se débrouiller ici, en captivité.

J’ai continué à lire. « Au Sea Life Park de Hawaii, une mère dauphin à bec étroit et un père dauphin à bec commun ont produit un petit qui a vécu quatre ans. » La durée de vie de cette dauphin aurait dû être de trente-deux ans. Que s’est-il passé ? J’ai fait des recherches sur le Sea Life Park, un parc aquatique particulièrement fier de ses hybrides. Le Sea Life Park annonce sur son site web, en ce moment même, qu’on peut y nager avec une « dauphinleine ». Il y est dit qu’on y enseigne la génétique aux enfants en se servant d’une créature spéciale, moitié grande dauphin, moitié fausse orque ; ou est-ce une baleine-pilote, ou bien est-ce… ? 140 dauphins sont mortes en captivité au Sea Life Park. Celles qui sont hybrides sont marquées comme « DAUPHIN OU MARSOUIN NON IDENTIFIÉ » en lettres capitales, comme ça. Puis, dans les bulletins de décès, aucune cause de mort n’est indiquée de manière définitive. Mais j’ai creusé et creusé, comme morbidement ensorcelée, et j’ai fini par trouvé la jeune hybride qui n’avait vécu que quatre ans. Selon son acte de décès, elle n’avait pas d’autre nom que « HYBRID STENO MAMO » en lettres capitales, comme ça.

En 1974, la Revue de Mammalogie a consacré un article à cette dauphin captive et à son histoire tragique22. Sa mère, née dans l’océan, avait été capturée en 1969, alors qu’elle était enceinte. Peu après son arrivée au Sea Life, elle avait fait une fausse couche. Comment l’a-t-on appelée ? Makalani, l’œil du ciel. Dieu regarde. Au moment où elle est retombée enceinte, elle était captive dans un bassin avec deux grandes dauphins mâles. L’article ne parle pas de programme de reproduction, mais se réfère plutôt à une sorte de crise du logement aquatique, mais qui sait. Trois mois avant qu’elle ne donne naissance, on l’a placée dans un autre bassin avec deux dauphins femelles de la même espèce. Elle a donné naissance vers 16 heures, le 4 octobre 1971. Des scientifiques ont été autorisé·es à venir dans l’établissement, mais on ne leur a pas permis de mesurer la nouvelle-née, ni quoi que ce soit d’autre. Si cette dauphin survivait, elle ne serait pas seulement une hybride de deux espèces de dauphins différentes, elle serait une hybride de ce que les scientifiques avaient défini comme deux familles de dauphins distinctes. Une grosse affaire. Une petite dauphin. Femelle, montrant des signes des deux espèces, nageant perpétuellement dans le sens des aiguilles d’une montre autour de sa mère. Les autres dauphins femelles avec elle ont aidé la mère à se libérer de son cordon ombilical.

En tant que mère, Makalani était très protectrice. Elle aurait mis une gifle à un·e dresseur·se qui essayait de déplacer la jeune dauphin. Attaqué une autre personne qui essayait de toucher le bébé. En Égypte, le nom Makalani signifie « elle sait ». Que savait-elle ? Les scientifiques ont observé et nommé la nouvelle-née en fonction de son talent à suivre sa mère. I·Els l’ont désignée comme une « enfant précoce ». Après plusieurs mois d’observation, les scientifiques ont fini par estimer que tous les indicateurs étaient favorables. La jeune dauphin était intelligente, bien portante et bien protégée. Un jour, elle serait une vedette du Sea Life Park. Dans leur article, i·elles suggèrent que son existence pourrait être la preuve que ces deux familles de dauphins n’en forment en réalité qu’une. Quelle victoire pour l’unité, la conservation et l’éducation des dauphins ! Leur article est, aujourd’hui encore, cité dans les études sur l’hybridité chez les dauphins.

Mais si l’on en croit les actes de décès, l’enfant précoce est morte en 1975, à l’âge de quatre ans. S’appelait-elle Mamo ? À l’entrée « cause de la mort », la case est laissée vide. Lorsqu’elles sont listées, les autres causes de décès au Sea Life sont inquiétantes : intoxication alimentaire, malnutrition, hémorragie cérébrale, fausses couches multiples, tuée par une autre dauphin. Mais on n’a donné aucune cause de mort pour cette dauphin-là. Qu’est-ce qui serait suffisamment incriminant pour que cet établissement refuse de le mentionner ? Il ne nous reste que la fabulation. Le registre des décès dit que Makalani est morte deux ans plus tôt. Est-ce la perte de sa mère alors qu’elle n’était âgée que de deux ans qui l’a tuée ? A-t-on séparé les deux dauphins — mère et enfant — et essayé de faire se reproduire la mère ? Les actions de Makalani contre les dresseur·ses pour protéger son enfant étaient-elles trop perturbantes pour le mode de vie du Sea Life ? Était-ce un problème de logement, un problème d’alimentation, une fonction imprévisible chez une dauphin dont on n’avait jamais observé l’existence auparavant en captivité ?

Keiko Conservation, l’organisme qui a republié les dossiers de décès en ligne, affirme que le Sea Life Park devrait être fermé23. Aujourd’hui encore, le site web du Sea Life Park indique qu’on peut y nager en compagnie de dauphins hybrides et dîner en famille à l’occasion d’un authentique luau nocturne24. On ne dit rien sur une hybride autrefois célèbre qui n’a vécu que quatre ans. On ne dit rien de sa mère qui est morte quatre ans après sa capture. Rien non plus sur leur site web au sujet des dizaines de dauphins à long bec, de grandes dauphins, d’otaries et de phoques qui sont mortes sous leur garde au cours de leurs quarante années d’existence. Certain·es scientifiques, cell·eux qui dépendent de la captivité des dauphins et des baleines pour leurs recherches, protestent contre l’utilisation de ce qu’i·elles appellent des termes biaisés comme « émotion », « majesté », « enfance », « cellules d’isolement »25. Parce qu’on peut penser à ces animaux comme à des personnes, vous savez : comme à des parent·es, comme à des personnes en prison, comme à des proches, comme à des ami·es.

Est-ce que ce serait mal ? Je suis liée à toutes les mammifères marines. Je suis liée à tous·tes cell·eux qui vivent en captivité. Et j’écris cela en l’honneur de mon arrière-grand-mère Edith, qui n’est pas la seule femme de notre lignée à être morte en captivité dans un asile. On dit qu’elle est morte d’un cœur brisé par la mort de son jeune fils, mon grand-oncle, un enfant handicapé dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’à ce que je trouve son nom dans un vieux bulletin de recensement et que je pose la question. Lui aussi, il est mort en captivité, après que mon arrière-grand-mère Edith ait succombé aux pressions de sa communauté et surtout de mon arrière-grand-père (dont le petit John Gibbs porte le nom) pour le placer en institution. Il y est mort. En captivité. Dans les premières vingt-quatre heures. Dans cette institution-là non plus, on ne mentionne pas la cause de la mort.

Les captives apprennent vite et font preuve de créativité, et si elles ne le font pas, hé bien… J’écris cela pour mon arrière-grand-mère Edith. L’artiste. L’œil du ciel. En l’honneur de ce qu’elle savait, même si elle ne pouvait pas le mettre en pratique. Je l’honore pour ce qu’elle est. Créatrice de l’univers, source de tout amour. Protectrice contrariée d’un enfant comme personne n’en avait vu auparavant. Son amour n’a jamais cessé. Son amour vit en ce moment même. Ici, dans ma respiration. Je nage autour d’elle dans le sens des aiguilles d’une montre. Je lui montre comment son amour a survécu tout ce temps, dans tous·tes cell·eux qui apprennent vite et qui créent et qui crient ici, en captivité. Je tourne et tourne autour de son nom. J’écris cela pour mon grand-oncle John Gibbs, l’oublié. Le rappelé. La preuve que ce qui était appelé famille n’était pas une famille. J’écris avec un témoin, qui m’assure qu’il n’est pas trop tard pour créer des structures de soins qui honorent son existence. J’écris pour désapprendre à cacher et à avoir honte.

Ce que j’ai besoin de dire, c’est que tu es. Les murs autour de ta vie, le silence autour de ta mort et le langage qu’on utilise pour te dire, tous travaillent à t’effacer et à t’éloigner de moi, mais ils ne sont pas plus forts que le deuil que je porte, parce que mon deuil est alimenté par l’amour et, parce que je te revendique, tu es ma famille. Car je reviens, à la recherche de tous les noms que je n’ai jamais connus depuis que tu nous as été dérobé·e. Et je ne suis jamais loin de toi. Je suis créatrice et création. Ici même, la source de tout amour. J’efface les mensonges sur toi avec mes poumons et mes larmes, mes cercles et mes gifles. Œil du ciel. Tu regardes. Et je ne sais pas tout, mais pourtant, je saispass:c,q[footnote:[#nomorebackrooms #disabilityjusticenow #freeallmammals #abolitionnow.

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Parfois, tu rencontres une dauphin des océans au beau milieu d’un fleuve. Un jour, debout sur un quai du fleuve Combahee, à la recherche de Harriet Tubman (c’était le 149e anniversaire de son insurrection), ma·on partenaire Sangodare et moi avons aperçu trois grandes dauphins de l’Atlantique. Message reçu. Un an plus tard, nous sommes revenu·es avec un groupe de vingt-et-une féministes Noires pour honorer ensemble le 150e anniversaire de l’assaut du fleuve Combahee, un des « Pèlerinages du Combahee » organisés par le Mobile Homecoming Project.

Des décennies plus tôt, ma grand-mère Lydia Gumbs avait elle aussi reçu un message de quelques grandes dauphins de l’Atlantique, qui lui ont inspiré la conception du drapeau révolutionnaire, du sceau et de l’insigne d’Anguilla : trois grandes dauphins nageant en cercle. Elle a coloré les dauphins en orange pour représenter l’endurance. Le cercle représentait la continuité. Bien que la révolution ait été éphémère, notre écoute continue. Ma sœur porte ce symbole en tatouage. Il demeure le principal logo et symbole d’Anguilla à ce jour.

Ce jour-là, sur le fleuve Combahee, je portais le collier en turquoise de ma grand-mère. Le soleil se couchait et les dauphins avaient effectivement l’air orange alors qu’elles nageaient en cercle sous le pont Harriet Tubman pour reprendre le large. Message de la grande dauphin. Qui nous parle à travers ses révolutions.

Je me demande ce que cela signifie pour une dauphin de l’océan que de remonter un fleuve. Le territoire de la grande dauphin s’étend sur toute la planète, sur tout l’océan, et pourtant, il lui arrive parfois de choisir d’habiter les frontières, d’habiter l’embouchure de tel ou tel fleuve, son eau saumâtre, ses rivages étroits. Pourquoi ?

Le message que je reçois aujourd’hui concerne la précision. Il concerne le fait de choisir une voie, avec toute l’infinité de mon potentiel. Et la façon dont ma grand-mère, qui a voyagé dans le monde entier, s’est engagée sur une petite île. Et la force que nous acquérons parfois en nageant à contre-courant. Et ce que le monde peut apprendre de la visibilité de notre message dans un contexte suffisamment précis pour être clair. Il me rappelle que l’eau, partout, touche l’eau.

Et pour vous tous·tes, dauphins des océans, qui vous demandez « qu’est-ce que je fais dans cette rivière pleine de boue ? », rappelez-vous pourquoi Harriet Tubman est redescendue dans le Sud. Elle n’avait pas à le faire. Elle était douée et elle aurait très bien pu se cacher. À titre individuel, elle aurait pu être libre. Vivre sans contrainte. Mais le message qu’elle voulait laisser n’était pas celui de la liberté individuelle. Le message qu’elle voulait laisser était un message éternel qui devait résonner sur toute la planète, un message pour tous les âges. Pour cela, elle devait vivre libre dans un espace non libre. C’était le seul moyen qu’elle avait pour, tous·tes, nous embarquer avec elle.

Merci, mes amours, pour le courage et la liberté que vous mettez à habiter des espaces si clairement limités. Des réalités boueuses et embrouillées. Merci d’avoir décidé non pas de faire ce que vous auriez pu faire, mais ce que vous deviez faire. Merci d’enseigner la différence entre le privilège et le courage. Entre la fuite et la transcendance. Entre la réaction et la révolution. Votre endurance inscrit dans le monde une alternative éternelle, portée par les bouteilles et les goulots, le sang et le souffle. Message honoré. Message reçu.

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Chante le chant de la narluga, nouvelle-née, ou du vieux crâne (mon âge), nouvellement nommé. Chante le chant des dents tordues de la mangeuse de fond, trois fois trahie. Bouche ouverte de la narluga qui chante, et dont Sony Hifi n’a pas enregistré le chant. On parle de la mère narval, et de ce qu’elle est allée chercher chez la béluga. Béluga est connue pour sa capacité à être n’importe quoi et à prendre n’importe quand la forme de ce qui l’entoure. Vie nouée du nom de narluga, nom hybride qui ne signifie pas grand-chose. Narluga, connue seulement par le chasseur indigène qui en a gardé le crâne sur son toit jusqu’à ce que les taxonomistes l’y prélèvent. Merveille pourtant, devant l’imaginaire de sa forme dessinée dans une brisure de glace. Merveille encore, de la chaleur de l’Arctique qui façonne la vie malgré les vents glacials. Toi, invoque le nom connu de la narluga, elle qui n’est pas narluga et que tu ne connais pas.

Mais imagine ce qui a été nécessaire, sans technologie de pointe, pour manger comme une morse dans les profondeurs, et non comme elle, au-dessus de la glace. Ou ce qu’il a fallu faire pour graviter vers la banquise et les eaux libres. Ou pour apprendre à te connaître uniquement par toi-même, ne trouvant nulle part ton image reflétée. Ou pour chanter un chant qui, certes signifie quelque chose, mais pour toi seul·e. À moins qu’une baleine boréale voisine ne se souvienne d’un chant similaire qu’elle aurait entendu il y a plusieurs siècles. Imagine ce que c’est que d’être présenté·e dans la presse sur la base d’une extrapolation, des bribes de souvenirs laissés dans l’imagination de cell·eux qui chassent les chasseresses. Ou de savoir qu’il existe des chansons comme Baby Beluga qui ne te concernent pas. Elles ne sont pas à propos de toi. Ou de savoir parfois, pendant un instant, qu’il n’y a jamais eu personne de plus magique que toi. Ou d’hériter secrètement des pouvoirs des licornes et des métamorphes dans l’obscurité froide et lumineuse des années 1980. Ou de mourir de mille morts par méconnaissance, sacrifiée à l’insistance de l’intégrité des espèces. Ce que cela fait de rester impossible tant que les espèces existent. Ou de vivre éternellement pour la même raison. Et de chanter.

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quatre-1: footnote:[Pour regarder certains classiques du yoga de Yashna qui font partie de ma vie quotidienne depuis une décennie, on peut se rendre ici : https://vimeo.com/user3944994 Pour en savoir plus sur le travail d’oracle de Sharon : https://www.datblackmermaidmanlady.com/oracle-deck Pour écouter Lana partager sa sagesse sur le podcast d’Osunfunke Omisade Burney-Scott : https://anchor.fm/decolonizingthecrone/episodes/Aperture-Leo-Season-e4spou/a-akek3a Et comme toujours, vous pouvez soutenir Michaela Harrison qui est à Bahia et respire avec les baleines : https://www.gofundme.com/f/5gyczp-whalewhispering]

quatre

pratique

Quelles sont les pratiques intergénérationnelles qui ont généré les nageoires dorsales chez certaines dauphins et chez certaines baleines ? Quelle sagesse, quelles expériences sont à l’origine de l’expansion constante de la colonne vertébrale et du manteau de graisse des baleines boréales ou des formes oblongues des dauphins d’eau douce qui ont appris à nager sur le côté ? Quels savoirs les baleines bleues possèdent-elles pour pouvoir jeûner et chanter à longueur de journée partout sur la planète ?

Je crois en la possibilité de pratiques dorsales, de pratiques stabilisantes quotidiennes. Je me consacre au développement de la colonne vertébrale et de la musculature profonde d’au moins une personne atteinte de scoliose et de sa vie tordue (moi). Nous pouvons cultiver des pratiques pour nous retrouver dans un monde en mouvement. Nous pouvons chacun·e créer une relation intentionnelle avec ce que nous absorbons et avec ce que nous rejetons. Quels sont les moyens intergénérationnels et évolutifs par lesquels nous devenons ce que nous pratiquons ? Comment pouvons-nous naviguer dans des environnements oppressifs avec des pratiques qui construiront les fondements de nos communautés, de nos résistances et de nos modes de vie pleins d’amour ? Oui. J’ai un fort désir de nageoire dorsale. Au large de la Caroline du Nord, on peut parfois voir les nageoires de Lagenorhynchusactus (actus signifie tranchant) qui fendent l’eau avec grâce et clarté. Qui ne voudrait pas être capable de cela ?

Les nageoires dorsales chez les animaux aquatiques servent une fonction stabilisatrice. Dans une eau toujours en mouvement, avoir une nageoire dorsale assure l’équilibre et l’autonomie ; elle t’offre le soutien nécessaire pour effectuer les virages rapides que tu pourrais avoir besoin de prendre. Oui. J’ai besoin d’une nageoire dorsale, pour pouvoir naviguer dans toutes les transformations qui sont requises de moi.

Comment les dauphins en sont-elles venues à avoir une nageoire dorsale ? Contrairement aux poissons, les dauphins n’ont pas la structure osseuse nécessaire au maintien d’une nageoire attachée à leur colonne vertébrale. Les mammifères au travers et à partir desquelles elles ont évolué avant de retourner à l’océan n’en avaient pas. Leurs ailerons ne sont donc pas des vestiges de queue, de bras ou de jambes, comme peuvent l’être leurs nageoires caudales et latérales. L’explication la plus répandue veut que les dauphins aient progressivement développé une série de tissus dorsaux denses, qui seraient progressivement devenus nageoires dorsales, tout simplement parce qu’elles en avaient besoin pour vivre dans les tumultes des courants marins. Autrement dit, les dauphins ont développé leurs nageoires dorsales par la pratique, de génération en génération. En acceptant que l’océan serait toujours en mouvement et en se transformant en conséquence. Un engagement du corps envers l’équilibre. C’est de cela que je parle.

Dans un contexte où je suis ballottée par la houle, où je peux être amenée à pivoter sans crier gare, quelles sont les pratiques évolutives qui me stabilisent et me permettent de me frayer un chemin ? En voici une. L’écriture quotidienne est ma pratique dorsale la plus fiable. Elle me centre, me retient, me donne une perspective sur ce qui change dans l’océan qui m’entoure. Elle me met au défi de remarquer mes propres dérives. Mon écriture quotidienne, mais aussi des pratiques de méditation où je m’aide d’un miroir et de sons, ainsi que les jeux d’oracles océaniques de Sharon Bridgforth : tout cela étend ma capacité à aller à la rencontre des ancêtres qui me soutiennent. Ces pratiques me familiarisent avec un noyau d’amour auquel je peux revenir à tout moment. Une autre force stabilisatrice est le son de la voix de ma très chère sœur Yashna Maya Padamsee lorsqu’elle dit « souviens-toi de ta respiration » dans les vidéos de yoga qui soutiennent mes épaules depuis plusieurs années. Et ma toute nouvelle pratique collective, le Pilates, avec la divine Lana Garland, me met au défi d’une manière dont j’ignorais avoir besoin. J’apprends le langage des muscles qui me permettent de bouger à partir de mon centre. Et lorsque nous respirons ensemble, dans un sous-sol du centre ville de Durham, j’entends combien nous ressemblons aux enregistrements que j’écoute des dauphins qui remontent à la surface et expirent de l’air.

Oui. Je veux une nageoire dorsale. Je pense que je peux m’en faire pousser une si je pratique avec assez d’attention.

Et toi, quelles sont tes pratiques dorsales ? Quelles répétitions évolutives cultives-tu pour traverser les océans ? Quelles sont celles dont tu as besoin pour les vagues qui te portent aujourd’hui ?

Je suis pleine de reconnaissance pour la communauté des nageur·ses divin·es qui ont transformé, avec amour, le tissu de mes muscles, par le simple fait qu’elles faisaient ce qu’elles avaient à faire. Je suis particulièrement reconnaissante à mes ancêtres dispersé·es et déplacé·es, qui m’apprennent à trouver stabilité dans mes pratiques et dans des espaces où, pour nos communautés, le logement et la stabilité financière sont souvent exclu·es, et où le capitalisme n’a de cesse de nous déraciner, encore et encore. Là-bas dans l’océan, nous avons notre souffle et nos pratiques, nous sommes là les un·es pour les autres. Lagenorhynchus actus, connue aussi sous le nom de dauphin à flancs blancs, aime traîner en compagnie des baleines à bosse et des rorquals.

Comment y arrives-tu ? Est-ce que tu fais magiquement apparaître quelque chose là où il n’y avait rien, un corps là où il n’y avait qu’une absence ? Non, tu façonnes la vie à partir de la pratique quotidienne. Tu la façonnes à partir d’un amour infini. Merci d’être là, derrière moi, à me soutenir. Mon dos vient à ta rencontre. Je t’aime pour ton souffle, pour ta croissance dense, entêtée, impossible. Ton évolution se produit, maintenant26.

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La baleine boréale peut vivre plusieurs siècles. Elle pourrait grandir toute sa vie. Les scientifiques disent que sa colonne vertébrale n’est jamais pleinement stabilisée, et que, même âgée de deux cents ans, elle serait encore capable de prendre quelques centimètres. Hier, par l’intermédiaire d’une amie qui m’est très chère, une parfaite étrangère m’a offert la vertèbre d’une baleine. Et si cette vertèbre appartenait à la croissance éternelle de la colonne vertébrale des baleines boréales ?

Voilà un oracle qui pèse son poids. Oui. J’honore la baleine boréale que sa graisse protège des froids de l’Arctique et des diverses armes que les humain·es ont inventées pour la chasser. Je l’ai déjà dit, je le redis maintenant : la graisse est une bonne stratégie. Des recherches récentes suggèrent que les jeunes baleines boréales reçoivent certains de leurs nutriments de leur propre moelle osseuse, leur permettant de faire pousser leurs fanons (les filtres à nourriture qui garnissent leurs bouches) et d’ainsi se nourrir de plus de krill, de s’enrober de plus de graisse, et de vivre des vies d’autant plus belles. Des génies de l’évolution.

Ma propre colonne vertébrale m’apprend aussi beaucoup. Enfant, les pédiatres m’ont diagnostiqué une scoliose et l’on ne saura peut-être jamais si c’est moi qui suis née ainsi, magnifiquement tordue, ou si c’est le poids des livres qui a modifié, pour ma vie entière, la façon que j’ai de me porter. Qu’est-ce que j’en sais ? Les livres étaient bien lourds, et, indubitablement, je me refusais à les lâcher. Et puis, je marche, et je m’assois, et je bouge dans un monde qui sans cesse étire à l’excès certaines parties de moi et en comprime d’autres. Ma colonne vertébrale réalise quotidiennement le travail délicat de me maintenir entière, de m’empêcher de tomber lorsque je me penche dans les couloirs, dans l’embrasure des portes et autres passages.

Certain·es disent que les bassins et les colonnes vertébrales des descendant·es des survivant·es du passage du milieu présentent tous·tes une courbure propre, un mouvement improvisé, inventé pour rapiécer nos corps et leur permettre de porter ce qu’ils n’auraient jamais dû avoir à porter. Certain·es disent que, au point où l’on en est de l’histoire du capitalisme, nous sommes tous·tes penché·es, courbé·es par les formes dans lesquelles nous vivons, et qui sont favorables non à la vie, mais à autre chose qui n’est pas la vie. Et les baleines boréales ? Elles ont vu les bateaux. Entendu les mêmes bateaux reconvertis et qui venaient les chasser pour leur précieuse graisse, l’huile qui allait illuminer les livres du sang et de l’esclavage. Aujourd’hui, le commerce et la quête d’un autre liquide précieux (le pétrole) menace encore les baleines boréales dont la graisse a nourri le projet capitaliste. Leur souffle a traversé ces histoires, et il leur a survécu.

Qu’est-ce que cela veut dire et que faut-il faire pour grandir malgré tout ? C’est tout juste cette année que j’ai appris à entraîner mes muscles centraux d’une manière qui soutient mon dos, qui lui donne répit dans la succession des fêlures qu’il a traversées depuis des décennies, grâce à une méthode développée par un athlète asthmatique du nom de Joseph Pilates, et qui m’a été traduite par une cinéaste féministe Noire du nom de Lana Garland.

En septembre 2019, avec un groupe composé de personnes vivant avec l’endométriose, d’autres qui marchaient avec des canes ou qui vivaient avec diverses formes de douleur chronique (parfois à la suite d’un trauma), je suis partie faire du kayak pendant une semaine. Certes pas d’une seule traite, mais tout de même. J’ai pensé à la manière dont le moindre espace qui sépare nos vertèbres contient à la fois l’histoire d’un pincement et d’une respiration. J’ai pensé à combien il me reste encore à grandir. Et bien que je n’aie pas le luxe d’avoir des siècles devant moi, j’ai bien de l’envergure. J’ai pour moi toutes ces manières que tu as de m’étirer. J’ai des histoires de violence à surmonter, de la glace à briser, des chants à chanter. J’ai la graisse dont je peux m’enrober et l’amour que j’ai à offrir. J’ai de la sagesse. Dans tous les os.

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Les sousoucs de l’Indus et les sousoucs du Gange (également connues comme les deux sous-espèces de dauphins d’eau douce d’Asie du Sud) nagent souvent sur le côté. Cela a-t-il toujours été le cas ? Était-ce déjà le cas au xixe siècle, quand ces dauphins nageaient en grands groupes, quand il n’y avait pas de barges sur les rivières, quand l’eau était moins polluée ? Ou bien est-ce leur manière de s’adapter à une époque où elles sont le plus souvent seules, séparées les unes des autres par des structures qu’elles ne contrôlent pas, mais qu’elles doivent néanmoins franchir ? Parfois, elles tournent en spirale dans l’eau comme le ferait une foreuse. Souvent, elles changent brusquement de direction. Régulièrement, on peut les voir nager sur le côté, une nageoire remuant les sédiments pour trouver ce dont elles ont besoin pour se nourrir, l’oreille tendue pour s’écholocaliser.

Et toi ? Est-ce que tu nages sur le côté ? Est-ce que tu gardes une oreille pointée vers la terre et une autre vers le ciel ? Est-ce qu’il t’arrive de réévaluer ce que tu croyais être le sens du progrès ? Est-ce que tu remets en question la direction de tes lignes ? Moi, oui. Les sousoucs de l’Indus et du Ganges écholocalisent à tous les instants ; elles sont fonctionnellement aveugles et elles traversent leurs fleuves de jour comme de nuit, sans nécessairement aller quelque part. Elles bougent leur tête, continuellement, elles cliquent et demandent : où suis-je maintenant ? Et maintenant ? Et maintenant ? Des questions nécessaires dans un fleuve rempli à ras bord de filets, où ton corps est prisé parce qu’il sert d’appât et d’aphrodisiaque, et qu’il est poursuivi comme une denrée rare par les chercheur·ses.

Où es-tu maintenant ? Et maintenant ? Et maintenant ? Comment navigues-tu au milieu des mouvements rétrogrades qui affectent la planète et la politique ? Est-ce que tu as le sentiment que le monde est, lui aussi, sur le côté ? Moi oui, parfois. Et je me demande : qui a décidé du haut et du bas ? Et : qu’ai-je raté quand j’ai regardé le monde de haut en bas, comme on me l’avait enseigné ? Et : qu’est-ce que je sais du monde ? Il tourne. Et je me tourne vers toi, désorienté·e. Où sommes-nous maintenant ?

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Dans certaines régions, les baleines bleues jeûnent toute la journée. Elles ne mangent que tard le soir et tôt le matin. Pensez-y, le plus grand animal de la planète, dont l’estomac contient une tonne de nourriture, ne mangeant intentionnellement qu’à la marge de sa journée. J’aime à penser que, nous tous·tes, nous vivons au-dedans de l’intervalle de la longue prière aquatique des baleines bleues, ce son méditatif qui parcourt des centaines de kilomètres sous l’eau. D’un seul souffle, elles envoient le son à travers des océans entiers, enveloppant la planète dans un chant à la portée immense.

  1. Nourbese Philip m’a appris que l’eau retient le son, que, dans l’eau, le son peut se réverbérer à l’infini et continuer à nous appeler. Ainsi, peut-être les appels des grandes baleines bleues, qui remplissaient tout l’océan avant que les entreprises commerciales du xxe siècle ne tuent 95 % d’entre elles, continuent-ils de bénir nos eaux. Elles y ont toujours leur résidence, comme nous le rappelle Christina Sharpe. À un moment où, comme aujourd’hui, il peut être dangereux d’être vu·e en méditation ou en prière. Oui. Imagine avec moi que le son le plus important de la planète, excédant l’angoisse que nous projetons sur nos ondes, n’est autre que cette prière bleue marine qui remonte des profondeurs ancestrales. Et ensuite ?

Et ensuite, j’honore le courage de vous tous·tes qui jeûnez. J’honore la façon dont vous tenez des multitudes dans votre prière qui dure toute une journée. Et à nous tous·tes qui pourrions être plus attentif·ves à ce que nous transmettons et au moment où nous le faisons, au rythme et à la nature de ce que nous recevons, à nous tous·tes, je nous envoie mon amour.

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cinq-1: footnote:[NdT : « sirènes subversif·ves ».] cinq-2: footnote:[NdT : En anglais, pod est un des noms des collectives que forment les dauphins et les baleines. Dans les écrits de Mia Mingus sur la justice transformatrice, le mot renvoie également au réseau des personnes (proches et moins proches) au sein duquel les processus de guérison et de réparation des torts peuvent être traversés. Pour en lire davantage sur ce point, cf. ci-après, section 20 et https://batjc.wordpress.com/resources/pods-and-pod-mapping-worksheet/] cinq-3: footnote:[NdT : « équipe d’entraînement à la préparation du sol ».] cinq-4: footnote:[NdT : le Triangle de Caroline du Nord est une aire urbaine regroupant les villes de Raleigh, Durham et Chapel Hill et en particulier l’université d’État de Caroline du Nord, l’université Duke et l’université de Caroline du Nord.] cinq-6: footnote:[Toni Cade Bambara, The Seabirds Are Still Alive, Random House, 1977. cinq-7: pass:c,q[footnote:[Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, Care Work: Dreaming Disability Justice, Arsenal Pulp Press, 2018.] cinq-8: footnote:[Grace Lee Boggs, à la cérémonie d’ouverture de l’Allied Media Conference, Detroit Michigan, 2007.] cinq-9: footnote:[Ida B. Wells, The Selected Works of Ida B. Wells-Barnett, assemblé et introduit par Trudier Harris-Lopez, Oxford University Press, 1991.] cinq-10: footnote:[Bobby Brown, « On Our Own », Ghostbusters 2.]

cinq

collabore

Comment fonctionne un groupe dans un environnement en mutation ? Comment pouvons-nous nous organiser pour combattre de manière consciente l’isolement inhérent au capitalisme contemporain ? Il semble que les dauphins (et ces requins interlopes que sont les raies manta) aient quelque chose à nous dire là-dessus. Du rôle des mères en tant que stratégies émergentes dans les super-groupes de dauphins, à la nage synchronisée pantropicale considérée comme modèle d’action directe à grande échelle, les dauphins nous apprennent à nous regrouper et à nous organiser.

Sommes-nous prêt·es à ce que les dauphins remplacent la famille patriarcale ? À ce qu’elles nous prêtent leurs bancs et leur art du désapprentissage ? Quelle est la relation entre les pratiques d’alimentation collective circulaire des raies manta et l’histoire des coopératives de la diaspora Noire ? Je crois en la collaboration comme phénomène naturel et je crois que nous pouvons apprendre à la revendiquer.

Ici, en pleine mer, le maternage est une stratégie émergente. Prenons l’exemple des dauphins à ventre blanc (Lagenodelphis hosei) qui voyagent par groupes de centaines, parfois de milliers d’individus (leçon n° 1 : n’oublie pas de voyager en profondeur) et accueillent d’« autres espèces » de dauphins et de baleines pour nager et manger en communauté (leçon no 2 : on vit mieux ensemble). Bien qu’elles nagent sur toute la planète, aucun·e scientifique (ou aucune personne prête à le dire à un·e scientifique occidental·e) n’en a vues de vivantes avant 1971. En fait, tout s’est passé comme si ces dauphins à ventre blanc s’étaient coordonnées pour rester invisibles pendant des siècles jusqu’à ce qu’au même moment, en différents points de la planète, on ait pu finalement faire les « premières observations » de leur existence (leçon no 3 : nous pouvons choisir les conditions dans lesquelles nous voulons être vu·es) ! La seule exigence pour faire partie de cette famille océanique massive, c’est que tu sois prêt·e à plonger en profondeur : en effet, elles mangent à plus de trois cents mètres sous la surface de l’océan (leçon no 4 : fais ton travail de fond). Mais il faut aussi que tu sois prêt·e à te déplacer, parce qu’elles ont l’habitude de changer de direction à toute vitesse pour empêcher les humain·es de les suivre, et qu’il leur arrive de se déplacer sur des milliers de kilomètres pour rester en phase avec l’océan (leçon no 5 : sois prêt·e à te transformer).

Gratitude envers mes océans d’amour, ma famille qui s’étend dans toutes les directions. Mes mères en tous genres, de tous les âges et à toutes les époques. Merci de me nourrir et de me rappeler à mes responsabilités de bien des façons que je ne saurais nommer.

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Les dauphins tachetées pantropicales s’adonnent à la natation synchronisée et à la création de communautés. Elles voyagent par centaines, mais dans chaque banc, elles s’organisent en groupes d’une vingtaine d’individus ou moins et chronomètrent leurs plongeons et autres acrobaties de manière à se synchroniser parfaitement les unes aux autres. Au large, dans l’océan, elles participent à des collectives inter-espèces mobiles composées d’autres dauphins (en particulier la dauphin à long bec), de thons albacores et d’oiseaux de mer. Les scientifiques ont plusieurs théories sur la raison de ces collectives, la plupart de ces théories peuvent être résumées de la manière suivante :

Savoir avec qui elles sont leur permet de savoir où elles se trouvent et où elles veulent aller.

Peut-être cela fait-il partie de leur résilience pantropicale. Car, malgré des décennies de sérieux dommages et de morts par étranglement sur des filets destinés à capturer des thons, elles sont aujourd’hui encore l’une des espèces de dauphins les plus abondantes de la planète. Je pense à ces organisateur·ices à la vision pantropicale (Claudia Jones, Shirley Chisolm, Mila Aguilar, Mama Tingo… Alléluia, il y en a trop pour tous·tes les nommer). Évidemment, je pense également aux Subversive Sirens27, une équipe de natation synchronisée médaillée d’or basée à Minneapolis-Saint Paul, et engagée pour la libération Noire, la visibilité queer et la body positivity, un renversement des normes esthétiques du corps. Je pense à la Ready the Ground Training Team28 du Triangle de Caroline du Nord où je vis29, qui rend l’action directe possible, gracieuse et non dangereuse.

Et comme toujours, je pense à toi. Quand je ne peux pas voir la côte, je suis là à chronométrer mes respirations pour les synchroniser aux tiennes. Sachant que nous pouvons collectivement sauter, plonger, pratiquer la foi que nous avons l’un·e en l’autre. Me souvenant, comme le dit Toni Cade Bambara, que « les oiseaux de mer sont toujours en vie30. »

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Vu du ciel, un groupe de dauphins Lissodelphis (des dauphins Noires et blanches sans nageoires qui se déplacent par centaines et jusqu’à 3 000 individus) ressemblerait à un continent Noir lisse en mouvement. Vu des fonds marins, il ressemblerait à un nuage blanc qui serait entré sous l’eau. Du moins, c’est comme cela que je l’imagine. Collectivement, elles sont à la recherche de nourriture. Impossible de les ignorer. Bien que seules quelques-unes d’entre elles remontent à la surface à la fois, elles voyagent en nombre. L’élégance même. Et leurs cousines — d’autres dauphins avec des nageoires (pas si lisses) — ont elles aussi leur place dans le groupe.

C’est comme cela que je pense à nous parfois. Cell·eu·x d’entre nous qui avons choisi d’avancer ensemble dans cette épreuve. Scruté·es de toutes parts. Mais les observateur·ices humain·es confondent parfois Lissodelphis avec des phoques ou des otaries, ou même avec des pingouins. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit peut-être pas tant d’être reconnu·es pour ce que nous sommes que de rester ensemble, de nous nourrir les un·es les autres, de savoir où nous sommes, et d’avancer.

Mon amour va à mon pod et comme lui, il emprunte toutes sortes de directions31. Il s’adresse à cel·leu·x qui sont lisses et cell·eu·x qui ne le sont pas tant que ça. Cell·eu·x d’entre vous qui montrez vos dos et cell·eu·x qui montrez vos ventres. Cell·eu·x qui sortez à la surface et cell·eu·x qui restez dans les profondeurs. C’est un honneur d’être au milieu de vous. Regardez autour de vous, écoutez. Nous sommes là.

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Si un banc de Lissodelphis ne veut pas que vous les voyiez, vous ne les verrez pas. Elles synchronisent leurs mouvements avec les vagues, elles respirent au rythme de l’océan lui-même. Ce qui est vrai en haut, est vrai en bas. Depuis le ciel, elles ressemblent à l’océan, depuis l’océan, elles ressemblent au ciel.

Et elles restent en formation serrée. Donc elles peuvent se déplacer sans être détectées.

Il y a une espèce de Lissodelphis dans l’hémisphère nord et une dans le sud. Ce qui est vrai en haut, est vrai en bas. Les guides disent qu’il n’y a pas de chevauchement dans l’aire de répartition, ce qui signifie qu’elles ne se voient jamais. Mais je m’interroge. Je me demande si la planète elle-même n’est pas un miroir. Une sphère d’existence parallèle. Ne suis-je pas en train de participer à une danse avec cell·eu·x qui sont au-delà de ce que je peux toucher ? Ou de ce que je peux connaître ? Avec cell·eu·x que ma nage n’atteint pas ? Par ma respiration, j’équilibre le visible et l’invisible, j’apprends à cultiver une certaine manière gracieuse d’être à la fois l’océan et le ciel.

J’étudie comment être sur les bancs de ton école. Je synchronise ma respiration avec ton cœur pour trouver l’océan. Mon cœur s’emballe pour rencontrer ton rire : tu es le ciel.

Ce qui est vrai en haut, est vrai en bas.

Présence chorégraphique, emprise circumpolaire, écoute profonde, coordination. Puisses-tu rappeler en moi les bancs d’école que la peur m’a désapprise. Me faire le don d’un battement de cœur dont je me souviens. Appelons ça de l’amour.

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L’unité de vie fondamentale des dauphins rayées (Stenella coeruleoalba) est le « banc », qui se dit en anglais : school, l’école. Les enfants sont nourries dans ces « écoles » de vingt-cinq à soixante-quinze dauphins. Et l’école ne s’arrête jamais. Il y a des écoles pour adultes. Des écoles pour ados. L’école est nécessaire.

Par exemple, au début des années 1990, lorsqu’une épidémie en mer Méditerranée a réduit la taille des bancs de dauphins à sept individus, les survivantes se sont réorganisées, se sont trouvées les unes les autres et se sont arrangées pour continuer à faire école, à la taille optimale qui leur convenait.

Je sais bien que quand les scientifiques parlent en anglais d’« écoles » de dauphins, iels ne veulent pas vraiment dire ce que moi, féministe Noire addicte aux livres, je veux dire quand je dis « école », mais ce que je comprends, c’est que ces écoles de dauphins sont des structures organisées pour l’apprentissage, le nourrissage et la survie inter et intragénérationnelle. Je pense à comment mon grand-père disait école (comme s’il s’agissait du nom secret du vrai dieu, la chose la plus nécessaire qu’on puisse imaginer) et je pense à la foi qu’il mettait dans cette idée, et à la manière dont elle le conduisait à parfois s’investir dans des institutions éducatives qui n’auraient sans doute pas mérité toute sa confiance.

Et si le mot école tel que nous l’utilisons tous les jours ne renvoyait pas au processus ou à l’institution qui nous endoctrine, pas à une structure à travers laquelle le capital social est saisi et policé, mais à une entité plus biologique, à une échelle à laquelle le soin est possible ? Et si l’école était l’échelle à laquelle nous pouvons prendre soin les un·es des autres et évoluer ensemble ? Au point de l’histoire où nous en sommes, c’est ce qu’il me semble urgent d’apprendre.

Par ses lois et par les histoires qu’elle se raconte, notre société encourage les unités familiales restreintes et isolées, et promeut un État anti-social peu enclin au soin. Dans ce contexte, le soin est devenu un travail intenable : massivement impayé, le soin brise les dos, les cœurs et les volontés visionnaires de multitudes de travailleur·ses. (Pour en lire davantage sur ce point, lisez Care Work de Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha32.) Que pouvons-nous apprendre de notre échec à imaginer un autre idéal de la famille et du foyer ? Que pourrions-nous apprendre si nous prenions soin de le faire ?

À l’école des dauphins rayées, seul un tiers du groupe est visible à la surface. Quelle échelle et quelle confiance cela nous demanderait-il pour changer régulièrement nos rôles, pour travailler à remplir non pas un seul idéal genré de vie (marifemmemèrepèrefillefils), mais d’en changer, de nous montrer à la surface, puis de replonger, certain·es qu’il y aura suffisamment de nourriture pour entretenir chacun de nos cycles ? Les dauphins rayées ne s’embarrassent pas des eaux peu profondes ; elles plongent au large du plateau des continents. Qu’est-ce que cela impliquerait pour nous de plonger plus profondément les un·es avec les autres ? Quelles sont les échelles de l’intimité et des pratiques qui nous enseignent à prendre soin les un·es des autres au-delà de nos obligations ou de ce que nous imaginons nous devoir ? Les dauphins rayées se nourrissent de poissons munies d’organes lumineux qui vivent dans la couche diffusante profonde de l’océan. Ce qui les nourrit n’est autre, littéralement, que ce qui les illumine du dedans ! Pourrions-nous davantage leur ressembler ?

Je me demande si nous avons en nous la possibilité de changer notre image de la « famille » pour lui substituer une pratique du « banc » et de l’« école », ces unités de soin où nous apprenons et ré-apprenons comment nous honorer les un·es les autres, comment plonger, comment tourner, comment trouver une lumière nourrissante, encore et encore.

Et mon amour va aux manières que tu as déjà de te lier à d’autres, et de résister aux instructions familialistes du code fiscal et aux subdivisions qui nous empêchent d’apprendre. Et souviens-toi de ce que Grace Lee Boggs a dit : « si nous pouvions travailler de manière intergénérationnelle à répondre aux défis que posent notre équilibre et notre existence, nous n’aurions pas besoin d’une autre école !33 » Nous pourrions tout apprendre, ici même. Je ne m’engage pas à jouer un rôle permanent dans une structure conçue pour que nous soyons toujours en manque. Mais je m’engage à jouer avec toi. Il me semble que nous avons déjà appris que ce que les films appellent « famille » est une échelle d’existence intenable et qu’en essayant de l’implanter de force, en faisant comme s’il était possible de la réaliser, nous souffrons beaucoup.

Nous souffrons parce que, encore et encore, nous sentons que nous ne sommes pas d’assez bons membres pour nos familles. Mais demandons-nous : et si c’était un signe que nous avons simplement besoin de retourner à l’école ? J’entends par là : et s’il n’y avait rien de tel qu’un « assez bon » membre à l’intérieur de cette structure familiale trop petite pour satisfaire aux adaptations nécessaires à la vie ? Et si tous nos sentiments d’avoir échoué au sein de nos familles n’étaient pas des échecs, mais une leçon pré-scolaire destinée à nous apprendre les nouvelles structures qui nous permettront de prendre soin les un·es des autres ?

Ce à quoi je m’engage dans cette vie et dans autant de vies qui me seront données, c’est à apprendre à tes côtés, toujours. À étudier les changements que tu amènes dans mon corps, dans mon esprit, dans mon cœur. À venir à l’école tous les jours et à prendre avec toi le cours intitulé : « Comment nous persistons, comment nous endurons ». Je m’engage à apprendre rigoureusement à collaborer avec grâce et à me retirer quand c’est à ton tour de faire tes preuves. Je m’engage à plonger en profondeur pour trouver les nourritures qui nous illumineront du dedans. Je t’aime et j’ai tant à apprendre. Je t’aime et nous apprenons tout juste que cela est possible : l’amour à une échelle où nous pouvons survivre. Je t’aime, et quelle générosité — quel miracle — de recevoir de la vie ce don d’apprendre.

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La limite extrême de la zone de répartition de la dauphin à bec blanc croise la frontière de l’Arctique. Mais ces dauphins-là ne sont pas adaptées à la glace. Ce qui veut dire que l’eau elle-même peut devenir une menace pour elles, que le gel peut les empêcher d’accéder à leurs terrains d’alimentation, qu’il peut les encercler et les piéger sans accès à la nourriture, jusqu’à, dans certains cas, les étouffer sous ce qui ressemble à un énorme poids blanc. Peu à peu, elles ne peuvent plus vivre là où elles avaient l’habitude de vivre. Parfois, elles sont contraintes à s’échouer dans des situations encore moins propices à la survie.

Et toi, en sais-tu quelque chose ? Y en a-t-il parmi nous qui ne serions pas encore habitué·es à la froideur du capitalisme ? Savez-vous quelque chose de cela Durham, Détroit, Oakland ? Sais-tu ce que cela fait que d’être évincé·e par la montée des glaces (a-t-elle dit « par la montée des prix » ?) d’un habitat que tu as toi-même rendu fascinant, à la suite de générations s’y investissant corps et âme ? Le prix du cool.

En même temps, la hausse des températures dans les océans a un impact négatif sur les réserves de nourriture des dauphins. Trop chaud pour qu’on le manipule, trop froid pour qu’on le tienne dans la main. (Dixit l’homme qu’on a évincé de New Edition34.)

Que faire quand le lieu où tu vis te devient inhospitalier ? Les dauphins à nez blanc collectivisent. (Au fait, leur nez n’est pas nécessairement blanc — en réalité, ces dauphins-là sont surtout Noires, mais on sait l’insistance à souligner le potentiel blanc plutôt que la présence Noire, n’est-ce pas ?) Elles s’alimentent et se rassemblent collectivement par centaines ou par milliers. Peut-être savent-elles ce que les communautés de propriétaires foncièr·es savent : on ne répond pas efficacement à la gentrification avec des achats individuels foyer par foyer ; on ne peut le faire que collectivement.

Est-ce que tu te souviens qu’Ida B. Wells a aidé à organiser un exode massif à Memphis ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire.

Voilà une tribune d’Ida B. Wells, qu’elle a publiée dans son propre journal : « La ville de Memphis a démontré que ni le caractère ni la position sociale ne servent au Noir s’il ose se protéger de l’homme blanc ou s’il devient son rival. La ville ne protégera pas nos vies ou nos propriétés, elle ne nous accordera pas de procès équitables dans ses tribunaux et elle n’hésitera pas à nous assassiner de sang-froid. » (C’était en 1892. Mais est-ce que cela te rappelle quelque chose ?) Selon les Œuvres complètes d’Ida B. Wells-Barnett, « pendant près de trois mois, les Noir·es quittèrent Memphis “par dizaines et par centaines”, recevant le soutien financier de Wells et d’autres resté·es en ville. L’exode continua jusqu’à ce que les citoyen·nes blanc·hes, ressentant les effets de la perte de main-d’œuvre et de la baisse de leurs chiffres d’affaire, fassent appel à Wells pour qu’elle y mette fin. Elle refusa35. »

Nos dauphins elles aussi s’y connaissent en exodes de masse. Je me demande si la réponse aux contraintes violentes imposées aux migrations humaines et au déplacement systémique des communautés racisées ne nécessite pas une collaboration au-delà des espèces. Nos dauphins, quant à elles, voyagent avec d’autres espèces de dauphins, mais aussi avec des rorquals et des baleines à bosse, dans d’immenses groupes qui leur assurent sécurité et collaboration. De quelles collaborations inter-espèces (et je ne parle pas de parcs à chiens) avons-nous besoin en ces temps d’adaptation, tant aux glaciations qu’à la fonte des glaces ?

Et que pourrais-je te dire qui t’aiderait à te souvenir à quel point tu es nécessaire, à l’époque de la remplaçabilité et du jetable ?

Voici ce que je te propose :

Le monde veut être là où tu es. Et tout ce monde vient, les bras chargés d’instruments. Et ces instruments sont des armes. Mais l’univers dispose aussi d’une technologie Noire. Les masses. La température des corps. L’espace entre nous, riche en étoiles, renouvelable et irremplaçable à la fois. Peut-être que le monde peut exister sans toi. Mais moi je ne peux pas. Ce n’est pas un foyer si je n’y suis pas avec toi. Ce n’est pas une maison si tu n’es pas là avec moi.

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La raie manta, contrairement aux autres raies, n’a pas vraiment de quoi vous piquer. Contrairement aux autres requins ou à leurs cousines les raies briseuses de carapace, proches parentes en cartilage, les raies mantas n’ont pas de dents pointues. Elles se nourrissent par filtration. Elles respirent le plancton. Parfois de manière coopérative. Ce qu’elles pratiquent, c’est la version — comprimée dans le temps — de ce qu’en Jamaïque on appelle des « partenaires », ou de ce que nos cousin·es des Caraïbes ou d’Afrique de l’Ouest appellent des soussous. Elles se rassemblent en cercles et battent de leurs ailes aqueuses pour rassembler autant de plancton que possible, mangeant à tour de rôle pendant que le reste du cercle tient l’espace.

Je te reconnais, toi qui n’a pas les dents aiguisées ou la queue piquante, mais qui a les ailes larges, qui sait embrasser le sel, qui sait donner forme à ce qui te nourrit par ta bouche logée là, au centre de ta poitrine. Comme j’aimerais être assez coordonnée pour pouvoir fermer ma bouche en dansant les ressources qui nourriront ton cœur grand ouvert. Cela aiderait aussi, sans doute, si j’étais capable de filtrer ce qui flotte autour de moi pour me nourrir de ce dont j’ai besoin.

Donc oui. Je peux m’engager à avoir les bras ouverts, le visage vulnérable, à rester dans le cercle avec toi, patiente dans la pratique. Et le tranchant de mes dents devient la précision de mes gestes, et le piquant de ma queue devient l’enveloppement de mes ailes.

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six-1: footnote:[#junejordan #soldier #civilwars #dryvictories] six-2: footnote:[Je fais référence ici à How Stella Got Her Groove Back [comment Stella a retrouvé son groove], un film (1998) mais aussi un livre (Signet, 1996) de Terri McMillan.]

six

sois vulnérable

Je me demande ce que nos frontières les plus sensibles ont à nous apprendre. Et notre mortalité et notre ouverture, qu’impliquent-elles pour les écologies auxquelles nous pourrions apprendre à nous abandonner ensemble ? Dans cette section, j’explore mes propres dents et leur étrangeté, notre tendance à blesser les personnes dont les cicatrices sont semblables aux nôtres et ce qu’il nous faudrait faire pour parvenir à prendre l’initiative, en particulier sur les questions qui nous impactent le plus. Les mammifères marines vivent dans une substance volatile dont la température change pour des raisons indépendantes de leur volonté. Leur peau est toujours exposée. De tous côtés, elles sont entourées par la profondeur. Qu’est-ce qui pourrait nous permettre de vivre de manière plus poreuse, plus conscient·es de l’infinie variabilité de notre contexte, plus ouvert·es les un·es aux autres et à nos propres besoins ?

Les dauphins à flancs blancs du Pacifique (qu’en anglais, on surnomme parfois lags, les « retardataires ») sont des créatures sociales. Elles s’agrègent avec de nombreuses autres espèces de baleines, de dauphins et de marsouins, et même avec des phoques, des otaries et des oiseaux marines. Elles pratiquent le fourrage et la pêche en collaboration. Elles se déplacent parfois en bancs de milliers, de centaines ou de dizaines d’individus.

Au sein de ces groupes, les observateur·ices ont toutefois remarqué une tendance. Ce que les guides appellent des groupes « soudés » de cinq dauphins ou moins au sein d’un banc, qui semblent avoir conclu une « alliance durable » les un·es avec les autres. À quoi se remarquent ces cliques au sein du groupe ?

À leurs marques, justement. À des cicatrices bien concrètes. Elles sont « lourdement marquées ».

D’où viennent ces cicatrices ? Ces dauphins en particulier sont-elles des survivantes d’attaques d’orques, prédatrices bien connues de cette espèce ? Ont-elles survécu aux filets qui capturent les thons ou à des hélices de bateaux de pêche ? Ou bien se sont-elles fait ces cicatrices entre elles ? Certain·es scientifiques pensent qu’il pourrait s’agir de dauphins mâles. Se seraient-elles battues entre elles et auraient-elles néanmoins décidé de devenir les meilleures amies du monde ? Peut-être s’agit-il simplement de doyennes : des aînées qui ont été blessées par toutes ces choses que j’ai mentionnées et qui sont pourtant assez sages pour rester proches les unes des autres.

Je me demande pourquoi nous nous rassemblons parfois avec cell·eux qui ont été blessé·es d’une manière qui ressemble à la nôtre. Je m’interroge sur la façon dont nous nommons parfois (moi aussi) des identités et même des organisations entières en fonction des cicatrices que nous portons. Et comment parfois cell·eux d’entre nous qui portons des vulnérabilités similaires avons tendance à nous blesser les un·es les autres. Je me demande parfois ce qui nous rapproche, dans un monde douloureux façonné par la violence intime. Dans un monde où la violence est systémique et profonde.

Autre chose. Les cicatrices sur les dauphins et les baleines indiquent également, à d’éventuel·les mécènes, qui elles sont. C’est ainsi que les scientifiques les distinguent. Les cicatrices servent à établir des décomptes précis, à comparer les comportements d’une expédition à l’autre. Une dauphin avec des cicatrices a plus de chances d’être connue, reconnue, nommée par les observateur·ices. Mentionnée dans les rapports de financement.

Est-ce que je fais ça aussi ? Mes blessures sont-elles le moyen le plus commode pour vous de me connaître ? Pourquoi façonnent-elles une si grande partie de la façon dont je me connais moi-même ? Et toute la dynamique de la reconnaissance, comment nous façonne-t-elle et nous marque-t-elle ?

Ce que je sais, c’est que je n’avais pas tort quand j’ai choisi de te serrer contre moi et de rester près de toi. Je le savais. J’ai toujours su que nous étions encore en train de guérir. Et tu as pu voir tout de suite que je n’étais pas parfaite. Tu pouvais voir une partie de ce que le monde avait fait. Et pourtant, ce qui nous est arrivé, même si ça n’a pas encore fini de nous affecter, n’est pas la fin. Et tes cicatrices ne sont pas tout ce que je sais de toi. Et mes cicatrices ne sont pas tout ce que je veux que tu saches de moi. Et ton nom se fait là où la vie se fait en moi. Et ton nom est un onguent sur ma peau. Et nos liens sont le genre de baume qui guérit des océans entiers. Et l’amour est là où tout à la fois je te connais et ne te connais pas. Et l’amour est là où nous avons commencé et où nous commençons36.

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Voilà l’histoire de Stenella attenuata, ou comment Stenella n’a pas retrouvé ses taches37. Comment elle a appris à se cacher. Ou pourquoi, contrairement aux autres dauphins tachetées, les dauphins tachetées pantropicales (qu’il ne faut pas confondre avec les dauphins tachetées de l’Atlantique) semblent ne pas avoir de taches ?

Elle se cache. Elle sait que la meilleure manière de ne pas se faire remarquer, c’est de ne pas avoir de marques, ou vice versa. Parce qu’une fois que tu es marquée, tu es faite. Donc elle se cache. Voilà, en tous cas, une manière de raconter ce qui est arrivé.

Une autre manière de le faire pourrait être de dire que, dans la chaleur de l’Atlantique tout est possible. Et même les nageuses les plus fortes doivent compter avec les dilutions chromatiques de l’Atlantique changeur-de-sang, dont les variations océaniques ont changé le sens qu’avait la peau. Une nécessaire discrétion.

Qu’est-ce que j’en sais ? J’en sais que je m’y connais en masques. Moi aussi, je pratique l’art de créer une image opaque que ni le deuil, ni l’insécurité, ni la honte n’atténuent. Ou du moins c’est ce que je crois. Combien de fois me suis-je montrée et combien de fois t’ai-je laissé croire que j’étais venue seule ? Sans mes fantômes. Sans être hantée. La meilleure manière de ne pas être remarquée, c’est de ne pas être.

Mais je me demande tout de même : et si quelque chose d’autre était possible ? Et si ma sueur était en jeu ? Et si la répression de mes taches, de mes défauts et de mes peurs, était exactement ce qui m’empêchait d’honorer l’océan de mon amour ? Lui qui est plus ancien que l’esclavage et qui a vécu des millénaires sans honte. Et si ma nage invisible sacrifiait les sagesses qui s’éveilleraient en toi en me voyant ? Et si je t’avais appris à ne pas voir ma véritable nature, non seulement à mes risques et périls mais aussi aux tiens ? Que devrions-nous faire alors ?

Il y a de nombreuses dauphins du genre Stenella, rayées et tachetées, bleues-et-blanches et à long bec, et même une hybride, Clymène. Et si nous étions toutes nécessaires dans notre spécificité ? Puis-je faire confiance à ton amour en dépit et en raison même des marques que je porte ? Et si tu me chronométrais, verrais-tu que mon temps est écoulé ?

Je sais que parfois les gens voient quelque chose d’eux en moi, quelque chose de trop trouble, de trop chaotique pour être supporté. Est-ce que je chéris la créature sauvage en moi plus que je ne crains leur rejet ? Parfois, il m’arrive d’être traversée par une quantité telle d’émotions en public que je ne peux plus parler. Et parfois, je parle malgré tout. Ma première leçon mammifère marine m’a appris que je peux respirer quand je parle, et même quand je pleure. Je peux respirer au milieu des eaux salées. Je peux vivre au milieu du trouble.

Les mammifères reconnaissent les mammifères. L’abondance reconnaît l’abondance. Je t’aime, toi et tes marques, et là où elles nous ont menées et ce qu’elles nous enseignent. Je t’aime, toi et ta peau, en ce moment où les sens de la peau connaissent leur plus dure épreuve. J’aime tout ce que tu caches et tout ce que tu donnes et tout ce que tu as essayé de me montrer et tout ce que tu as créé en attendant que je le remarque. L’océan est large à travers tous les pores de ma peau. Le sel reconnaît le sel. L’abondance reconnaît l’abondance.

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Les défenses des morses ne cessent de grandir. On reconnaît une vieille morse qui est parvenue à échapper à l’économie de l’ivoire à ce qu’on appelle chez elle « avoir les dents longues ». En effet, les longues dents des morses les guident dans leurs mouvements. Avec, elles sentent d’abord la glace devant elles. Puis elles s’en servent comme d’un levier pour passer de la profondeur à la surface.

Le National Geographic traduit le nom scientifique de la morse (Odobenus rosmarus) par « cheval de mer marchant avec ses dents ». Pourrais-je évoluer au point de pouvoir marcher avec mes dents ?

À propos, mes dents ont des racines très profondes. Presque aucune de mes dents de lait n’est tombée. Jamais. À l’exception d’une ou deux, elles ont toutes dû être extraites. À l’âge adulte, j’ai découvert que j’avais six dents de sagesse, qui ont également dû être extraites. En regardant les radios, j’ai commencé à penser que j’étais peut-être un vestige de l’évolution. Mon propre ancêtre. Parfois, toutes ces dents me manquent. Et ma surocclusion. Tant de choses se sont passées avec ces os dans ma tête. Un remodelage de ma bouche préhistorique. Qu’ai-je oublié ? Savez-vous que même des années après une opération, un morceau de racine oublié par un·e dentiste est capable de produire une autre dent ? Persistantes, ces ancêtres dans ma bouche. Et je les remercie.

Parfois, j’aimerais vivre dans un monde où les dents n’auraient jamais été à vendre (à la petite souris ou à qui que ce soit d’autre), où les sourires n’auraient jamais été commercialisés, où je ne serais jamais forcée de montrer mes dents. J’aimerais que mes dents me permettent d’aller aussi loin dans l’action que dans la parole. Que le poids de mon corps tout entier puisse suivre le chemin de ma bouche. Est-ce possible ? En suis-je capable ?

Nous commençons souvent par ce que nous ne pouvons pas ignorer. Un mal de dent, une réaction traumatique, un nerf qui s’alarme. Et si, que nous soyons en train de morde ou d’aboyer, nous pensions aux amas de graisse soyeuse qui accompagnent chacun de nos mouvements ? À ce qui nous permettra d’avancer en direction du soleil ?

Et combien je t’aime. Avec cette sensibilité que tu ne sais pas cacher. Avec ces mots que tu ne sais pas reprendre. Avec ces dents qui ne savent pas tenir en place dans ta bouche. Avec cette foi qui ne peut pas s’empêcher de te porter vers de nouveaux horizons. Tu as appris à faire confiance à la part de toi qui grandit, à la suivre pour retrouver ta maison. Et tu l’as trouvée. Et tu la retrouves chaque jour. Plein·e de courage. Et fort·e. Avec ton visage qui avance. Tes os qui grandissent. Ta sagesse.

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sept

sois présent·e

Nous voici à l’endroit où la présence rencontre l’offrande. D’ici, nous regardons les dauphins d’eau douce de l’Indus qui vivent en utilisant constamment des sons pour indiquer leur position. Nous observons les dauphins à long bec et les dauphins du Cap qui font des sauts périlleux sans raison scientifiquement reconnue. Qu’est-ce que cela peut signifier d’être présent·es les un·es aux autres à travers le temps, l’espace et la différence ? La présence est interpersonnelle, inter-espèce et intergalactique, en un sens, elle est éternelle. Comment pouvons-nous repenser notre présence sur la planète et sa précarité en prêtant attention à la manière dont les dauphins de l’Indus se sont sorties de l’ornière de l’extinction ? Pourrions-nous apprendre à aimer la baleine à bosse au-delà de sa mythologie commercialisable et à nous aimer nous-mêmes au-delà de la valeur que nous donne le capitalisme ? Les leçons que nous apprennent les mammifères marines nous offrent la possibilité d’une présence conçue comme célébration, comme survie et comme excès, comme plus que ce que nous savons aimer de nous-mêmes et des autres.

La plupart des cétacées ont un cristallin sur les yeux qui leur permet de voir sous l’eau. Ce n’est pas le cas des dauphins d’Asie du Sud. L’eau se déplace si rapidement, elle est si dense et turbide qu’elles n’y verraient pas grand-chose, même si elles pouvaient voir avec leurs yeux. Elles regardent donc plutôt avec leurs voix.

Les dauphins de l’Indus et du Gange vivent dans le son. Elles émettent des sons en permanence. Jour et nuit, elles se repèrent par écholocalisation. Dans un environnement qui se déplace rapidement, elles demandent où ? Et encore, où ? Et encore, où ?

Le poème de la dauphin de l’Indus est le son continu de l’ici, une conscience sonore de ce qui l’entoure, une forme de présence réfléchie. Ici.

La maison de la dauphin de l’Indus a subi de nombreux changements causés par l’activité humaine. Tout d’abord, la pollution. Avant cela, les méthodes de pêche illégales dues à la pauvreté. Avant cela encore, une légende sur les monstres marines. Et plus récemment, dans les années 1980, une prise de contrôle des berges du fleuve Sindh par le Daku Raj, une bandes organisées qui a effectivement fait fuir tous les bateaux de pêche. À chacune de ces étapes, la dauphin de l’Indus, qui clique jour et nuit, a continué son chant : « Ici. Ici. Ici. Ici. », qu’elle chante dans une langue que je veux apprendre. Selon les scientifiques qui recensent la population de dauphins de l’Indus, espèce menacée depuis 1972, leur nombre augmente régulièrement. De 132 en 1972, à 1419 cette année. Ici. Ici. Ici.

Dans la langue dans laquelle j’ai été élevée, « ici » se dit here, mais here signifie aussi « tiens, c’est pour toi ». Pourrais-je apprendre de la dauphin de l’Indus un langage de présence et d’offrande continues ? Un langage qui ramène une espèce du bord du gouffre, un langage qui donne la vie ? Pourrais-je apprendre cela ? Pourrions-nous l’apprendre ? Nous qui cliquons d’une manière différente, sur des ordinateurs reliés entre eux jour et nuit ?

Ce que je veux te dire nécessite un champ de langage réceptif plus nuancé que celui que j’ai utilisé jusqu’ici. Cela exige que je remodèle mon front, mes poumons. Il me faut redistribuer ma dépendance à l’égard des informations visuelles. Je vais donc fermer les yeux et le dire : Ici. Je suis là. Je suis là avec toi. Je suis toute entière là. Nous y voilà. Ici. À l’intérieur de cette présence aveuglante. Ici. Un appel constant dans un monde en mouvement. Ici. Tout cela. Ici. Ici. Humblement à l’écoute de la maison. Et ici. Et ici. Ici même. Mon poème pour toi. Ma présence offerte. Cette vie turbulente. Oui. C’est pour toi.

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Et puis il y a celles qui aiment se montrer. Spinner, « toupies », c’est le nom qu’on donne en anglais aux dauphins à longs becs qui, partout dans le monde, sont capables de faire trois à sept rotations complètes en un saut, jusqu’à réatterrir dans l’eau sur le flanc. Il y a un certain nombre de théories pour expliquer pourquoi elles font cela, mais la vérité, c’est que personne n’en sait rien. Peut-être que le message nous échappe.

Mais bon, si tu pouvais voler et pivoter sur toi-même, si tu pouvais être une planète au-dessus d’une planète, suspendue entre l’océan et la lune qui l’attire à elle, est-ce que tu ne le ferais pas, toi aussi ? Avec des groupes pouvant atteindre jusqu’à 3 000 individus, dans une magnifique pratique de la promiscuité, où une naissance peut arriver à tout moment, où le sexe est quotidien et où les enfants ont de multiples parent·es, la définition de la famille chez ces dauphins semble tenir en une formule : celles qui sont là. Même les scientifiques semblent d’accord. Parce que la définition de cette dauphin « toupie » n’a l’air de rien vouloir dire d’autre que : « toute dauphin tournant sur elle-même. » (Il y a de nombreuses populations dotées de différentes tailles, apparences, géographies et comportements qui sont regroupées sous ce même nom.)

Et il me semble que moi aussi je te connais, non pas par l’endroit où tu vis ou par ce que tu manges, mais par ce que tu fais et par ta manière de le faire sans raison connue. Ou pour une raison si évidente qu’il n’y a aucun besoin de l’expliquer. Comme j’aimerais quitter les tourbillons du capitalisme dans ma tête et venir à la rencontre de l’air par tous mes côtés. Si je pouvais voler, entourée d’autres danseur·ses, mes familles choisies, sans avoir à cacher mon ventre. Je le ferais. Je l’ai fait, je crois. Il y a quelques temps. Tu te souviens ? Tu étais là.

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Aujourd’hui, on peut voir de très belles dauphins sauter au large de la Namibie.

Les dauphins du Cap nous enseignent les cycles. Par exemple, certaines ancêtres de ces dauphin-là étaient sans doute déjà en train de faire leurs sauts quand, en 1982 (l’année de ma naissance), Alexis De Veaux (première du nom que nous partageons) était à New York, attendant (et ne recevant pas) les nouvelles de la libération de la Namibie. Dans les pages d’Essence Magazine, Alexis écrit : « Je ne peux pas regarder dans le miroir sans voir la Namibie38. » Ne pas pouvoir regarder sans voir. Alexis De Veaux était venue pour rallier les femmes Noires des États-Unis à la lutte ouest-africaine, une leçon sur la complexité des luttes que nous avons à mener pour la libération de nos vies. Comme ces sauts que tu fais, par lesquels tu t’éloignes de là d’où tu viens : ton corps se contorsionne dans les airs et tu retombes, consciente de tes rondeurs.

Alexis De Veaux parle de reflets et de solidarités féministes Noires. Elle nous apprend que le moi n’est pas une unité individuelle au service du succès dans le système tel qu’il existe, mais une interface collective Noire à la recherche d’autre chose. Elle écoute, sombrement. C’est une invitation à trouver, dans les « autres », ce que nous avons peur de trouver en « nous-mêmes ». Et bien sûr, je ne peux pas regarder Alexis sans voir Alexis. Et donc, j’étudie Alexis.

Les dauphins du Cap (à la maison, nous les appelons les belles dauphins de Namibie) ne font pas de sauts périlleux lorsqu’elles sont isolées. Elles sautent et tournent sur elles-mêmes uniquement lorsqu’elles sont en interaction avec d’autres. Quand je suis avec toi, je me souviens que nous n’avons pas suivi une ligne droite. Je me souviens que le mouvement est rond. C’est pourquoi je le célèbre. C’est pourquoi je t’écoute avec l’urgence et la constance du matin. Parce que ton amour est l’océan et son ressac. Ton amour, c’est mon visage qui rencontre le ciel. Laisse-moi m’offrir à toi sous tous mes angles. Regarde !

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Louée soit la personne chargée des relations publiques des baleines à bosse pour avoir rendu ces cétacées suffisamment familières aux inhumain·es qui vivent sur la terre ferme. Cette baleine, exhibée sur d’innombrables posters, connue pour son chant et pour ses sauts qui transpercent l’eau. Comment la baleine à bosse est-elle devenue l’une des baleines les plus étudiées ? Ce qui a aidé, parce que ce sont des capitalistes qui financent les études, c’est que les baleines à bosse sont des individus aisément identifiables en raison des marques sur leur queue. Et puis les histoires qu’on raconte à leur sujet veulent que les baleines à bosse soient des créatures plutôt solitaires, à part au moment des amours, et que, même dans ces moments-là, elles ne se rencontrent que par petits groupes.

Pourtant, il y a deux ans, aux larges de l’Afrique du Sud, un rassemblement sans précédent (pour ce qu’on en sait) de centaines de jeunes baleines à bosse a laissé les scientifiques perplexes. Que venaient-elles faire là ? Pas plus tard que la semaine dernière, une étrange baleine à bosse, toute maigre et apparemment malade, s’est mise à nager au large de la baie de San Francisco. Elle a reçu un surnom. « Allie ». Mmhmm.

Alors je me demande : qu’arrive-t-il quand nous changeons notre manière de nous comporter au-delà des caractéristiques susceptibles de convenir à nos « allié·es » prédateur·ices ? Que se passe-t-il quand nous donnons autant ou plus de valeur à nos impacts de masse qu’à nos manières uniques de chanter et de hanter les lieux que nous habitons ? Et une fois que nous arrêtons d’essayer de prouver, à cell·eux qui croient bon de faire bouillir le monde, que nous sommes suffisamment malin·es et capables de sentiments, que nous reste-t-il à faire ?

J’aime les parts de toi auxquelles personne n’accorde d’importance. Je t’aime dans ta version la plus nue, la moins commercialisable, la plus quotidienne. J’aime être à tes côtés, parce que les ronds autour de toi me font vibrer. Alors, et si on se retrouvait bientôt ? Qu’on réunissait toute la bande ? Je t’aime plus que les conférences de presse ne pourront jamais le dire. Et je te souhaite de sauter hors de l’eau chaque fois que tu en auras l’envie.

huit

sois féroce

As-tu déjà entendu l’histoire de la baleine au souffle arc-en-ciel qui avala tout cru un plongeur blanc sudafricain ? Les mammifères marines vivent avec une férocité gracieuse, naviguant quotidiennement dans des circonstances traîtresses. Que pouvons-nous apprendre de l’orque, par exemple, sur la triste farce de la domination humaine ? Ou des dauphins qui réclament des poissons aux humain·es qui empiètent sur leurs ressources alimentaires ? Ou de la phoque léopard, si féroce que je n’hésiterais pas à la comparer à l’incisive Toni Morrison (une comparaison que je ne fais pas à la légère) ? Quelle est notre forme la plus courageuse de respiration ? Quelle est la forme la plus intransigeante d’action qui nous conduira vers l’auto-détermination ?

Si tu les laisses te raconter leurs histoires, on te dira qu’avant 1970, les orques — nom de code « Blackfish », poisson Noire — ont longtemps été méprisées. On te dira que les bases militaires avaient leurs fusils pointés sur les eaux où elles apparaissaient pour les tuer à vue sans raison valable. Que les adolescents leur tiraient dessus avec leur calibre 22, les éventraient avec leur couteau et les laissaient mourir de lentes et pénibles morts, et que les adultes de leur communauté les applaudissaient pour avoir éliminé ce fléau aux gigantesques dimensions.

Qu’en est-il de la période après 1970, quand Namu et toute une génération d’orques de l’hémisphère Sud, souvent des bébés, ont été capturées ? Si tu les laisses te raconter leurs histoires, les services marketing des océanariums te diront que les orques sont « aimées » — c’est-à-dire qu’on les met sur des posters, qu’on en fait des peluches, qu’elles sont des stars dans les parcs aquatiques du monde entier. Des prisonnières aisément transformables en marchandise par le capitalisme. « Aimées ».

Je plaide pour une autre définition. Je dirais que les orques, avant et après 1970, sont des créatures d’influence. Au sein de groupes matrilinéaires et multigénérationnels à travers toute la planète, les familles d’orques influencent toutes les espèces qu’elles rencontrent. Elles inspirent les phoques à habiter la terre ferme, elles impactent la migration d’animaux aussi variées que les élans et les baleines à bosse. En vérité, l’orque n’est jamais qu’une dauphin massive, mais il n’y a pas d’espèces sur Terre si massives qu’elles ne la craindraient pas. Ou ne la respecteraient pas. Les orques se saluent les unes les autres en respectant de strictes frontières de résidence et une structure sociale bien à elles. Elles collaborent dans la prise en charge des plus jeunes. Elles n’ont pas peur d’exprimer leur deuil en public et parfois des années durant. Oui, je dirais que les orques sont des créatures d’influence, des créatures puissantes, nécessaires. Nuancées et majestueuses, courageuses et engagées. Voilà les mots que j’utiliserais.

Alors que l’aquarium marin de Miami affirme qu’une orque nommée « Lolita » est une attraction appréciée par un public de tous les âges et qu’elle est plus en sécurité dans sa minuscule cellule (la plus petite à avoir jamais abrité une orque) que si elle était restée chez elle dans la mer de Salish, j’ajoute ma voix à celles de ses parentes Lummi et je dis : Lolita n’est pas son nom. Il ne l’a jamais été. Cet été, les Lummi ont procédé à une cérémonie de baptême pour cette baleine, qu’elles connaissent parfois sous le nom de Tokitae. Son nouveau nom sacré est Sk’aliCh’elh-tenaut, un nom qui se réfère au village autochtone au large duquel elle vivrait si elle n’avait pas été capturée ; un groupe de gens avec lesquelles elle aurait développé une relation tangible et sacrée, un nom qui, tel que je le lis, signifie « maison ». La possibilité d’un foyer pour la dernière survivante de sa génération, de ces orques qui ont été capturées pour « l’amour » des fans.

Qu’est-ce que cela implique d’aimer une personne dont l’amour guide des générations entières ? Des écosystèmes se forment autour d’elle. Petit·es et grand·es rêvent d’elle la nuit. Qu’est-ce que cela implique d’aimer une personne qui a vu ses enfants se faire enlever et qui, au risque de se faire capturer, est restée pour en être témoin et crier ? Qui portera avec elle le cadavre de son enfant jusqu’à ce que son deuil ait changé de nature ? Qui, le cœur brisé, ne fera pas semblant d’aller bien ? Sommes-nous capables d’aimer un amour si immense, si entêté ? Pourrions-nous l’apprendre ?

Je suis reconnaissante aux Lummi qui ont intenté un procès pour son rapatriement. Je soutiens la justesse de leur demande de voir Sk’aliCh’elh-tenaut restituée à sa maison, qui est son nom, de la voir restituée à son nom, qui est sa maison. Ne pouvez-vous l’entendre ? Son nom est Maison. Elle devrait être là, à l’intérieur de son nom.39

Je t’aime d’un amour de cris. Je t’aime d’un amour de témoin. Je t’aime d’un amour si vieux et si profond, si compliqué que je ne peux le nommer. Oh amour, si je pouvais vivre au-dedans de mon nom. Je le dis, amour. Je veux vivre là, dans une maison, où la maison est maison. Je vis un amour que tu ne peux capturer. Je veux vivre au-dedans de mon nom. Mon nom est amour. Je veux vivre dans l’amour comme s’il était mon foyer, je veux vivre en lui. Vaste et influent. Spécifique et sacré. Je veux gagner le droit de te l’adresser. Amour.

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Les scientifiques disent que les grandes dauphins de l’océan Indo-Pacifique sont « relativement agressives ». Elles ont tendance à revendiquer les poissons capturées par les navires de pêche commerciale ou amatrice qui épuisent leurs réserves de nourriture. Dans les années 1960, dans la Baie des requins en Australie, elles ont commencé à réclamer, vocalement, une taxe (sous forme de poissons) aux bateaux de pêche. La taxe leur fut accordée. Aujourd’hui, les touristes qui visitent la baie apportent leurs propres offrandes pour le plaisir de se faire crier dessus par une dauphin qui, dès qu’elle en a l’occasion, saute sur la poisson que tu tiens dans ta main. (Nous avons tous·tes des fantasmes de jeux de rôle inter-espèces, je suppose.)

Je suis fière de toi, dauphin qui vis au milieu des requins, comme toi qui vis dans l’Indo-Pacifique et qui en rencontres si souvent dans ton aire de répartition. Merci pour les messages tranchants inscrits à même tes cicatrices. Les marques de morsures que vous portez quand vous n’hésitez pas à revendiquer ce qui vous revient de droit. Les requins essayent habituellement de manger les grandes dauphins de l’Indo-Pacifique quand elles sont jeunes. C’est pourquoi elles restent proches les unes des autres et font beaucoup de bruit. Et elles se liguent contre les bateaux de pêche pour réclamer leur dû.

Et je suis avant tout pleine de gratitude pour vous toutes qui avez survécu pour crier un jour de plus, malgré tout ce qui vous est volé. Je suis pleine d’admiration pour la manière dont vous regardez le pouvoir droit dans les yeux avec le culot de votre savoir, de vos besoins et de votre mémoire. Je sais que nos réparations viendront des combats que vous menez. De vos blessures et de la sagesse qu’elles recèlent. De vos savoirs incisifs. De vos associations pleines de courage. Est-ce que vous m’entendez crier à vos côtés ? Restez près de moi.

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La léopard des mers n’a pas peur de toi. Certainement pas. Jamais. Elle reste un mystère pour toi. Il faudrait l’étudier selon ses propres termes et ces termes-là, tu ne les connais pas encore. Et c’est okay. C’est okay de reconnaître que tu es effrayé·e par la manière dont elle sait exactement qui elle est. Son chant qui te hante. Partout autour de l’Antarctique, sur la banquise gelée ou dans l’eau, c’est elle qui décide. Si tu viens la chasser, elle te chassera mieux encore, parce que tu es chez elle.

Noire et blanche ? Elle n’en fait qu’une bouchée. Pingouin ou ornithorynque de passage, tout cela nourrit quelque chose de plus profond, de plus lisse, de plus ancien. En vérité, plus Noire que le Noir du Noiretblanc ne peut le supporter. Et en effet, elle est bien trop froide pour qu’on l’attrape. Ou du moins pour que tu la saisisses.40

Pour toutes ces raisons, la léopard des mers peut se permettre d’être généreuse. Elle peut t’offrir tout et plus que ce que tu mérites. Et sans doute que cela n’aura pas l’air d’être de la générosité au départ. Elle débarquera sur ton bateau gonflable pour te rappeler que ce n’est que du vent. Ce que tu crois te maintenir à flot n’est en réalité pas capable de te soutenir. Elle te montrera ce que ça fait d’être chassé·e, t’offrant l’opportunité, si tu parviens à t’en saisir, de désapprendre tes prétentions prédatrices.

Le photographe Paul Nicklen dit qu’une fois, sans raison apparente, elle lui a apporté des pingouins, encore et encore.41 Qu’en penses-tu ? Onze fois ? Elle les a alignées, pour que tu puisses en lire la graphie sur la glace. Regarde ce que j’ai trouvé, et maintenant, prends-la, ta photo. Oui, elle pourra t’enseigner bien des choses si tu la laisses faire.

Comment s’y est-elle prise ? Comment a-t-elle su transformer le point le plus bas de la planète en son sommet ? Comment a-t-elle fait pour que tout le corps de cette oiseau Noire et blanche sans ailes semble si petit dans les profondeurs de l’océan ? Comment est-elle parvenue à faire sortir son chant de dessous l’eau et la glace, cette ode si propre à te hanter que tu ne pourras jamais l’oublier ?

Tout ce que je sais, c’est que je suis pleine de gratitude pour ta bouche que tu ouvres si généreusement, pour les océans que tu laisses passer à travers toi, pour tes mouvements féroces qui en savent tant. Pour tes arbitrages majestueux. On dit que ton nom signifie « je travaille l’eau, griffe fine ». Oui. Et je dis que chaque coup de griffe que tu laisses derrière toi est un texte, un texte sacré. Je dis que comme l’eau, tu donnes forme à la pierre et à la terre et à l’histoire. Autrice de mondes, tu nous donnes plus que nous ne le méritons.

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On l’appelle la phoque de Weddel, mais ce n’est pas son nom. Nulle mammifère ne vit plus au sud qu’elle, sauf toi, parfois. Elle plonge profondément sous la glace et elle chante. Et quand tu te réveilles en pleine nuit et que la glace tremble, comme mue par des sons tout droit sortis de films d’extra-terrestres des années 1980, c’est elle que tu entends te rappeler qui elle est.

Les scientifiques construisent leurs propres fictions. I·Els disent que son chant est lié à l’accouplement, mais elle ne s’accouple pas avant d’avoir atteint la moitié de sa vie. I·Els disent que c’est un chant territorial. Mais il n’y a personne d’autre que toi ici. Et nous. Réparti·es sur toute la surface de la Terre.

Elle plongera à près de 800 mètres et utilisera la Terre elle-même, champ magnétique de résonance, pour y trouver le minuscule petit trou qu’elle a façonné pour respirer. Ne l’entends-tu pas ? Ne crois-tu pas qu’elle te suit à la trace, pisteur·se ? Écoute. Contente-toi d’écouter. Elle réchauffe l’air autour d’elle à mesure qu’elle le respire. Comment penses-tu qu’on la nomme, là d’où elle vient ? Tu dis que sa bouche recourbée et remplie de dents cassées lui donne l’air de te sourire. Mais pourquoi le ferait-elle ? Alors que Weddel était un assassin venu tuer ses ancêtres, et donc, que le nom que tu utilises pour l’appeler est celui de son meurtrier. Tu crois qu’elle te sourit ? Quand tu dis qu’elle vit dans une situation d’abondance telle qu’elle tue comme ça, « pour l’expérience », tandis que toi tu fais fondre sa maison ? Et que tu y vis aussi ?

Si tu savais ce que cela lui a coûté de revenir de l’extinction au bord de laquelle elle se tenait, tu arrêterais sans doute le délire des sciences-fictions que tu te racontes et que tu finances sur le dos des mortes. Écoute, écoute attentivement le son du souffle gelé. Elle sourit.

Et je sais pourquoi. Elle sourit parce que tu nous amuses. Tu crois entendre un vaisseau spatial et tu regardes le ciel. Mais nous sommes déjà là.

Tout mon amour aux vaisseaux spatiaux sur et sous la glace. Vos mouvements guidés par ce que nul·le autre que vous ne sait voir. Votre voix, un son que personne ne s’attendait à entendre, mais que nous entendons. Merci pour votre présence d’un autre monde. Merci pour la confiance que vous donnez à ce que vous sentez, et merci d’être revenu·es. Les battements de ton cœur, un portail dans les entrailles de la Terre. Ton sourire, l’indice d’une profondeur que je ne mérite pas encore. L’amour peut me rendre étrangère à moi-même, faire de moi une personne nouvelle. M’apprendre l’humilité sur une planète que je ne connais pas, même si je l’habite. M’apprendre la douceur envers les galaxies qui, en moi, appellent la maison de leur cri.

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Apparemment, la dauphin à museau Noir de la Terre de Feu et de la côte australe de l’Amérique du Sud ne siffle pas, elle crée des remous. Parfois Lagenothynchus australis est désignée comme une « créature des embouchures » parce qu’elle vit dans les eaux rapides, dans les espaces étroits, à l’embouchure des détroits, au milieu des forêts de varech et dans les estuaires. Peut-être qu’Audre Lorde aurait dit de cette dauphin qu’elle aime dans les embrasures de portes, au milieu des allées et venues.42

Bien qu’elles soient l’une des rares espèces de dauphins dont les scientifiques pensent qu’elles ne sifflent pas, il ne fait pas de doute qu’elles communiquent, puisqu’elles dansent et chorégraphient leurs gestes. Parfois, elles s’étirent en une longue ligne qui leur permet de chasser ensemble. Parfois, elles forment de larges cercles. Parfois, dans les exploits les plus impressionnants de leurs nages synchronisées, elles forment une fleur avec leurs corps et elles ondulent jusqu’à créer leur propre vortex, et alors tout le monde a de quoi manger.

Oui. Parfois, il te faut créer tes propres tourbillons, rediriger les eaux, initier une spirale dont l’élan est capable de déplacer des gouvernements entiers. Et je respecte cela. Je respecte et j’aime tous·tes cel·leux qui savent prospérer dans les lieux étroits, dans l’interstice des espaces de transition. J’adresse ma gratitude à cel·leux qui ont fait du mouvement leur méthode, du bouleversement leur maison. À cel·leux qui, sans sifflet, savent quand se mettre en rang, quand se mettre en cercle, quand faire tourner l’océan. Et le savent avec le tambour de leurs corps. À cel·leux qui ont tant pratiqué la merengue qu’elles savent précisément quand tourner. Qui dansent la bomba, et dont les appels et réponses atteignent des dimensions sismiques. Impossibles à ignorer.

Merci pour ta grâce, pour la manière, si nécessaire quand les portes se ferment et les passages se font étroits, dont ton agilité t’a accordée à ce qui nous permet de bouger ensemble. Merci pour ta détermination à remuer les eaux. Seule, tu es une acrobate, la plus courageuse des survivantes. Mais ensemble, nous montrons à l’océan là où il se termine, nous enseignons à la marée les mouvements qui nous animent. Les remous, les explosions, un langage sorti de l’action. Il est temps d’apprendre à le parler, mes ami·es. Regardez nos corps. Nous parlons la langue du changement.43

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Tu dis béluga, je dis changeforme. Est-ce une baleine ? Non, c’est un morceau de banquise, une oiseau vue de loin sur la mer, la calotte blanche d’une vague. Un·e chercheur·se averti·e donne ce conseil : cherchez une tache blanche qui grandit, rétrécit puis disparaît. Est-ce qu’une certaine idée de la blancheur fait que l’on continue de te regarder sans te voir ? Tout ce dont les chercheur·ses se souviennent avec certitude, c’est d’un mouvement qui ondule. Trouvez-le, disent-i·els. Comme sous le charme. Les chercheur·ses en bioacoustique entendent tout : le chant d’une canari, les accordages d’un orchestre, une foule d’enfants qui crient au loin. Peut-être que les marin·es avaient raison quand i·els t’appelaient sirène, quand i·els disaient t’avoir entendu chanter pour les ramener à la maison.

Ce que je sais, c’est que l’on t’entend davantage dans les lieux les plus froids. Que tu es attendue et désirée, que tu sois là ou pas. Ce que je sais, c’est que tes vertèbres cervicales ne sont pas soudées entre elles, et que tu peux bouger ton cou dans toutes les directions. Et tu le fais. Tu peux changer la forme de ta tête et de ton visage en respirant. On dit que tes lèvres sont parfaitement formées pour te permettre de cracher au visage de quiconque osera te regarder. Je crois que je te connais. Je sais que vous vous rassemblez par milliers pour donner naissance ensemble. Vous revenez, année après année, aux lieux que vos mères ont traversés quand elles vous portaient. Parfois tu échoues sur une plage et pourtant tu parviens à survivre jusqu’à la prochaine marée qui te permet de repartir. Oui. Quelque chose de toi m’est familier.

Mon amour à tous les êtres magiques qui se tiennent au bord de l’imagination. Que pouvait-on faire d’autre que d’inventer des légendes face à tout ce mouvement agile et épais, face à toutes ces manifestations d’amour ? Quand c’est moi que tu crois voir ou entendre, c’est en fait sur toi que tu en apprends. Puisses-tu trouver de la beauté là-dedans. Et d’ici là, souviens-toi de revenir, de donner la vie et de célébrer la création. C’était bien de l’amour. Ce n’était pas ton imagination.

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La baleine tropicale (Balaenoptera edeni) n’est plus considérée comme une espèce à part entière. On l’étudie aujourd’hui comme tout un complexe de baleines : on parle de deux ou trois, parfois quatre espèces. Grâce à des recherches moléculaires menées à Aruba en 2012, les baleines de la mer Caraïbe sont aujourd’hui regroupées dans le même clade que les baleines de la côte africaine, de l’équateur jusqu’au sud. Cela veut dire qu’elles sont les descendantes géographiquement dispersées d’ancêtres communes. Ce qui ne me surprend pas outre mesure. Tout bien considéré.

Y avait-il de quoi être surprise quand au large des côtes du Japon, une membre de ce complexe d’espèces a percé la surface de l’océan en un saut parfaitement vertical sept fois de suite (alors qu’elles ne le font ordinairement que deux ou trois fois) ? Peut-être que les gens ont raté le message. Le Japon est la seule zone où la chasse commerciale à la baleine est encore autorisée.

Y avait-il de quoi être surprise quand un membre de ce clade a avalé un guide touristique blanc sudafricain ? (Pas assez longtemps pour le tuer, mais assez pour changer son allure.) Après que la baleine l’a recraché, il a déclaré : « Tout est devenu sombre. J’ai ressenti une énorme pression. » L’industrie du tourisme dit que cette dévoration accidentelle était à l’évidence une erreur de la part de la baleine. Je ne dis pas qu’on ne peut pas faire confiance à leurs témoignages. Je dis juste que ces témoignages viennent de l’industrie du tourisme, et qu’on sait ce que cela veut dire dans les Caraïbes.

Les baleines tropicales s’engagent dans des actions directes et complexes qu’on ne saurait expliquer à la va-vite ou écarter d’un revers de main.

Comme les autres baleines à fanons, cette baleine vit de ce qu’elle avale et de ce qu’elle filtre, sa bouche grande ouverte sur l’océan qui l’entoure. Parfois, elle expire et un arc-en-ciel apparaît. La taille de son souffle correspond à la longueur de son corps. Jusqu’à quatre mètres de long. Parfois, elle collabore avec les mouettes, les pingouins, d’autres baleines, des dauphins et même des requins pour attraper les poissons qui lui échappent. Mais je ne suis qu’une apprentie mammifère marine. J’apprends encore la complexité de ma bouche ouverte, le gouffre de mon aspiration à être reliée, le long mystère de la couleur de mon souffle. Alors, je me demande ce que nous ferons de la complexité de nos relations. À qui apprendrons-nous quelque chose, que serons-nous capables d’affirmer, quand saurons-nous collaborer ? Pourrait-ce être maintenant ? Comment honorer les ancêtres que nous partageons tout comme les situations différentes que nous traversons ? Je pose la question parce que je n’en ai sincèrement pas la moindre idée. J’en suis encore aux débuts de mon apprentissage.

Mais si je pouvais expirer des arcs-en-ciel, je me grandirais pour arriver jusqu’à toi. J’éclairerais tout ce qui se trouve entre nous, je filtrerais tous ces possibles qui nous nourrissent. J’avalerais des mondes de oui. Oui. Oui je m’ouvrirais généreusement, grandie et emplie de confiance et de transformation. Complexe, oui. Comment cela pourrait-il ne pas l’être ? La manière dont je suis liée à toi, la manière dont tu fais lien avec moi, la manière dont nous nous lions et formons famille malgré les distances. Pourtant me voilà, la bouche grande ouverte, mon corps tout entier un souffle multicolore. La voilà, mon extension dans ta direction, le discernement de mes poumons. Te voilà toi, arc-en-ciel sauvage. Nous y voici, c’est parti.

neuf

apprends du conflit

Certaines otaries ne se battent pas plus de quinze secondes. D’autres, victimes de nouvelles épidémies, ont commencé à manger leurs bébés. En regardant les réponses apportées par les otaries aux difficultés qui pèsent sur la survie de leur espèce, j’utilise cette section comme incitation à apprendre avec elles, à poser des intentions claires quant à nos manières de vivre au milieu des souffrances que nous nous infligeons, à observer comment elles nous forcent et nous apprennent à évoluer. Comment passerions-nous notre temps si nous réalisions que les conflits auxquels nous faisons face exigent de nous la création d’un monde plein d’amour, et ce, dès que possible ?

Les rāpokas (otaries) qui vivent en Aotearoa luttent depuis les années 1990. Les écologistes estiment que depuis, c’est la moitié de leur population qui s’est éteinte. Une épidémie a tué 60 % des bébés et 20 % des adultes classifiées comme femelles, tandis qu’on a pu observer les adultes classifiées comme mâles tuer et dévorer leurs petites dans des proportions inquiétantes. Les rāpokas figurent à présent sur la liste des espèces qui menacent leur propre survie. Nous avons donc quelque chose en commun.

Les otaries revendiquent leur territoire — des bandes entières de plage — et se battent entre elles pour le défendre. Elles élèvent leur voix pour s’empêcher les unes les autres d’approcher. Les guides indiquent que ces menaces sont des « postures ritualisées », une forme particulière qu’elles répètent. Les guides ont également un nom pour ce genre de comportement territorial. I·Els appellent cela « tenure », mandat ou titularisation. Cela te dit quelque chose ?

Les Maoris entretiennent une taoga, ou relation privilégiée avec les rāpokas, relation reconnue par le Ngāi Tahu Claims Settlement Act de 1998 (traité qui date de la même année que l’épidémie), mais qui bien sûr participe d’une pratique bien plus ancienne d’écoute ancestrale et de reconnaissance de la communion spirituelle qui lie les êtres au-delà de l’humain. Je suis reconnaissante aux chef·fes maori·es de s’être battu·es, génération après génération, pour prendre part aux stratégies relationnelles que les écologistes de l’administration coloniale développaient auprès de la population rāpoka. Parce que dans mon cœur, je n’ai jamais cessé d’écouter.

Je t’aime. Je sais que cel·leux qui vivent à tes côtés t’ont blessé·e, et que toi aussi tu leur as fait du mal, je le sais car je vis à tes côtés. Et je n’ai jamais cessé d’écouter. Et quand tes mots prennent la forme d’une frontière acérée au milieu des sables mouvants, je comprends et j’entends plus que tu ne peux encore dire. Et chaque fois que tu t’exposes au risque d’une proximité à rebours de tout ce qui t’a été enseigné, je suis là pour t’applaudir. Je suis pleine de reconnaissance. Tu es là et tu nous guéris tous·tes.

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Les otaries en Amérique du Sud se battent parfois entre elles, mais jamais plus de quinze secondes. Franchement, qui a le temps pour ça ? Quand tu vis au bord de l’océan, là où les chauve-souris vampires attaquent, là où les orques viennent parfois s’échouer sur la plage pour manger tes enfants, as-tu vraiment plus de quinze secondes à accorder aux combats au sein de la communauté, à s’aboyer dessus, à se mordre les unes les autres ? Quelqu’un·e, quelque part, a sa montre worldstar à la main, i·el regarde, i·el chronomètre : combien de temps nous battrons-nous ?

Moi, je préfère regarder vers le ciel. Toi non ? Je développe le muscle qui me permettra de tenir la tête haute, ici, sur le bord. Je sais qu’il y a quelque chose là-haut, en dehors des chauve-souris qui vampirisent mon sommeil. Les otaries peuvent réguler la température de leur corps. Elles savent quand elles ont trop chaud et ce qu’elles peuvent y faire. Elles changent, se recalibrent et relâchent la pression, en quinze secondes, jamais plus. Pourrions-nous y arriver, nous aussi ?

Regarde. Il y a quelque chose au-dessus de nous qui nous a rassemblé·es. Est-ce que tu peux le voir ? Est-ce que tu peux l’entendre ? Le ciel est assez grand pour tout ce qui nous concerne toi et moi et que nous n’arrivons pas à nous expliquer. Ici, sur le bord, le ciel embrasse la terre et l’horizon, tout à la fois. Parfois, je me force à voir l’invisible, cet air qui m’embrasse quoi que je fasse. Mais quel lieu idéal pour étudier ce qui nous sépare : ici, sur le rivage, où tu testes mes limites tous les jours. T’aimer est parfois l’étirement nécessaire qui donne longueur à ma forme, et qui nous donne nos forces. Et oui, parfois je dois élever la voix pour faire entendre mes limites, et toi aussi. Alors faisons-le, et une fois que ce sera fait, tournons-nous à nouveau vers le ciel pour le respirer.

dix

honore tes limites

La bébé phoque à capuchon reçoit tout ce dont elle a besoin pour traverser le monde en quatre jours d’allaitement. Personne ne sait comment la phoque du Baïkal s’est retrouvée dans un lac d’eau douce. Et les dauphins de l’Amazonie en captivité sont peut-être en train de mourir par manque de sommeil. Quelles sont les frontières que nous choisissons et celles que nous ne choisissons pas ? Quelles sont les distances dont nous avons besoin et quels sont les murs qui nous isolerons, nous détruirons ? Comment discerner les différences entre limites génératrices et frontières destructrices ? Sommes-nous prêt·es à évoluer vers des formes d’adaptation plus nourrissantes ?

En quatre jours, la phoque à capuchon tire tout ce dont elle a besoin du lait très riche en graisses de sa mère. Elle peut alors franchir toutes les distances et y survivre. Elle a tout ce dont elle a besoin. Une jeune phoque à capuchon a traversé l’Atlantique et les mers arctiques, puis elle est redescendue dans le Pacifique avant que les scientifiques ne la rencontrent en Californie. De toute évidence, la chose est courante et c’est ainsi que nous habitons le monde entier. Les scientifiques les désignent sous le nom de « jeunes vagabondes », mais nous savons qu’il y a d’autres manières de voir les choses. Une phoque commencera par expirer, puis elle s’immergera dans l’océan où son corps tout entier respirera pour elle. Comme ceci.

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Les dauphins de l’Amazone ne s’en tirent pas très bien en captivité. Jusqu’à maintenant, moins de 20 % d’entre elles ont été capables de survivre aux aquariums du monde. Aux États-Unis, la situation est encore pire. D’après la Société Audubon, sur les 70 dauphins du fleuve Amazone — également connues sous le nom de botos ou boutous — qui ont été capturées et hébergées dans les aquariums états-uniens entre 1956 et 1966, une seule a survécu jusqu’à la moitié des années 1980.

Quel est le problème ? Avant toute chose, le problème, c’est que la liberté est un besoin essentiel et un impératif divin. Comme la poète Tracy K. Smith le dit sur son podcast de poésies quotidiennes, The Slowdown, « tous les animaux auxquels on permet de vivre en liberté à l’état sauvage protègent quelque chose de sacré dans le monde.44 » Je suis d’accord. Toutes les animaux. Y compris nous.

Et donc, cell·eux d’entre nous qui vivons et traversons des couches et des couches de captivité, de migration forcée et d’adaptation involontaire, que pouvons-nous apprendre d’elles ? Que pouvons-nous apprendre des expériences des botos captives et de leur vie pendant la seconde moitié du xxe siècle ?

Il y a des écologistes et des spécialistes des zoos qui disent que les dauphins botos meurent par manque de sommeil. Les dauphins ne dorment généralement « que d’un seul œil », comme dit le proverbe, alternant la somnolence d’une moitié du cerveau à l’autre pour pouvoir se reposer sans se noyer. Ça te parle, peut-être ?

Les scientifiques n’ont pas complètement pu, jusqu’ici, observer ou étudier le sommeil des dauphins du fleuve Amazone, mais certain·es pensent que la pente particulière de la rive fournit aux botos un lieu de repos qui les soutient pendant qu’elles dorment, contrairement aux dauphins des océans qui se reposent au milieu des eaux, sans être soutenues par les bords de la terre. Une autre manière d’en parler serait de dire que le manque de sommeil dont souffrent les dauphins botos en captivité est le résultat d’une absence de frontières claires qui les aideraient à trouver le repos chez elles. Et toi, est-ce que le manque de frontières qui te soutiennent impacte ton sommeil ?

Fille d’immigré·es insomniaques qui ne dorment que d’une oreille, la question du sommeil est pour moi cruciale. Comme le montrent avec clarté de nombreuses artistes femmes Noires, d’Almah LaVonRice-Faina à Shelly Davis Roberts en passant par Patrisse Khan-Cullors et le Ministère de la Sieste, le repos est une pratique de résistance et le sommeil est une affaire politique. Des cauchemars systémiques menacent notre sommeil.

Les systèmes qui nous font du mal, qui nous privent des frontières nécessaires à notre repos, sont les mêmes systèmes qui assurent et renforcent les frontières punitives où d’innombrables familles sont séparées, emprisonnées, sous pression et privées de sommeil. Ce n’est d’ailleurs plus un secret pour personne que la CIA utilise la privation de sommeil comme « méthode d’interrogatoire » depuis le 11 septembre. Je rejoins les psychologues et les activistes pour les droits humains qui insistent pour dire que la privation de sommeil est une forme de torture.

Pendant des décennies, les dauphins du fleuve Amazone ont été sujettes à la captivité et à la torture. Et pour la plupart, elles n’ont pas survécu. Quelles sont les conditions de ton manque de sommeil ? Quels sont les contours de ta captivité ? Est-ce que cela apporte quelque chose à ton tourment de savoir que tu n’es pas læ seul·e dans cet état d’épuisement ?

Nous les sans-sommeil, les surmené·es, les sousreposé·es, les dormeur·ses inquièt·es au sommeil léger, pourrions-nous activer nos parentés, et nous rappeler ce que nous savons déjà des adaptations des dauphins, pour ne pas nous noyer ? Pourrions-nous imaginer un monde où nous serions tous·tes suffisamment en sécurité pour dormir, tenu·es dans les bras du fleuve, soutenu·es par son flux maternant et par les frontières dont nous avons besoin pour nous reposer ?

C’est cela que je veux pour toi. Et pour moi. Tout ce temps, je n’étais qu’à demi-éveillée et je rêvais d’un monde qui te mériterait. Ce rêve éveillé que je veux pour chacun·e de nous, on m’a dit que c’était une hallucination, mais aujourd’hui je connais la vérité. Dans un monde où, comme à son habitude, le capitalisme nous rend complices de la noyade de la planète, nous les épuisé·es sommes déjà dauphins : des voyant·es, des visionnaires. Nous pouvons nous faire confiance. Nos fronts adaptables n’étaient pas faits pour être encagés ; nous méritons le repos et la liberté qui nous permettront d’évoluer, nous méritons « de nous abandonner à nos rêves45 ».

Oui. Sur les berges de cette rivière, je m’abandonne aux frontières que le paysage m’apprend. Oui. Je m’abandonne aux exigences que mes rêves formulent pour toi et pour moi. Ces exigences que sont l’amour, le repos abondant, un monde visionnaire qui ressemble à un rêve, sauf que quand tu ouvres les yeux, il est là devant toi. Quand tu t’ouvres à lui, si près de ses bords, le paysage te tient en lui et l’eau flue à travers toi. Ce que tu croyais t’être interdit s’ouvre, de nouvelles possibilités naissent. Et au lieu de ce danger qui devait t’avaler, les gens que tu aimes donnent une nouvelle clarté à cel·lui que tu es, un nouvel élan à tes rêves. I·Els attendent ton réveil et ses nouvelles directions.

Si je peux apprendre à dormir, c’est parce que mes rêves sont les tiens, qu’ils sont pour toi, qu’ils parlent de nous. C’est parce que mon amour est un océan, mais que mon chemin est un fleuve dont les contours sont offerts par la terre qui nous soignera si nous la laissons faire. Et puis de toute façon, le fleuve finira bien par retourner dans l’océan. Avant tout cela, il y a eu ce rêve Noir et profond qui s’est éveillé à nos côtés. Et, habitué·es à vivre dans l’entre-deux des mondes, à avoir les yeux plongés dans les rêves, à être constamment épuisé·es, nous sommes cel·leux qui nous souvenons.

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Il existe un certain nombre de théories pour expliquer comment la phoque du lac Baïkal s’est retrouvée en Sibérie, si loin de toutes les autres phoques qui vivent dans les eaux salées des océans. Certain·es disent qu’il y a un demi million d’années, elles ont été séparées des autres phoques en raison de l’expansion et de la contraction des couches de glace. D’autres disent qu’il y a un passage souterrain qui mène au lac Baïkal (le lac le plus profond du monde), bien que personne ne l’ait jamais vu.

Ce qui est certain, c’est que la phoque du Baïkal s’est adaptée à son eau douce par une grâce Noire étincelante. Ronde et brillante. Les phoques du Baïkal ont deux litres de sang de plus que leurs parentes des océans, ce qui leur permet de respirer plus longtemps sous l’eau. Assez longtemps pour s’accoupler sous l’eau, supposent les scientifiques, car personne ne les a jamais vues. Elles sont les seules mammifères de toute l’écologie du lac et elles sont des partenaires indispensables de la communauté inter-espèces à laquelle elles participent.

Parfois, je me demande comment je me suis retrouvée là, moi aussi. Comment ai-je évolué pour apprendre à respirer ici ? Qu’ai-je perdu ? Que serais-je devenue s’il n’y avait jamais eu cette séparation entre moi et tous·tes cell·eux qui se trouvent de l’autre côté du passage ? Est-il suffisant, cet unique lac profond, pour toute la vie que je m’apprête à y vivre ?

La phoque du Baïkal (de son nom russe « nerpa ») me rappelle que, là où je suis, je suis liée à tout. Et ma Noirceur, étincelante comme les étoiles, communique dans toutes les directions. Et ma rondeur, lisse comme la graisse, c’est la Terre elle-même, entourée par le Noir de l’univers.

Souviens-toi que je t’aime, peu importe ce qui s’est passé entre nous, peu importe ce qui m’a séparée de toi, ou ce qui t’a séparé·e de moi. Par-delà des continents de glace, ce lac a des frontières profondes qui regorgent d’amour. Et je suis si pleinement tenue et nourrie. Tu peux avoir confiance, je suis là où j’ai besoin d’être.

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Que veulent dire les scientifiques lorsqu’i·els affirment qu’une baleine est « timide » ? Les baleines à bec (dont il existe peut-être trois espèces différentes) représentent un mystère majeur parmi les baleines. Leur statut écologique officiel indique « données insuffisantes ». Il semblerait que pour les scientifiques, il y a savoir et savoir.

Dans l’enquête sur une « nouvelle » espèce de baleine à bec menée par Philip Morin, de l’Association nationale pour l’étude des océans et des atmosphères (NOAA en anglais [qu’on prononce Noah, c’est-à-dire, en français, Noé, comme l’Arche ; n’est-ce pas à la fois bibliquement apocalyptique et mignon ?]), on trouve un certain nombre de contradictions. Selon Morin, la baleine est si mystérieuse qu’on ne l’a jamais vue vivante. Dans un entretien avec la BBC, il déclare qu’il est même rare qu’elles s’échouent sur nos rivages quand elles meurent. « Si tant est qu’elles meurent, dit-il, elles le font très loin des côtes. » (Cela veut-il dire qu’il croit possible qu’elles ne meurent pas ?) Comme tout le monde, je suis pour le mystère. Mais je me pose parfois des questions sur la manière dont on fabrique de la nouveauté. Surtout dans la mesure où, selon le même article, les personnes qui, au Japon, vivent à proximité de ces baleines « mystérieuses » disent qu’elles les ont bien évidemment déjà vues, et qu’on les appelle karasu, ou corbeau, parce qu’elles sont Noires.

Il y a une différence entre être timide et être sélective. Je dirais qu’une autre baleine décrite sous le même nom de baleine à bec, la bérardie « à quatre dents » des mers australes (que les écologistes et les guides considèrent comme « timide ») pratique peut-être la furtivité. Ce n’est pas la même chose. « Ses dents scintillent parfois à la lumière du soleil », dit le guide du Smithsonian. Et bien que j’apprécie les séductions du mystère, je me pose des questions. Parfois, quand une personne t’évite, il n’y a rien d’autre à en conclure : voilà tout ce qu’elle fait, elle t’évite. Nous avons le droit à l’obscurité. Ce n’est pas une invitation à nous coloniser. Ce n’est pas de la séduction. Les frontières peuvent être pleines de beauté. Elles peuvent beaucoup nous apprendre. Voilà une baleine qui est Noire, mais qui parfois porte des algues pour avoir l’air brune ou orange lors de ses déplacements en mer. Une fois, un groupe de ces baleines, poursuivi par une équipe de scientifiques, est resté sous l’eau pendant plus d’une heure et a voyagé six kilomètres avant de refaire surface. Est-ce que tu crois que les chercheur·ses ont compris le message ?

Ce que je sais, c’est que je t’aime. Même si cela ne t’intéresse pas qu’on te suive. Même si tu te montres sous différents visages. Même si ce n’est pas à moi de te connaître, ou de te nommer, ou de te classifier. Et je célèbre ton droit à t’évader et à m’éviter. Je célèbre tes traversées, leurs profondeurs et leurs longues durées. Je respecte la manière dont tu dépasses ma propre compréhension. Et moi aussi. Je n’ai pas besoin d’être disponible pour avoir le droit de respirer. Je n’ai pas besoin d’être mesurable sur le marché du mème. Je n’ai pas besoin d’être visible pour suivre mon propre chemin. Je n’ai pas besoin d’être timide pour que mon temps soit sacré. Il y a deux choses dont j’ai besoin — et deux choses seulement — que ma maman m’a enseignées et que je peux faire en compagnie de qui je veux. Avec moi-même, avec mes vivant·es, avec mes mort·es, avec mes proches, avec mes rêves. 1. Rester Noire ; 2. Respirer.

onze-1: footnote:[Alexis De Veaux, « Listening for the News », Essence Magazine, mars 1982.] onze-2: footnote:[NdT : En août 2023, Sk'aliCh'Elh-tenaut est morte et ses cendres ont été restituées aux Lummi, qui l'ont rendue à la mer.] onze-3: footnote:[ #restinpowertonimorrison] onze-4: footnote:[« Nat Geo Photographer Comes Face to Face with Massive Leopard Seal in Antarctica », Shutterbug, 21 avril 2016.4. Audre Lorde, « A Litany for Survival », in The Black Unicorn, W.W. Norton, 1978. NdT : un poème écrit pour «  those of us… who love in doorways coming and going in the hours between dawns. » Ce que Gerty Dambury, dans son anthologie de la poésie féministe nord-américaine, rend en « pour celles d’entre nous… qui aiment dans les couloirs, qui vont et viennent entre deux aubes. » (Je transporte des explosifs…, Cambourakis, 2019).] onze-5: footnote:[ #rickyrenuncia #wandarenuncia #puertoricoisaBlackgeography #throwthewholeadministrationout #oyaforpresident #allempiresfall #itsthe121anniversaryoftheUSinvasionofPR #justsayin] onze-6: footnote:[Tracy K. Smith, The Slowdown [le ralentissement], podcast du 5 août 2019.] onze-7: footnote:[ Comme l’a dit D’atra Jackon à l’occasion d’une Emergent Strategy Immersion en Caroline du Nord.] onze-8: footnote:[NdT : « Narval de rêve ».]

onze

respecte tes cheveux

Une de mes principales découvertes quand j’ai étudié les manuels sur la vie des mammifères marines a été de comprendre à quel point le même langage qui alimente le racisme, les binarités de genre et toutes sortes d’autres formes d’oppression, refait surface dans les descriptions « scientifiques » des mammifères marines. Il se trouve que la plupart de ces descriptions sont aussi écrites par des hommes blancs occidentaux. Cette section examine les poils des phoques, des morses et des baleines, et leur connexion avec les discours sur les cheveux qui se tiennent au sein de notre espèce, dans l’idée de revendiquer un des traits physiques les plus intimement liés aux définitions raciales (après la peau).

Inspirée par cette phrase de Bob Marley : « Fais confiance à l’univers et respecte tes cheveux », je m’intéresse à une redéfinition mammifère marine des cheveux comme une technologie au service de la vie. Que signifient les poils qui recouvrent nos corps et nos têtes ? Que protègent-ils ? Comment les honorer, à la fois pour les frontières qu’ils dessinent et pour les leçons qu’ils nous enseignent ?

Le nom scientifique de la phoque annelée (Pusa hispida) décrit son poil, qui est plus « hérissé » que celui de ses congénères. « Hérissé » étant la version gentille, car la signification du latin hispida va de hérissé à sale, en passant par rugueux, hirsute, etc.

En diaspora, on le dit deux fois. Les sous-espèces les plus géographiquement dispersées sont appelées Pusa hispida hispida. Donc son poil est, pour reprendre les mots de la National Audubon Society, « plus rêche » que celui des autres phoques.

Et je dis : tant mieux pour elle. Je salue l’adaptation. Car souviens-toi qu’elle vit au milieu des glaces. Souviens-toi qu’elle est la nourriture préférée des ourses polaires. Chassée par les morses, les orques et les humain·es. Le minimum qu’elle pouvait faire, c’était bien de se rendre plus tranchante, plus acérée. Un jour ou l’autre.

Son premier pelage est blanc et laineux. C’est celui avec lequel elle naît. Presque personne ne le voit, parce que sa mère la cache dans la glace. Puis, après quelques semaines, elle perd ses poils pour devenir Noire et argentée. Capable d’aller en profondeur, capable de plonger. Scintillante et sombre comme la mer froide. C’est seulement après sa première mue annuelle qu’elle obtient ses beaux anneaux et commence à poser, comme si Mickalene Thomas s’apprêtait à peindre son portrait. Iridescence de la peau. Collage et mirage. Les Iñupiat l’appellent natchek. Les Inuit qui parlent le Yupik et vivent dans le Détroit de Béring l’appellent niknik. Ou parfois du nom que je préfère : netsiavinerk, ce qui veut dire « jarre d’argent ». Parce qu’il y a tant de magie à être ainsi texturée de Noir, lisse et argentée, tranchante au toucher.

Et si toi aussi i·elles t’ont donné un autre nom que le tien. Si toi aussi ton art de te distinguer, ton art de te protéger, n’a eu de cesse d’évoluer pour ne pas te retrouver aux mains des prédateur·ices — tes cheveux, ta langue, ton départ. Si pour toi aussi, i·elles ont utilisé tes cheveux pour te repérer et te rejeter, tes boucles, ta coupe, ton tissage. Si toi aussi i·elles t’ont menti sur leur désir secret de te ressembler, de s’accaparer le diamant de ta manière océanique de vivre. Ne désespère pas.

Je suis avec toi. J’aime la sagesse de tes frontières audacieuses. J’aime ton évolution qui se rend visible. J’aime la décadence de ton adaptation dans un monde de bouches qui salivent. J’aime la soie de ton poil et les vertèbres de ta colonne. Et comme tu respires à travers tout ton corps. Et comme tu peux givrer cel·leux qui te regardent, et comme tu peux construire des mondes par le bord, par le gel et par la fonte. Une œuvre d’art, voilà ce que tu es. Une cloche magique. Une boîte de génie. Tu rappelles au monde sa texture rugueuse. Tu appelles le ciel à tomber en anneaux.

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Une des choses que je préfère concernant les phoques ? La manière dont leur visage savent déchiffrer le monde. Leurs moustaches, ou vibrisses, sont le résultat d’une adaptation évolutive particulièrement avancée qui leur permet de distinguer les plus petits éléments sur le sol marin. Ces poils épais leur permettent de localiser, à toute vitesse, les palourdes enfouies sous les sédiments. Un talent précieux pour des plongées sous l’eau qui excèdent rarement les six minutes. Les mères phoques reconnaissent leurs bébés à leurs vibrisses. Elles n’ont pas besoin de leurs yeux. Elles font confiance à l’intimité des vibrations.

Voilà une manière unique de connaître. Comment tu respires, comment tu bouges : au travers de mon souffle, je laisse mon visage m’apprendre qui tu es. Dans le tourbillon profond de la crasse, je fais confiance à la plus petite des vibrations pour me nourrir, pour nous nourrir tous·tes les deux. L’évolution de nos cheveux comme technologie sensible. Les cheveux sur mon visage : un oracle que l’on n’aurait pas épilé. Une transmission qui a pris forme.

Pourrait-on les étudier ? Et si je devenais suffisamment adepte de la signification du mouvement de mes poils pour reconnaître la différence infime entre un oui et un non ? Entre ici et pas ici ? Entre reste et pars ? Et si j’apprenais à te connaître par les mouvements que je sens au travers de ta chair de poule, par la manière dont mes cheveux se dressent sur ma tête ou au contraire se relâchent pour t’accueillir ? Il y a une vibration qui parcourt ma peau et à son contact mes cheveux me racontent ce que j’ignore habituellement. Que se passe-t-il si je commence à me souvenir que ma vie dépend de ma capacité à savoir ce qui se passe ici, dans la boue, et que je ne peux pas voir ? Ici, dans les profondeurs où je dois trouver ce qui est caché. Ici, sur ta peau, où m’attendent tous ces messages.

J’aime la technologie sauvage de ton visage. Ce qu’elle dit, ce qu’elle indique, ce qu’elle garde pour elle. J’honore la sensibilité de tes décisions infimes et pleines d’informations. J’ai foi dans le génie de la croissance de tes cheveux, dans la manière dont ils te protègent, dont ils s’étendent dans le monde, la manière dont ils bougent et mesurent le mouvement. J’étudierai l’invisible. Parfois, je ne peux croire à ce que je vois. Mais je peux écouter. Infime, plus discret qu’un souffle. Oui. Là. Là. Tu le sens ?

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Le fait que tu aies grandi en pensant que les narvals n’existaient pas vraiment, qu’elles n’étaient pas cette animal qui, en ce moment même, nage dans les mers arctiques, n’est pas une coïncidence. C’est le résultat d’une longue et lucrative conspiration. Il se trouve que, depuis le Moyen-Âge, baleinièr·es, commerçant·es, explorateur·ices et même alchimistes se sont mis·es d’accord pour cacher l’existence des narvals tout en faisant de remarquables profits en vendant leurs défenses comme des « cornes de licornes ». Et je pense à la manière dont, depuis trop longtemps, la marginalité forcée et l’augmentation des marges de profit sont liées l’une à l’autre.

Je pense aussi à toutes les personnes qui ont bénéficié de la conspiration qui a cherché à faire comme si je n’existais pas. Et qui ont ensuite fait circuler le mensonge selon lequel la seule partie de moi qui existait vraiment était celle que ces personnes pouvaient vendre.

Assurément, je sais qui a été blessé·e, lésé·e, abîmé·e. Moi, je l’ai été. Cel·leux qui m’ont coupé la tête m’ont sacrifiée à une idée lucrative tout en se débarrassant de la menace de ma réelle magie. Qui d’autre a été abîmé·e ? Toi, tu l’as été. Tu as souffert d’une tragédie, celle du commerce qui a été fait de la réelle magie de la planète, transformée en un mythe individualiste de l’être spécial et unique. Tu t’es étouffé·e à force de devoir avaler des contes de fées hétéronormatifs nourrissant les délires de générations entières. Nous, nous avons été abîmé·es. Nous tous·tes. Parce qu’il y a du sang dans l’eau à la limite de nos rêves. Lorsque nous nous retrouvons coupé·es, nous et nos liens, cela a des conséquences. Et le marché ne cesse de nous tourner autour.

Un jour, après avoir étudié les chants des baleines à l’Aquarium du Pacifique, ma·on partenaire et moi avons acheté pour nos nièces un puzzle représentant le tableau d’Emily Winfield Martin intitulé Dream Narwhal46.

Nous voulions ce tableau dans nos vies en raison de la baleine qui s’y trouve peinte, impossible et bien réelle, et en raison de la jeune fille Noire, impossible et bien réelle, que l’on trouve également dans l’image, respirant sous l’eau et regardant droit devant elle de l’intérieur de son rêve. L’aînée de mes nièces, un guide de la vie animale à elle toute seule, avait alors deux ans et pendant tout le temps où elle assemblait les pièces du puzzle, elle n’arrêtait pas de répéter « bonita, bonita », touchant avec amour les cheveux peints de la petite fille.

Qui a bénéficié de la conspiration qui nous enseigne que nous ne sommes pas belle·aux ? Que nous n’étions pas possibles ? Qui sont les premières personnes à avoir détourné notre adaptation pour en tirer profit ? À avoir transformé la profondeur et l’intensité de notre réalité en poussière de conte de fées, et à nous l’avoir revendue quand nous avons commencé à nous aviser que nous existions, transformant la rareté de nos représentations en marges et en profits, mais pour qui ? Demandez à la narval. C’est ainsi que l’offre et la demande travaillent dans la durée. Te revendant le bonheur que tu possèdes déjà.

Pile au bon moment, le chercheur Tavia Nyong’o me rappelle aujourd’hui que conspirer signifie respirer ensemble. Comme le font les narvals, par centaines, tous les étés. Cela se passe maintenant. Puissions-nous activer et renouer avec cette conspiration, la plus ancienne, et nous souvenir de tous les souffles épais et impossibles qui nous précèdent et de ceux qui nous suivront et de ceux qui viendront avec nous, trop réels pour êtres vendus. Trop beaux pour être oubliés. Trop magiques pour être volés.

Je continue de désapprendre les compensations que j’ai développées quand je pensais encore que mon existence était impossible. Et toutes les tactiques tout aussi toxiques que j’ai intériorisées. Les mythes de la représentation qui voudraient que j’aie été et que je doive être unique en mon genre. Et maintenant, tout ce que je veux, c’est que nous respirions ensemble. Car nous sommes réel·les et nous sommes puissant·es, bien au-delà de toutes les magies marchandisées qu’on nous vend (et même au-delà de la Black Girl Magic marchandisée et des cadeaux qu’elle nous vend).

Nous sommes réel·les. Nous sommes au-delà de tout ça. Quand nous conspirons avec nos ancêtres pour honorer nos rêves. Quand nous puisons dans cette partie de nous qui n’est pas à vendre, une partie si impossible à commercialiser que les capitalistes disent qu’elle n’existe pas. Mais elle existe. C’est toi. C’est nous tous·tes. Je t’aime. Mon rêve le plus réel. Ma vérité la plus folle. Toi, énigme élégante. L’air que je respire.

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douze

mets fin au capitalisme

Je suppose que j’aurais pu commencer par là. Soyons clair·es : les souffrances et les dangers qu’encourent les mammifères marines au moment où j’écris ces lignes sont inextricablement liés aux processus extractifs et aux destructions générées par le capitalisme. Les méditations qu’on trouve dans cette section s’intéressent aux marsouins du Pacifique et aux baleines franches de l’Atlantique, deux espèces en danger critique d’extinction à cause de l’industrie commerciale de la pêche qui trouve cela coûteux et peu pratique de changer ses manières de faire. Nous considérons également le destin des dauphins rayées et observons comment la Grèce, pour essayer de sauver son économie, se retrouve à autoriser de dangereux forages pétroliers dans leurs habitats. Nous nous interrogeons sur l’étrange état du monde où les petits navires de pêche se mettent à tuer des mammifères marines en pensant qu’ils éliminent ainsi la compétition sur un marché où ils n’ont pourtant déjà aucune chance de gagner. Autant d’exemples de ce que le capitalisme signifie à l’échelle inter-espèce. En même temps, cette section cherche à célébrer un ancien pêcheur de homards qui a risqué et donné sa vie en participant aux efforts d’un navire parti à la rescousse de baleines franches prises aux pièges mortels des filets de pêche. Ainsi qu’une petite entreprise de pêche possédée par des autochtones qui se bat contre l’extinction de la dauphin à front blanc de Nouvelle-Zélande. Et enfin, l’espoir et l’instruction qui nous mettent en direction d’une relation plus juste avec la planète et les un·es avec les autres — en abolissant le capitalisme aussi vite que possible.

Je me demande si nous serons un jour capables d’évoluer et de nous libérer de nos cordes. Tressé de sang, un héritage emmêlé. Pourrions-nous, aujourd’hui, évoluer et échapper aux filets qui nous capturent, cette technologie conçue tout à la fois pour nous saisir et nous garder ? Si je demande, c’est pour une amie. La vaquita, marsouin du Pacifique, dont EcoWatch dit qu’elle est à quelques jours de l’extinction, tout cela à cause de l’utilisation intensive de filets maillants là où elle vit. Je demande aussi pour la baleine franche de l’Atlantique nord, également proche de l’extinction, qui meurt souvent prise au piège des filets des grands navires de pêche traversant son territoire. Ou transpercée par leurs hélices.

Aucune de ces espèces ne rencontre de problèmes de reproduction. D’ailleurs, les baleines franches de l’Atlantique nord s’adonnent à quantité de sexe reproductif et davantage encore de sexe social, juste comme ça.

Si la baleine franche de l’Atlantique nord se trouve dans cet état de précarité, c’est parce que les baleiniers commerciaux les ont prises pour cibles et chassées pendant toute la période de la traite esclavagiste. Mais plus personne ne les chasse aujourd’hui. En réalité, Joe Howlett, pêcheur de homards et membre d’un équipage composé de personnes qui risquent leur vie pour démêler ces baleines des cordes qui les étranglent, est récemment mort au cours de l’une de ces expéditions. Est-il possible de démêler les conséquences de siècles d’avidité et de cupidité ?

Une des menaces qui pèsent le plus sur les cétacées (et les mammifères marines) en danger imminent d’extinction sur la planète est ainsi un dommage collatéral de la pêche dans sa forme la plus ordinaire, censé être involontaire. Les bateaux de pêche de l’Atlantique ne pourraient-ils pas être plus attentifs ? Ne sont-ils pas capables de repérer et d’éviter un animal aussi imposant et aussi lent que la baleine franche de l’Atlantique nord (qui, d’ailleurs, a reçu le nom de « baleine franche » parce qu’elle était si lente et si imposante qu’elle était particulièrement facile à chasser par les baleiniers avec la technologie limitée dont ils disposaient il y a deux cents ans) ? À en croire l’industrie de la pêche, l’opération serait coûteuse et compliquée. Certain·es disent qu’il faudrait encore des années, voire des décennies, pour développer la technologie requise. Autrement dit, elle ne sera disponible qu’une fois que la baleine franche de l’Atlantique nord sera éteinte.

Et qu’en est-il des filets de pêche qui entravent la marsouin du Pacifique ? Ils sont déjà illégaux et les personnes qui les utilisent sont les plus pauvres, ce sont celles qui n’ont pas d’autres options économiques viables.

Donc, Alexis, est-ce que tu es en train de nous dire que pour sauver ces animaux, il ne nous faut pas seulement abolir l’industrie commerciale de la pêche, qui est l’une des sources principales de production de nourriture de la planète, mais qu’il nous faut aussi abolir le capitalisme lui-même CETTE SEMAINE si l’on veut que personne n’ait à choisir entre utiliser des filets de pêche illégaux ou mourir de faim ?

En un mot ? Oui.

Mais peut-être es-tu déjà au courant. Peut-être sais-tu déjà que, pour te tuer, un système de mort n’a pas besoin de te prendre directement pour cible. Peut-être sais-tu déjà comment, par exemple, bien après la période des lynchages où des touristes endimanché·es venaient pique-niquer, se prendre en photo devant les pendu·es et repartaient avec des morceaux de corps coupés en guise de souvenirs, le même système peut toujours couper des parties de toi tous les jours, voler les parties de toi dont tu as besoin, par son simple fonctionnement quotidien, et ce qu’il hérite de sa fonction originelle. Mais peut-être penses-tu que ces histoires ne te concernent pas (auquel cas, c’est une partie de toi qui s’est déjà anesthésiée).

Pense à cette baleine franche femelle de l’Atlantique nord qui, quand elle était bébé, a été grièvement blessée par une hélice et qui n’en est morte que quatorze ans plus tard, en tombant enceinte. Alors qu’elle s’élargissait pour accueillir la vie en elle, sa blessure s’est rouverte, s’est infectée et l’a tuée. Ou bien pense à Ponctuation (c’est le nom que lui ont donné les chercheur·ses qui l’ont étudiée pendant quarante ans), une grand-mère baleine franche de l’Atlantique nord qui mourut à l’été 2019. Au cours de sa vie, elle donna naissance huit fois et survécut aux filets de pêche cinq fois. Elle était recouverte de cicatrices laissées par de nombreux bateaux et de nombreuses hélices. Au moins trois de ses enfants ont péri empêtrées dans des filets avant sa propre mort. Peut-être sais-tu ce que cela fait de porter la blessure constante d’un système qui dit que ça n’a rien à voir avec toi. Cela sonne peut-être creux à tes oreilles à toi aussi quand tu t’entends dire que ces morts ne sont pas intentionnelles, qu’elles sont simplement des dommages collatéraux du système et qu’on ne peut pas les éviter. Qu’il suffirait d’améliorer le système en place.

Je n’y crois pas. Où sont donc ces gens qui disent que la pêche commerciale est nécessaire à la vie humaine quand c’est ce système économique qui pollue les réserves de nourriture et augmente les émissions de dioxyde de carbone dans des proportions qui tuent déjà quantité de poissons ? Rien de tout cela ne peut être séparé. Nous sommes tous·tes intriqué·es. Et le fait que notre intrication nous tue à petit feu ne fait rien pour adoucir les choses ; au contraire, cela rend la situation d’autant plus terrible. Je porte le deuil des parties de toi qui ne sont plus capables, aujourd’hui, de ressentir. Je porte le deuil des cicatrices que tu ne remarqueras que lorsque sera venu le moment pour toi de grandir. Je porte le deuil de la liberté que tu ne connais pas parce que ces cordes sont là depuis plus longtemps que toi, et que tu sois grand·e ou petit·e, tu ne peux pas leur échapper.

Si l’on ne s’y met pas tout de suite, si nous n’en finissons pas avec le capitalisme maintenant, c’est parce que nous sommes tous·tes emmêlé·es et cette réalité continuera de nous infliger des blessures, bien après que la vaquita et la baleine franche de l’Atlantique nord auront disparu de la surface de la planète. Donc : pas besoin de sauver les baleines, mais jette au moins un œil aux cordes qui nous enserrent. Reconnais tout ce qui a déjà été coupé de nous, ce que coûte le fonctionnement du système tel qu’il est. Prends au moins un moment pour imaginer comment tu pourrais bouger si nous n’étions pas empêtré·es dans tout ça. En avons-nous les moyens ? Je me le demande. Et si ces deux phrases résonnent en toi, ne serait-ce qu’un tout petit peu, alors peut-être que tout n’est pas perdu : je t’aime. Tu mérites d’être libre.

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La dauphin rayée (Stenella coeruleoalba) a des choses à dire.47 Elle est malade et fatiguée. D’être malade et fatiguée.48 Elle ne cesse d’être confrontée à des cycles de virus qui tuent les membres de son espèce par milliers dans l’Atlantique, le Pacifique et la Méditerranée. Dauphin sociale, nageant en eaux profondes, la dauphin rayée est vulnérable aux épidémies virales des cétacées. Si les baleines pilotes sont atteintes, les dauphins rayées finiront par l’être aussi. Les chercheur·ses ne connaissent pas encore l’origine exacte de ce virus, mais on sait qu’il a tué un millier de dauphins dans la mer Méditerranée entre 1990 et 1992, qu’il y est revenu en 2007, puis à nouveau en 2019. Un facteur dont je suis certaine qu’il n’aide pas : la manière dont l’habitat de la dauphin bleue est constamment pollué.

Par exemple, au moment où j’écris ces lignes, en Grèce, des compagnies pétrolières se bousculent pour forer dans des zones protégées établies pour préserver les mammifères marines et leur habitat, à savoir les zones où la mer Méditerranée est la plus profonde, là où vivent les dauphins rayées. Le gouvernement conservateur (mais pas pour la conservation de l’environnement) à la tête de la Grèce voit les forages en haute mer comme une solution aux problèmes économiques du pays, invitant les industries pétrolières les plus féroces à s’installer sur ses littoraux. Bien sûr, ces dirigeant·es ne parlent jamais des coûts environnementaux majeurs que pourrait représenter une marée Noire dans la région, si petite soit-elle, non seulement pour les mammifères marines qui y vivent, mais aussi pour le gouvernement lui-même, sans parler de l’industrie touristique grecque. J’écris cela en solidarité avec les militant·es grec·ques qui tentent d’éveiller les consciences, par la musique et l’éducation populaire, et cherchent à mettre un terme à la spéculation des forages pétroliers.

Parce que je sais ce que cela fait d’être rendue malade à force d’oppression systémique et de cycles d’extraction. Le virus qui impacte les dauphins comprime leurs poumons et leurs cerveaux. Elles luttent pour respirer, leurs nages décrivent d’étranges cercles. Elles dérivent et finissent dans des endroits qui ne leur permettent pas de vivre. Est-ce que tu en sais quelque chose ?

Moi oui. Moi aussi je tourne parfois en rond, confuse. Moi aussi je lutte pour respirer. Moi aussi je me suis déjà demandée comment j’ai fait pour me retrouver si loin de ce dont mon corps et mon esprit ont besoin. Je pensais que j’avais fini d’écrire au sujet des dauphins rayées, mais nous sommes si nombreux·ses à être désorienté·es et épuisé·es, sidéré·es et coupé·es de nous-mêmes. Alors je me demande : qu’est-ce que je dirais si j’étais une dauphin rayée ?

Je t’aime. Et même quand tu es malade et triste, même quand tu es au plus bas, tu mérites un océan aussi bleu que ton nom. Tu mérites une sécurité aussi profonde que ton besoin. Tu mérites de la nourriture, une communauté, une école et un foyer. Tu n’avais pas tort de t’associer à tes semblables. Et tu n’avais pas tort de respirer fort et de faire entendre ce en quoi tu croyais. La désorientation que tu ressens est justifiée. Nous vivons dans un monde qui dérive. Et la pression que tu ressens dans tes poumons est une urgence. Il nous faut apprendre à parler la langue de cet air. Nous n’en pouvons plus de ces cycles fatigués de vulnérabilité économique, de pillages de ressources, d’excès et d’injustices qui nous font plonger toujours plus bas. Nous sommes prêt·es à respirer autrement. Et à évoluer.

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Ronde. Tūpoupou, que l’on connaît aussi sous les noms de dauphin à front blanc de Nouvelle-Zélande et de Cephalorhynchus hectori, est ronde. Pas seulement parce qu’elle fait des courbes et qu’elle plonge, mais aussi en raison de la forme de ses nageoires. Son visage même est rond, sans bec qui s’en détache. Elle est la dauphin la plus petite et la plus rare de la planète. Est-ce que cela l’empêche d’être connectée à tout ? Non.

Il se trouve que le monde, lui aussi, est rond.

Au moment où j’écris ces lignes, il ne reste plus que 1 500 de ces dauphins autour des îles d’Aotearoa, le seul endroit au monde où elle vit. Est-ce que cela l’empêche de rester connectée à tout ? Non. Le monde est rond.

Au moment où j’écris ces lignes, une entreprise de pêche commerciale maorie s’allie à des écologistes et s’engage dans des transformations pour honorer les vies et les habitats des tūpoupous et des dauphins de Māui qui vivent sur leurs côtes. Cette entreprise, Moana, a embauché la World Wildlife Federation (WWF) pour qu’elle l’accompagne dans le changement holistique qu’elle souhaite entreprendre, qu’il s’agisse de ses filets de pêche, de ses bateaux, ou du développement de nouvelles pratiques pour éviter de noyer les mammifères marines. Moana est aussi l’une des deux principales entreprises de pêche sur Aotearoa à s’être engagées, aux côtés du WWF, à changer les réglementations visant à protéger les dauphins plus rigoureusement et plus efficacement.

Il est rare de voir une entité commerciale s’engager sur les voies du travail intérieur et de l’action publique pour honorer une espèce qui ne concerne pas directement son fonds de commerce. De fait, dans la plupart des cas, en grandes pêcheuses qu’elles sont, les dauphins sont le plus souvent en compétition avec les compagnies de pêche. Mais qui voudrait un océan sans elles ? Souviens-toi : le monde est rond.

Bien qu’une partie du cadeau offert par mon apprentissage auprès des mammifères marines soit mon désinvestissement total à l’égard de l’industrie de la pêche, j’ai le plus grand respect pour Moana et d’autres entreprises de pêche qui comprennent que, si à court terme ces espèces peuvent apparaître en compétition, sur le long terme, toutes les espèces sont nécessaires. L’approche écologique est une approche éthique. L’échelle des coûts à considérer ne se limite pas à celle d’une espèce isolée. Je suis certaine que ni Moana, ni le WWF ne sont parfaits, et non, je ne pense pas que le capitalisme puisse soigner la Terre, mais il y a quelque chose pour moi à apprendre de cette rare collaboration entre des secteurs si différents.

Cela me rappelle que si une entreprise de pêche commerciale est capable de travailler, de l’intérieur et à l’échelle nationale, je peux assurément moi aussi me rappeler du lien entre mes transformations intérieures et mes actions dans le monde. Je peux, tu peux devenir plus qu’un marché. Je peux, tu peux te souvenir que le monde est rond. Ce que nous touchons, comment nous conduisons notre barque, la rondeur est la mesure de notre vie et de la volonté que nous y mettons. L’impact de nos actions va toujours au-delà de l’espèce. Nous ne sommes pas en compétition pour occuper de l’espace sur cette planète. Le mieux que nous puissions faire, c’est apprendre à nous connecter à la possibilité de perdurer. Le mieux que nous puissions faire, c’est déployer notre générosité, parce que nous savons que la planète est déjà plus généreuse avec nous que nous ne pourrions jamais le mériter.

Rond. Le monde est rond comme une étreinte et tu touches tout. Et j’aime la manière dont tu apprends à réfléchir à la portée de tes actions. J’aime les manières que tu as d’oublier notre éducation à voir l’ennemi partout. Le monde est rond. Tout finit par revenir et par se souvenir de toi. Je me souviens de toi. Avec amour.

treize

refuse

Et puis, il y a les mammifères marines qui ont brillamment réussi à échapper à l’observation. Par exemple :

les baleines à bec, qui nagent en eaux profondes et dont de nombreuses espèces n’ont jamais été identifiées par les scientifiques occidentaux·les,

les baleines grises de l’Atlantique qui ont disparu pendant la traite esclavagiste et qui ne sont réapparues que récemment,

et les phoques moines hawaïennes qui se régénèrent sur les rives des bases militaires abandonnées de l’archipel.

En conversation avec les théoricien·nes Saidiya Hartman, Hortense Spillers, Wahneema Lubiano, Kevin Quashie et Eric Stanley, cette section honore ce que cela signifie de refuser d’être vu·es et connu·es, de refuser de participer, tant que les pratiques politiques en cours ne proposent que l’accès au paradigme dominant, ou par sa reconnaissance. Qu’est-ce qui devient possible quand nous nous immergeons dans des formes de vie obliques et queers que les systèmes dominants ne peuvent ni cartographier, ni récompenser, ni même comprendre ?

Comme trop d’artistes de talent et comme la plupart des baleines à bec, la baleine à bec des Antilles n’est guère reconnue qu’après sa mort. En mer, les scientifiques n’en ont jamais « identifiée aucune avec certitude », mais, sur les rivages de l’Atlantique Nord, elles sont les cétacées à dents qui s’échouent le plus fréquemment. Donc, l’étude scientifique de cette espèce est tout entière fondée sur la dissection des cadavres échoués. Bien que les témoignages directs fassent défaut, le manuel du Smithsonian trouve tout de même des choses à dire sur une prétendue différence entre les sexes. C’est comme si les scientifiques ne pouvaient pas s’en empêcher : « La femelle est probablement impossible à identifier en mer [il me semble qu’Hortense Spillers et Saidiya Harmtan m’ont déjà appris quelque chose de cet ordre…]49 et les mâles sont probablement extrêmement difficiles à repérer. » Et je me pose des questions.

Mais par-dessus tout, j’applaudis, pleine d’admiration. Une fugitive dont on ne trouve aucune trace est la meilleure fugitive qui soit. Quelle victoire, qu’au moins toi qui est ma parente, tu aies réussi à protéger entièrement ton existence de la science occidentale depuis tout ce temps. Quel parfait exemple, élégant et minutieux, d’une vie pleinement vécue.

Et tout mon amour va vers toi qui sais préserver tes mystères. Vers toi que l’empire des binarités n’arrivera jamais à définir. Vers vous tous·tes qui aimez avec une profondeur dépassant la reconnaissance, alimentant la liberté plutôt que la lisibilité, donnant valeur à la vie plutôt qu’à la possibilité d’être compris·es. Merci. Merci de m’aimer sans même savoir qui je peux bien être sur cette Terre.

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Il existe une baleine paisible qu’on ne voit jamais ni sauter ni montrer sa queue. Qui respire doucement et parle à voix basse. Balaenoptera acutorostrata (baleine ailée au front acéré, qu’on appelle aussi baleine de Minke pour de mauvaises raisons) est si discrète que les scientifiques la désignaient auparavant du nom de « baleine silencieuse ». Elle ne se montre que rarement à la surface, change de direction sous l’eau et a tendance à générer de la frustration chez cel·leux qui la traquent. Mais les chercheur·ses en bioacoustique écoutent. Dans le Pacifique et dans les Caraïbes, des microphones attendent.

Et quelques rares sons arrivent. Dans le Pacifique, une étude a récemment enregistré un grognement, ainsi qu’un petit son, décrit comme le passage d’un doigt sur les dents d’un peigne. Ce sont les premiers sons qu’on ait jamais enregistrés d’elle dans cette zone. Dans les Caraïbes, les sons qu’elle émet sont à une fréquence si basse qu’ils doivent être accélérés par dix pour être audibles. Les scientifiques s’y intéressent parce que le son spécifique que certaines d’entre elles émettent est, pour autant qu’on sache, unique chez les baleines. Au moment où j’écris ces lignes, les scientifiques craignent que ces voix finissent par être noyées par la pollution sonore humaine des océans50.

La discrétion de cel·leux qui sont chassé·es est apprise. Les bioacousticien·nes ne sont pas les seul·es à écouter. Les orques aussi, qui chassent régulièrement ces rorquales, plus petites. Et donc, elles parlent tout bas et s’organisent soigneusement en groupes. Parmi les baleines, elles ont l’un des systèmes d’organisation sociale les plus complexes (que l’on tienne compte du sexe, de l’âge ou de la condition reproductive). Elles s’organisent même lorsqu’elles sont seules, partageant l’espace et respectant les frontières de chasse. Elles sont parvenues à garder leurs amours — et même leurs relations parentes-enfants — hors de la portée des scientifiques. C’est que, rappelons-le, toute cette organisation se fait en silence. Qu’en dirait Kevin Quashie51, de ce recueillement de celles qui sont chassées ? Y a-t-il de la souveraineté là-dedans ?

Le nom que les scientifiques utilisent pour désigner cette baleine est « Minke », censément une référence à un baleinier inexpérimenté du nom de Meincke, à qui serait venue l’idée de chasser ces baleines. Pour des raisons commerciales, les autres baleinier·es les considéraient trop petites pour leur accorder de l’importance, mais une fois qu’i·els eurent décimé des populations entières de baleines plus grandes, ces cousines de petite taille devinrent la cible principale de l’industrie baleinière. Aujourd’hui, ce sont les dernières baleines encore chassées pour leurs fanons. Peut-être vaut-il mieux garder le silence plutôt que de m’appeler par le nom de mon assassin désigné. Celui qui voulait ma mort au nom du capital, je dis que celui-là n’est pas équipé pour dire mon nom. Ton nom n’est pas le mien. Qu’est-ce que je dis ?

Il y a des sons à basse fréquence qui ont été enregistrés pendant des années et qui viennent d’être attribués à ces baleines chassées qui ont des ailes, des bouches acérées et des mouvements pleins d’épure. Que sont-elles en train de nous dire dans ce que nous comprenons comme un grondement que nous ne savons pas entendre ? La vibration d’une action qui s’organise et que personne ne revendique ? Et qu’est-ce que je dis moi, à l’abri des registres de cel·leux pour qui tout ce que je dirai pourra être retenu contre moi ? Qu’est-ce que je dis ? Peut-être que je dis mon nom. Peut-être que je dis mon véritable nom. Peut-être que je vis avec lui, en silence. Si tu fais silence, tu pourras l’entendre. Être mu·e par ce que tu ne peux nommer. Transformé·e par une intention silencieuse. Plein·e du savoir que tu ne sais pas. Qui a dit ça ? Bouges.

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Au milieu de cet Atlantique observé de toutes parts, la surveillance est partout. Elle est l’eau que nous respirons. Elle est le contexte dans lequel nous nous noyons d’être si belle·aux et si désiré·es. Ou, comme mon amix Eric Stanley le dit à propos du problème de la reconnaissance et des optiques anti-trans : « comment pouvons-nous être vu·es sans être reconnu·es, et comment pouvons-nous être reconnu·es sans être pourchassé·es ?52 »

Demande aux dauphins tachetées de l’Atlantique, qui ne sont pas toujours tachetées d’ailleurs. Seules les plus anciennes de l’espèce ont des taches, et les dynamiques qui font qu’elles n’en ont pas toujours, qu’elles sont différemment marquées au cours de leur vie, ces dynamiques rendent ces dauphins difficiles à identifier. Le guide du Smithsonian dit qu’elles ont « troublé les experts pendant longtemps ». En raison de cela et peut-être aussi en raison de leurs suspensions épiques dans les airs quand elles sautent au-dessus de l’océan, elles sont particulièrement recherchées. Par exemple, en 1995, une dauphin tachetée de l’Atlantique s’est échouée sur les rives du Texas. Les scientifiques texan·es, bien sûr, l’ont placée en détention, mais i·els l’ont ensuite relâchée, armée d’un micro sur sa nageoire dorsale pour aller espionner les autres dauphins du golfe et au-delà. Les scientifiques appellent cela « apporter de l’aide ». En un sens, c’est le cas. Et je sais que certain·es d’entre nous savent de quoi je parle, parce qu’en échange de l’accès à certains services (en particulier ceux des réseaux sociaux au travers desquels ces mots ont commencé à circuler), nous devons nous soumettre au pistage et à la surveillance. Une écologie du marquage dans laquelle il n’est jamais très simple de nager.

Autre chose. La dauphin tachetée de l’Atlantique, acrobatique, agile, rapide, a suscité les rêves des geôlièr·es des parcs Sea World dès leurs débuts. Et, bien que j’aie entendu les échos de tout un groupe de ces dauphins vivant consensuellement avec une communauté d’humain·es dans les Bahamas depuis les années 1970, dont elles partent et où elles reviennent quand bon leur semble, les guides disent qu’« elles ne s’acclimatent généralement pas à la captivité et ne sont donc pas très populaires dans l’industrie du spectacle. » Hmm. Voilà qui sonne comme ce que nous a appris Wahneema Lubiano : une histoire qui fait sensation et qui en cache une autre53. Parce que l’absence d’acclimatation, les morts prématurées, les fausses-couches fréquentes, les vies apathiques des dauphins et des baleines en captivité ne sont généralement pas ce qui a arrêté l’industrie de les capturer. Alors ? Qu’y a-t-il de si évasif chez la dauphin tachetée de l’Atlantique ? Comment perdre en popularité auprès de cell·eux qui veulent faire de moi leur esclave ?

Je vous vois venir, chasseur·se sans fil, avec vos hameçons lancés à chacun de mes mouvements. Et je sais que dans votre convoitise à mon égard, il y a un désir des profondeurs. Puisse ton amour survivre à tes mensonges, prédateur·ice bien-aimé·e.

Et pour nous tous·tes, acrobates furtif·ves qui épuisons les systèmes par nos flux constants d’informations contradictoires ; pour nous tous·tes, qui sommes pris·es quotidiennement pour ce que nous ne sommes pas. Oui. Tout mon amour. Et que ça continue.

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Le guide du Smithsonian dit que les phoques moines de Hawaï et des Caraïbes sont « des sœurs qu’un continent sépare ». Pour la première fois depuis un siècle, les scientifiques ont, en 2014, décidé de nommer un nouveau genre pour décrire la proximité de ces espèces de phoques : Neomanachus, c’est le nom qui dit les relations évolutives qui lient les deux espèces (dont l’une est éteinte et l’autre apparaît dans la liste des mammifères marines les plus menacées de la planète) et qui les distingue des phoques moines de la Méditerranée, que le Smithsonian décrit non plus comme des sœurs, mais comme des « cousines éloignées ».

Les scientifiques estiment que les deux espèces du « Nouveau monde » se sont séparées de leurs cousines de l’« Ancien monde » (c’est toujours le Smithsonian qui parle là) il y a environ six millions d’années. La séparation entre les phoques des Caraïbes et les phoques de Hawaï, quant à elle, est plus récente. Elle aurait eu lieu il y a trois millions d’années. Le colonialisme a eu un impact dévastateur tant sur l’espèce hawaïenne que sur l’espèce caribéenne. Et je me pose des questions sur la manière dont la vie se prolonge dans ces liens ancestraux. Sur la manière dont la sororité, la solidarité et les actions directes décoloniales interviennent dans les Caraïbes (en particulier à Puerto Rico) et à Hawaï (en particulier pour protéger le Mauna Kea sacré).

J’écris ailleurs dans ce livre au sujet des phoques moines des Caraïbes, que les scientifiques ont déclarées éteintes. La relation étroite qui lie les phoques moines des Caraïbes et de Hawaï est, pour les écologistes, une raison de plus de faire tout notre possible pour empêcher l’extinction des phoques moines de Hawaï, qui sont les plus proches parentes de l’espèce éteinte.

Un des impacts les plus délétères de la crise qui affecte la population de ces phoques prend la forme de ce que les guides appellent le « harcèlement » des femelles par les mâles. Nous, on parlerait de viol, d’un viol meurtrier qui accroît la menace pesant sur la population. Les écologistes ont capturé, retiré et relocalisé certain·es de ces phoques mâles en raison des viols. Il y a même aujourd’hui un hôpital pour phoques à Hawaï qui s’est doté d’un service de réhabilitation.

Une nouvelle qui réchauffe le cœur : la population des phoques moines hawaïennes a augmenté de 3 % tous les ans depuis cinq ans. Il semble que la meilleure chose qui soit arrivée aux phoques moines hawaïennes ait été la fermeture des deux bases militaires états-uniennes de Sand Island et de l’atoll de Kure. Les phoques moines en ont revendiqué les sites et leurs populations y ont constamment augmenté. Selon les guides, les populations de phoques moines hawaïennes sur ces îles avaient disparu parce qu’elles « s’étaient révélées intolérantes à la présence humaine. » Au moins à la présence militaire en tout cas.

Je pense souvent aux conséquences du colonialisme sur les groupes menacés. Ce que cela coûte de perdre presque tout ce qu’on a. L’impact d’un quotidien militarisé. Les violences multiples que nous endurons. Et si le chemin vers la conservation des espèces qui restent sur la planète était la démilitarisation ? Quelle solidarité, quelle sororité évolutive, quel impératif ancestral est-il nécessaire d’invoquer aujourd’hui alors que les territoires colonisés des États-Unis leur opposent un refus explicite ? À quoi cela ressemblerait-il pour nous de développer une intolérance au colonialisme ? Quelles sortes de vie en sortirait ? Quelles sortes de résurgences deviendraient possibles si la force coloniale était mise en défaut ? Si je pose la question, c’est pour ma sœur, où qu’elle soit maintenant. Il y a trois millions d’années, elle m’a appris quelque chose qui nous concerne tous·tes. Et je n’ai pas oublié. Nous méritons d’être libres.

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Boto, la « dauphin rose » qui vit dans le fleuve Amazone, est en réalité rose et bleue. Elle vit au confluent des fleuves et des mythologies. Et donc elle est aussi très flexible. Elle peut changer la forme de sa tête et regarder dans toutes les directions. On peut parfois l’entendre respirer fort et projeter l’air jusqu’à deux mètres de haut ; mais le plus souvent, on dit que sa respiration ressemble plutôt à un soupir.

Aucun bébé n’est rose. Non. Le rose vient avec le temps. Et de toute façon, ce que nous appelons rose n’est autre que le sang qui la traverse, les capillaires si près de la surface qu’on les voit chanter. Des Janelle Monáe. Visiblement vulnérables, c’est-à-dire : courageuses. C’est-à-dire : mon sang bouge là où il a besoin d’aller, dans les eaux troubles du changement. Roses, comme dans : prêtes. Et pourchassées.

Moi qui vis ici, au confluent, je ne peux pas me permettre de me cacher. Au lieu de quoi, chacun de mes souffles est une critique que je lance au monde. Mon souffle prend de l’espace. Il bouge mon sang. L’envoie là où j’ai besoin qu’il aille. Tu vois ma vie et tu crois que c’est ma peau. Sous elle, je suis un muscle qui répond et change de forme. Vraiment. C’est ce que je suis. Et je suis ce que j’ai besoin d’être. Je ne me cache pas.

Sache que je t’aime dans ce monde qui prend la couleur de ton sang pour un bonbon. Qui criminalise ta flexibilité. Qui simplifie la manière dont tu revendiques ta propre vie. Sache que pour moi, ton sang est écriture. Je veux qu’il reste dans tes veines. Et je prononce ton nom. Ce n’est pas en vain que nous respirons.

Chanel Scurlock. Johana Medina Leon. Chynal Lindsey. Layleen Polanco. Zoe Spears. Présentes.54

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Dans l’océan, le fait que certaines dauphins désignées comme mâles par les scientifiques vivent en couple pendant des décennies, voire toute une vie, n’est pas considéré comme une bizarrerie. C’est même courant. Les scientifiques ne trouvent pas non plus étrange que des groupes de grandes dauphins qu’i·els appellent des « femelles apparentées » voyagent ensemble dans le monde entier pour toujours. Cela aussi, c’est courant. Telles sont les vies des dauphins les plus « communes ». Des vies archétypiques. Celles de Flipper et de ses amies. Si les delphinidées sont une espèce qui n’est presque jamais cohérente (elles mangent n’importe quoi, elles vivent n’importe où, elles accouchent n’importe quand, leur peau peut être foncée ou claire, elles sont de toutes tailles), elles se souviennent cependant toujours les unes des autres. Elles ont la mémoire sociale la plus longue de toutes les mammifères marines que nous avons observées ; elles sont capables de reconnaître les sifflements de leurs congénères après des décennies de séparation. On pourrait donc appeler « partenaires » celles auprès de qui elles s’engagent à rester. Souvent, des partenaires de « même sexe ».

En captivité ? Eh bien, c’est autre chose.

Tout mon amour va aux queers qui revendiquent l’océan sur terre. Aux courageux·ses qui donnent son goût épicé à la vie terrestre avec l’extravagance des vies que nous nous construisons les un·es avec les autres. Nous ne flottons jamais mieux que dans les conditions les plus fugitives. Alors que la force d’attraction des récits, des lois et des structures fiscales imposées par la société veulent nous éloigner les un·es des autres, nous nous donnons la priorité. Nous agissons en sachant que tout pourrait changer. Et, si je devais choisir, je te choisirais à nouveau.

Nous serons bientôt tous·tes des mammifères marin·es. Alors je te remercie, toi qui n’oublies pas de nager au milieu de tout cela.

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Les baleines grises sont des faiseuses de monde. Elles sont les seules baleines de cette taille qui se nourrissent des sédiments déposés au fond de l’océan, laissant derrière elles de larges sillons qui marquent la surface sous-marine de la Terre. Dans leurs passages, elles font remonter à la surface des nutriments qui nourrissent des écosystèmes entiers. Et elles ont disparu de l’océan Atlantique depuis la fin de la traite transatlantique.

Que s’est-il passé ? Pour les biologistes marin·es, c’est encore un mystère. Pourquoi les baleines grises de l’Atlantique se sont-elles éteintes ? Est-il possible que les baleinier·es sur les vaisseaux esclavagistes aient tué toutes les baleines grises sans en parler ? Y avait-il déjà à l’époque une plus petite population de baleines grises qu’on ne le soupçonnait ? Des mauvais calculs et des documentations insuffisantes : voilà les théories disponibles à ce jour. Et aucune ne fait le lien entre la fin de la traite transatlantique et l’extinction des baleines grises de l’Atlantique. Mais moi oui. Et peut-être d’autres que moi, qui ell·eux aussi ne peuvent pas s’empêcher de penser à l’esclavage et à nos parent·es.

Je me demande. Oui. Je me demande si la toxicité de la traite esclavagiste et son impact sur l’océan n’ont pas été insuffisamment documentées. Lucille Clifton dit que « l’Atlantique est une mer d’ossements.55 » Quelle est la demi-vie des vies transsubstantiées par l’esclavage ? Cette transsubstantiation peut-elle se dissoudre ? Et les ossements des captif·ves qui se sont libéré·es, ou qui ont quitté leurs corps et se sont donc retrouvé·es balancé·es par-dessus bord… que sont-ils devenus ? Des sédiments. Aspirés et filtrés dans les fanons de la baleine grise de l’Atlantique, n’est-ce pas ? Donc, il y a cette vérité digestive, ce fait : nos ancêtres perdu·es à la traite transatlantique se sont transformé·es en baleines.

Le sédiment est-il capable de sentir ? Kriti Sharma s’est embarquée dans un projet de recherches sousmarines concernant les micro-organismes qui, vivant dans le sédiment des profondeurs de la mer, transforment le méthane d’une manière qui pourrait en rééquilibrer la présence excessive sur la planète56. N’oublie pas le sédiment : dans les tréfonds, il y a des savoirs qui éclosent.

Et peut-être y a-t-il encore davantage en jeu dans cette relation inter-espèces. Pourrait-il y avoir eu un pacte inter-espèces entre cell·eux qui ne pouvaient survivre à la traite transatlantique ? Se pourrait-il qu’un refus de survivre à la traite esclavagiste ait pu se transmettre d’une espèce à une autre ? Les baleines grises ont-elles été solidaires ? Ont-elles refusé les termes de la trahison que leurs estomacs étaient forcés de digérer ? Ou, puisque les scientifiques ont récemment découvert que les baleines grises peuvent migrer de l’océan Atlantique au Pacifique, les baleines grises de l’Atlantique n’auraient-elles pas simplement quitté l’Atlantique en raison du savoir intime qu’elles avaient de ce qui se cachait dans les dessous de l’esclavage ? Une allergie à la perte des moelles ? Un rejet de la chair enchaînée ?

Et devinez quoi ? En 2013, 205 années après l’abolition de la traite esclavagiste translatlantique (pas de l’esclavage lui-même, mais de la traite transatlantique), une baleine grise est réapparue dans l’Atlantique, au large des côtes de la Namibie, à la plus grande surprise des guetteur·ses de baleines. Partout dans l’Atlantique aujourd’hui, et pour bien d’autres jours encore, j’ai des parent·es qui accueillent l’océan au cours de cérémonies, de rituels, d’ablutions et de bénédictions adressées aux descendant·es de cell·eux qui ont survécu à la traite esclavagiste transatlantique, et à cell·eux d’entre nous qui avons peut-être des proches, des adelphes, des cousin·es, des amant·es qui n’ont pas survécu.

Si la baleine grise est prête à revenir dans l’Atlantique, est-ce que je le suis ? Quelle clarté ai-je sur ma digestion ? Quel savoir sur ce qui peut ou non nourrir la vie ? Qu’est-ce qui, en moi, tolérera l’intolérable ? Quelle est la trajectoire de mes fugues sous-marines ? La marque sur la planète de mon refus ? Le corps d’une baleine grise est comme une carte. Une surface marquée par les cicatrices, les bernacles et les poux qui s’y accrochent. Un environnement vivant à lui tout seul, une mine de preuves. Pourrais-je me demander à moi-même, avec chaque décision que je prends, chaque complicité qui m’implique et chaque geste que je fais : qu’y a-t-il au fond de tout cela ? Quelle sorte d’empreinte est-ce que je laisse sur la surface de cette Terre, même si elle est si loin sous les eaux que personne ne peut la voir ?

Au fond, il y a l’amour, un amour si complexe qu’il ne peut pas se dissoudre, et que nous ne pouvons digérer. Au fond, il y a les choix qui sont faits, même quand leur échelle nous paraît microscopique. Au fond, qui ou quoi que tu aies été, tu es devenu·e baleine, alors, voici ma prière : reviens-moi, avec toutes les cicatrices et les motifs qui marbrent ta peau. Je te chercherai jusqu’au fond de moi et je te ferai remonter à la surface par mon souffle. Je me souviendrai de toi et je reprendrai le souffle qui t’a été volé. Ce n’est pas rien, ce qui s’est passé et qui nous a séparé·es. Et ce n’est pas fini. Au fond, il y a l’avidité. Mais mon amour est texturé, massif, plein de cicatrices. Mon amour est souffle, écriture, chemin. Mon amour est tissé de toi. Mon amour, je t’entends dans mon ventre. Et donc je reste, et donc je pars, et tu reviens.

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Il existe une espèce mystérieuse de ziphiidées (c’est-à-dire de baleines à bec). Un guide dit à leur propos : « presque rien de connu ». Un autre dit : « rien n’est connu avec certitude ». Il semble que cette espèce soit la seule espèce de ziphiidées avec des dents. Il se pourrait qu’elles voyagent en petits groupes qui sont « extrêmement difficiles à détecter ». Ou peut-être qu’elles sont, comme toi, des plongeuses des profondeurs qui passent « peu de temps à la surface ». Une chose est sûre : il n’existe aucune preuve que cette baleine se soit retrouvée dans les engins de pêche de quiconque, ni qu’aucun être humain ait pu l’exploiter.

J’appelle cela de la sagesse. La capacité intérieure qui rend une mammifère capable de respirer dans ce monde sans être détectée. Pourrais-je un jour apprendre à être aussi libre, abandonnant ma soif de la surface ? Et qu’est-ce que je trouverai dans les profondeurs quand personne ne connaîtra plus mon nom ?

Tout mon amour va aux mammifères des profondeurs. Vous qui avez appris à ralentir votre respiration, à prendre votre temps, à être là où vous êtes, à passer inaperçu·es dans un monde ivre de reconnaissance où tant d’entre nous finissons par nous noyer. Puissions-nous tous·tes, comme vous, inspirer le mystère, et ainsi approcher le divin, et rappeler par notre être même qu’en effet « rien n’est connu avec certitude ». C’est exact. « On ne sait presque rien. » Rien du tout. Mais sachez une chose : je vous aime profondément, là où vous êtes. Et pas en raison de ce que je sais. Cet amour est plus grand que cela. Je t’aime parce que tu es aussi Noire et inconnaissable que moi, l’univers. Je t’aime, par la merveille de ce que je ne sais pas.

quatorze

abandonne-toi

Et qu’arrive-t-il si nous nous abandonnons ? Comme les dauphins qui s’échouent sur les côtes pour y manger et qui ont suffisamment confiance en la marée pour les ramener à l’eau, ou qui mesurent les cycles des naissances à l’aune des crues saisonnières, ou qui migrent et traversent le monde en suivant les courants chauds d’une planète ménopausée. Ce que cela nous demanderait de nous accorder à notre environnement au point de pouvoir suivre les rythmes de la Terre, plutôt que de lutter contre elle. Inspirée par les chemins évolutifs empruntés par la préhistorique et éteinte Livyantan melvillei (la soi-disant « monstre marine », ancêtre de la cachalot contemporaine), passée de l’être doté des dents les plus acérées à une créature qui utilise ces mêmes dents non plus pour tuer, ni même pour mâcher, mais pour écouter, je me demande si nous, ou les espèces qui viendront après nous, ne pourrions pas détourner nos armes en girouettes capables de détecter les mouvements de la planète.

La plupart des dauphins pandas vivent sur les côtes. Elles travaillent ensemble à faire s’échouer les sardines sur le sable, puis elles s’échouent à leur tour pour les manger, juste le temps que les vagues viennent les ramener à la mer. Est-ce que je pourrais avoir confiance en moi à ce point ? Et ne pas oublier de respirer ? Alors encore sur le rivage, serais-je capable de sentir dans mes tripes que le foyer d’où je viens est prêt à me rappeler à lui ? Que les mauvais sorts qui lui ont imposé la sécheresse seront bientôt levés ? Que les risques que nous prenons ensemble et leur impermanence en valent la peine ? Parce que oui, nous sommes vulnérables aux prédations des centres aquatiques. Et parfois, nous sommes pris·es dans leurs filets.

J’apprends à me faire confiance, ici, sur la côte. Je suis pleine de reconnaissance envers cell·eux avec qui je travaille et qui me montrent qu’on peut ne pas être à sa place et ne pas s’en trouver plus mal. Nous pouvons faire confiance aux cycles qui existaient déjà bien avant notre espèce. Nous pouvons accomplir ce travail de l’entre-deux avec grâce et abandon. Avec patience et courage. Avec tout ce que nous sommes. Sachant que ce qui nous a créé·es nous rappellera bientôt, dès la prochaine marée.

Tout mon amour pour vous, qui vivez en multitudes et affamé·es, traversant les contrastes entre les océans et les airs. Je m’incline devant vos manières d’abandonner le familier, de vous risquer dans l’inconnu et de ramener à la maison ce qu’il vous a appris. Et surtout à vous, qui savez garder dans vos cœurs le sens du foyer, je vous adresse mon amour. Merci de m’y accueillir, une fois de plus.

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La cachalot contemporaine (Physeter macrocephalus) a une ancêtre, au nom incroyablement littéraire de Livyatan melvillei. Baptisée, à l’envers du temps, en hommage au monstre biblique et à Herman Melville, cette ancêtre est célèbre pour ses dents aiguisées et sa taille impressionnante. De fait, les paléontologues considèrent qu’elle avait les dents les plus grosses de tout le règne animal (à l’exclusion des défenses), mesurant jusqu’à trente centimètres de long. Des débats animent internet en ce moment même pour savoir qui sortirait vainqueuse du combat qui opposerait cette baleine à sa contemporaine, la requin ancestrale mégalodon. On parle de cette baleine comme d’une espèce « rapace » (regarde l’origine du mot, tu y verras des consonances avec le rapt, mais aussi avec le viol, en anglais : rape), une espèce réputée monstrueuse, fondamentalement violente.

Le nom Livyatan (les paléontologues voulaient utiliser l’orthographe « Léviathan », mais comme elle était déjà prise i·els ont opté pour l’orthographe hébraïque) a ses propres ancêtres, puisqu’il dérive de Lotan, un nom ougaritique qui signale un « serpent fugitif ». En tant qu’adjectif, le mot renvoie à l’enroulement, à la torsion. Comme l’étymologie, qui nous propulse en avant en nous faisant revenir en arrière. Comme dans ces textes judéo-chrétiens où Léviathan apparaît de différentes manières, devenant généralement un symbole à double tranchant : « seul un grand dieu pourrait créer Léviathan », mais surtout « seul un grand dieu pourrait détruire Léviathan ». Comme le livre de Job nous l’enseigne : remets-t’en à Dieu. Ou comme Thomas Hobbes le suggère dans son livre, Le Léviathan : rends-toi et laisse-toi gouverner par un souverain absolu.

Et toujours, je m’interroge sur la création et la destruction. Le rôle des puissances ancestrales. L’abandon, la soumission et le changement. Je m’interroge sur ce qui s’est passé, pendant des millions d’années, pour que cet être aux dents acérées évolue en une créature dont les dents, selon les théories scientifiques actuelles, ne sont plus utilisées pour mâcher, mais se sont transformées en mécanismes pour affiner l’écholocalisation. Est-ce possible ? Que ce qui a été inventé pour blesser se transforme en un instrument d’écoute profonde ? La plongée profonde de la cachalot est-elle une élévation ancestrale ? Ou bien, cette fonction d’écoute a-t-elle toujours été là ? Les histoires de monstres marines auraient-elles influencé les paléontologues ?

La manière dont je regarde en arrière est influencée par ce que je sais aujourd’hui. Et oui, je pense que certain·es de mes ancêtres étaient des monstres. Et j’ai toujours en moi leur puissance, de créer et de détruire, au moins en imagination. Pendant longtemps, j’ai cru à la puissance de mes critiques acérées, à la manière dont je pouvais trancher et me couper un chemin au travers des obstacles et frapper au cœur les bien-pensant·es. Oui, j’ai aspiré à dominer dans un monde qui m’oppressait. Mais aujourd’hui, j’ai besoin d’antennes pour un monde que je ne peux pas encore imaginer. Aujourd’hui, j’ai besoin d’écouter, bien plus que je n’ai besoin de dire ceci. Mais il me faut le dire tout de même :

Je me rends. Je m’abandonne. À un amour si grand qu’il serait capable de faire face aux monstres et de les célébrer. À un amour si profond et si vaste qu’il serait capable de remplir des océans et de créer des baleines. À une plongée ancestrale à la portée si lointaine, que traversant les époques, nous devenons les ancêtres. Et ces noms qu’on nous donnera à rebours, que diront-ils ? Avec quelles histoires parlera-t-on de nous ? Comment nommera-t-on ce que nous avons détruit ? Quelles intentions fugitives survivront à nos vies ? La planète chantera-t-elle à nouveau quand nous ne serons plus là ? Je me rends. Je m’abandonne. À un amour trop vaste pour être nommé.

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Tucuxi, la plus petite, la plus tranquille des dauphins. Les écologistes rangent l’espèce dans la catégorie « données manquantes », ce qui signifie que les écologistes ne savent pas ce qu’i·els ne savent pas, mais ça, nous étions déjà au courant. On suppose que cette dauphin, qui vit dans les estuaires et les bassins fluviaux du Brésil ou au large de ses côtes et jusqu’au Nicaragua, synchronise ses cycles avec la montée des eaux, concevant au plus fort de la crue, lorsque la rivière déborde d’elle-même. On suppose aussi qu’elle nourrit l’idée de l’enfant à venir tout au long de la saison sèche et lui donne naissance quand les eaux sont au plus bas, que les pluies reprennent et que les poissons reviennent en nombre, plus faciles à trouver.

Et si moi aussi je pouvais faire cela ? Faire coïncider l’eau en moi avec le grand cycle des marées, la mémoire des déluges, le reflux de mon contexte. Et si je pouvais continuer de nourrir cette possibilité tandis que la rivière se contracte ? Pourrais-je cultiver la foi que la pluie reviendra quand j’en aurai besoin ? Que les ressources s’accumulent quelque part, hors des eaux où je navigue ?

Le problème avec le « manque de données » c’est qu’il nous empêche de demander des comptes. Il signifie que si l’on te tue en cachette, toi et tes sœurs, personne n’en saura jamais rien. Personne ne soupçonnera le système à l’œuvre. Il signifie que pendant des décennies, le monde continuera de présumer ton existence, et d’espérer que tout se passe au mieux. Et si l’on pouvait lire d’autres informations dans le rouge de nos rivières, dans les canaux amers de nos larmes, dans le sel de notre sueur ? Et si l’eau était capable de se souvenir de nous bien mieux que les fils d’actualité qui nous oublient ? Je peux synchroniser ma renaissance à l’eau au-dedans de toi, au déluge de ton visage, à la sécheresse de ta gorge, parfois, au secret que tu gardes. Je crois en ton futur et à ses flux. Je crois en la pluie.

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Louange à la planète ménopausée qui se connaît si bien elle-même qu’elle sait voir au travers des histoires que tu te racontes. Louange à elle qui a connu les âges de glace et les astéroïdes. Elle sera toujours plus maligne que toi, alors autant l’avoir de ton côté.

La dauphin rayée pourrait nous apprendre quelque chose à ce propos. Acrobatique et agile, elle sait écouter les respirations de big mama, les mouvements de sa sueur, sa danse quotidienne, ronde et gracieuse. Dans les eaux profondes, les dauphins rayées et leurs cousines suivent ses mouvements. Comme le Gulf Stream, cette longue et massive coulée d’eaux tièdes (150 fois la quantité d’eau contenue par le fleuve Amazone) qui remonte des Caraïbes et qui permet aux palmiers de pousser sur les côtes de la Caroline du Sud et de l’Irlande. Ou comme le courant de Kuroshio, dans le Pacifique, ou comme le courant des Aiguilles près de la côte africaine australe. Une étude menée par des scientifiques de l’université de Washington, qui ont employé l’action combinée de capteurs au fond des océans et de satellites dans le ciel, dit que les courants chauds sont en train de ralentir en raison de la manière dont nous avons changé l’atmosphère. Personne ne t’a dit de ne pas venir déranger les ondes de la dame, ni même son thermostat, l’espace ou le temps dont elle a besoin pour respirer ?

Oh, maman. J’aimerais tellement que nous puissions ressembler davantage aux dauphins rayées, connaître les motifs qui marbrent nos corps et les lire comme les cartes pour habiter en toi. Non pas pour éviter tes mouvements, mais pour nous abandonner à toi et nous écouler avec toi. J’aimerais accorder mes mouvements à ta chaleur mais, au lieu de cela, je lutte, je parcours les eaux en suivant des chemins que mon esprit s’est inventé en s’appuyant sur des informations erronées. Et si j’avais eu confiance en toi, j’aurais sans doute appris à me faire confiance à moi-même. Et si je t’avais regardée, j’aurais pu véritablement me voir. Et je me demande s’il n’est pas trop tard pour descendre de ce bateau de croisière blanc et toxique, et lâcher le contrôle, comme Avey dans Praisesong for the Widow de Paule Marshall.57

Là où tu as chaud, tu es sage et tu laisses ta chaleur s’écouler là où elle a besoin d’aller. Là où il fait froid, tu te crispes et tu laisses tes sels s’enfoncer dans le limon. Partout où tu es, tu es en mouvement. Un vaisseau pour l’eau, un contenant pour l’espace, une révolution ronde. Tes cycles font tout. Et tu laisses la lune t’aimer et t’arracher des larmes. Et tu nous as laissé·es t’habiter depuis si longtemps. Alors nous nous souvenons. Que cette longue leçon est là pour nous apprendre à nous laisser faire. Nous pouvons apprendre à nous abandonner à toi, ou bien c’est toi qui nous apprendras et qui nous laisseras à nous-mêmes. Avec un élan, une vague et un baiser, pour nous dire que tout va recommencer. Tu nous embrasseras à nouveau. Renvoie-nous vers les étoiles.58

quinze

plonge en profondeur

De quoi aurions-nous besoin pour plonger en profondeur, sous la surface des actualités, des réseaux sociaux et de leurs réactions superficielles ? De quoi aurais-tu besoin pour aller voir ce sur quoi reposent tes actions, leurs sous-sols, leurs fondations ? Les cachalots plongent à près de deux kilomètres de profondeur. Peut-être pourraient-elles nous livrer quelques conseils. L’océan lui-même est plein de leçons sur les profondeurs : quand tu crois avoir atteint le fond, il arrive que d’autres abysses t’attendent. Inspire profondément.

Un guide pour plonger en profondeur

(leçons apprises auprès de la grande cachalot, aussi connue sous le nom de Physeter macrocephalus ou encore surnommée en anglais « baleine à sperme », une mammifère marine qui peut plonger à près de deux kilomètres de profondeur.)

un. respirer.

(nous, grandes cachalots, pouvons remplacer 90 % de l’air de nos poumons d’une seule inspiration. et nous pouvons expulser l’air qui s’y trouve à plus de cinq mètres de haut. quelles que soient les profondeurs où tu plonges, inspire aussi vaste puis expire aussi longtemps que tu le peux.)

deux. assumer la responsabilité de nos fronts.

(nous par exemple, nos têtes sont pleines d’une cire que nous pouvons rendre solide et qui devient le lest grâce auquel nous pouvons plonger plus profondément ; cette cire nous pouvons aussi la faire fondre pour rendre nos corps plus légers que l’eau et flotter. que se passe-t-il dans ta tête ? déposes-y une intention.)

trois. faire silence.

(nous étirons notre corps sur dix-huit mètres de long à la surface, puis nous arrondissons notre dos, tête la première vers les fonds marins, notre queue s’enfonce derrière nous « laissant à peine une ride onduler à la surface de l’eau ». nous gardons notre énergie pour les profondeurs. ce n’est pas le moment de s’amuser à éclabousser partout.)

quatre. être flexible.

(dans les profondeurs des océans, il y a de la pression. beaucoup de pression. elle presse contre notre poitrine et nos poumons jusqu’à les empêcher de se déployer. tu as l’impression d’avoir le cœur brisé. mais ce n’est pas le cas. ce que tu ressens, c’est la manière dont ce qui t’as créé·e n’a de cesse de t’envelopper. de te redonner forme. de t’accueillir à nouveau en son sein. laisse faire.)

cinq. agir avec précision.

(quand tes poumons se retrouvent écrasés, tu as besoin d’oxygène dans le sang. il est là, au plus profond de tes muscles. c’est la pratique qui l’y a logé. laisse ta pratique faciliter ta plongée. elle sera là quand tu en auras besoin.)

six. écouter.

(nous n’écoutons pas avec nos oreilles, nous écoutons du dessous de nos gorges. notre écoute s’étend à toute la planète. nous nous entendons cliquer de part et d’autre du globe. nous avons peut-être l’air d’être seul·es, mais nous ne le sommes jamais.)

sept. revenir.

(tu le sauras quand tu auras passé assez de temps dans les profondeurs. cette durée peut varier. mets-toi à l’unisson avec tes besoins. souviens-toi de ce qui t’a nourri·e. dirige tes pensées, laisse-les fondre, devenir plus légères. et reviens.)

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Les Lissodelphis (que certain·es amateur·ices de baleines s’entêtent à appeler des dauphins-baleines franches), de même que de nombreuses créatures marines, dépendent de la « couche diffusante profonde » des océans pour se nourrir. Qu’est-ce que la couche diffusante profonde ? S’agit-il de l’endroit où, immergé·e dans un projet, tout paraît se disperser ? Non. C’est encore plus chouette que ça.

À une certaine profondeur (trois à quatre cents mètres), l’océan regorge tellement de vie que les sonars de la Seconde Guerre mondiale ont cru y voir le fond marin. Mais ce n’était pas le fond. C’étaient des milliards de milliards de minuscules vessies natatoires qui réfléchissaient les ondes des sonars. Qu’est-ce qu’une vessie natatoire ? C’est un organe rempli d’air dont les poissons sont munies et qui leur sert de ballast, et leur permet de choisir les profondeurs auxquelles elles nagent. (Comme ce dont j’ai besoin quand je suis immergée dans un projet et que je m’apprête à abandonner.) Vous étiez au courant, vous ?

Des fonds océaniques factices où le son n’arrive pas à traverser ? Des vessies des profondeurs ? Lissodelphis de l’hémisphère sud, Lissodelphis de l’hémisphère nord, merci ; merci de vous rappeler qu’il y a dans les profondeurs des couches de vie assez épaisses pour vous nourrir par milliers. Comme un Jésus du dessous des mers, vous avez multiplié les poissons, vous avez trouvé un sol dans l’océan. Un acte divin.

Et qu’en est-il de nous ? Comment rester en profondeur face à des distractions distraitement distrayantes (comme quand nous devons faire face à des racistes racistement racistes) ? Comment maintenir ma vessie natatoire à niveau et ne pas me laisser distancer par le groupe ? Comment savons-nous à quelles profondeurs la vie est suffisamment abondante pour nous nourrir tous·tes, nous, nos familles et nos communautés ? Comment sais-tu quand l’école à laquelle tu appartiens devient capable d’en nourrir d’autres ? Est-ce qu’une pareille école est capable d’interrompre la construction d’un télescope sur le territoire sacré des Mauna Kea à Hawaï59, de mettre fin aux mines de bauxite dans la région sacrée du Cockpit en Jamaïque60, de dégager le gouverneur colonial de Puerto Rico61 ? Sommes-nous capables d’épaissir nos rangs à ce point ?

Peut-être cela dépend-il d’une certaine humilité, celle de savoir que, quand tu navigues dans des eaux prévisibles, il y a toujours des phénomènes anciens qui ont cours et dont personne n’a jamais entendu parler, qui sont là, prêts à être rappelés à la mémoire.

Ce que je sais, c’est que je suis fière de toi, de la profondeur du travail auquel tu t’adonnes, des strates que tu fais remonter à la surface, des changements auxquels tu t’es dédié·e après avoir compris que lorsque tu pensais avoir touché le fond, ce n’était rien d’autre que la réverbération d’un son que tu émettais, le son de ton besoin. De l’épaisseur de ta vie, et de cell·eux qui l’alimentent. De la manière dont tu m’apprends toujours quelque chose de nouveau. Généreux·se envers les strates multiples de mes besoins.

Tout ce soin que ta respiration applique à te maintenir dans les profondeurs. Et tous les bruits qui rebondissent sur nos vies. Toute cette puissance quand nous sommes ensemble. Nous avons de quoi dérouter les navires de guerre, disperser le son. Nous avons de quoi changer toute l’histoire que nous connaissons. De quoi dire qu’ici, ce n’est pas le fond : c’est la vie. Ici, ce n’est pas le sol, ce n’est même pas un mur, c’est notre air.

seize

reste Noir·e

Il y a un certain nombre de pratiques mammifères marines qui résonnent avec les stratégies et les tendances des mouvements de libération Noire. De plus, les techniques de surveillance et les technologies de profilage mises en œuvre par les scientifiques pour décrire les mammifères marines ont aussi beaucoup de points communs avec les systèmes qui criminalisent la Noirceur. De la jeune narval considérée comme licorne Noire (selon l’expression d’Audre Lorde), à la baleine dont le nom en latin signifie « tête de melon », à la panthère Noire et agile des océans, et jusqu’aux phoques moines des Caraïbes aujourd’hui éteintes et qui furent les premières victimes de Christophe Colomb et dont la graisse était littéralement utilisée pour lubrifier l’infrastructure des plantations de la région, cette section explore les parentés Noires avec les mammifères marines et la possibilité de la solidarité, de l’amour, des familles choisies et des traditions nouvelles — une survie pleine d’abondance.

Les licornes Noires existent. Ce sont de jeunes narvals. Toutes les jeunes narval assignées femelles ne sont pas dotées de ce cône sensible capable d’inspirer l’eau salée pour mesurer et percer la glace qui les entoure. Mais certaines, oui. Et il y en a suffisamment pour me faire penser que le mythe selon lequel seules les narvals mâles seraient dotées de cornes parle probablement davantage de la manière dont les scientifiques pensent le phallus et finalement assez peu de la vie de nos institutrices-licornes qui nagent dans les eaux arctiques.

Audre Lorde nous l’a déjà dit :

La licorne noire a été prise

pour une ombre

ou un symbole

et trimbalée

de par un pays froid

où le brouillard peignait des parodies

de ma fureur62.

En grandissant, la jeune narval ressemblera de plus en plus aux glaces qui l’entourent, mais maintenant, elle est Noire comme les profondeurs dont elle provient. Elle est affûtée, autant qu’elle a besoin de l’être, et déterminée à respirer dans les endroits les plus gelés. Toutes les licornes Noires ne vous montreront pas leurs cornes. Mais certaines d’entre nous sommes là pour réorganiser vos rêves éveillés. Avec plaisir.

Comme je nous aime, licornes Noires, et comme j’aime la jeunesse de notre adaptation. J’aime toutes les manières dont nos corps nous apprennent à refuser de nous fondre dans notre environnement et à, au contraire, nous frayer un passage avec une sensibilité pleine de courage. Et bien que nous soyons chassées pour cela même qui nous rend fortes, puissions-nous toujours nous sentir embrassées par les vers de Lorde. Puissions-nous toujours nous accorder et nous soutenir dans cette percée. J’ai toujours cru en nous.

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J’aime la Noirceur stratifiée de la dauphin d’Électre, Peponocephala electra (dont le nom latin se traduit en « tête de citrouille » ou « tête de melon »). Du Noir et puis encore plus de Noir. Noire avec des masques Noirs parsemés sur sa Noirceur. D’un Noir comme la Pilate de Toni Morrison le décrit : « ça pourrait aussi bien être un arc-en-ciel »63.

Tête-de-melon, la pantropicale, est connue pour ses associations avec certaines dauphins : Sawarak bien sûr, mais aussi les dauphins à bec étroit. De loin, la seule manière de la distinguer de l’orque pygmée — que l’on appelle également en anglais « poisson Noire gracieuse », et qu’il ne faut pas confondre avec Tête-de-melon qui a parfois porté le nom de « poisson Noire aux dents nombreuses », ni avec la vraie orque devenue poisson Noire par excellence parmi les poissons Noires et dont tout le monde sait qu’elle est blanche de chaque côté de son corps —, bref : de loin, la seule manière de distinguer Tête-de-melon de sa cousine Slim, la Gracieuse, c’est de regarder à côté de qui elle nage. Ses associations sont puissantes.

En fait, la première adoption inter-espèce chez les cétacées ayant eu lieu en pleine mer dont on ait gardé trace, est l’histoire d’une dauphin d’Électre perdue qui adopta un pod de grandes dauphins. Une mère, une sœur et toute leur famille. La mère adoptive, attentive et nourricière. La sœur adoptive, légitimement agacée. Tête-de-melon a étudié les comportements de sa nouvelle famille et a rapidement appris leurs danses en lignes et leurs stratégies pour éviter les piques de cel·leux qui les chassent. Qui sait ? Peut-être l’an prochain, Tête-de-melon amènera-t-elle la salade de pommes de terre au pique-nique, ou le riz et les pois à la course de bateau, ou le foufou au mariage, ou le rôti pour… Qu’est-ce que je disais ? Vous n’auriez pas faim, par hasard ?

Ah, oui. J’aime la manière dont tu vis ta Noirceur stratifiée, où le Noir se rencontre lui-même, Noir sur Noir. Comment tu fais famille selon tes besoins, comment tu fais tradition à partir de ce qui t’arrive. Louée soit la technologie des cousines-pour-du-jeu et des sœurs-pour-amies. Louée soit cette manière douce qu’a le quotidien de devenir sacré dans tes mains. Comment une pique devient un cri de ralliement, pourvu qu’on creuse. Comment la liberté devient fertile parce que nous insistons : nous pouvons être vivantes, malgré et en plus de tout. Ça pourrait aussi bien être un carnaval, une parade antillaise, une fête du travail Shinnecock. Je t’y retrouverai, toi aussi, dans des profondeurs aussi généreuses que le bien que tu nous fais, aussi ample aussi gracieuse aussi Noire que l’amour. Ça pourrait aussi bien, oui, ça pourrait aussi bien être un arc-en-ciel.

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Donc, Tête-de-melon, Peponacephala electra, elle qui est connue sous bien des noms, se déplace dans une collective Noire. En rangs serrés. Ces poissons-Noires-aux-dents-nombreuses se déplacent par centaines sur la planète, organisées et engagées les unes envers les autres. Si elles échouent, elles échouent ensemble. Si elles n’échouent pas, il est difficile de les pister. La manière dont elles bougent, soudées et massives, fait que les scientifiques ont bien du mal à les observer, les confondant souvent avec d’autres dauphins et baleines Noires. On peut les distinguer à partir de leurs associations avec certaines dauphins (les dauphins à longs becs, les dauphins Sarawak de Bornéo). Appartenant à des associations pantropicales, on les appelle parfois « dauphins d’Électre » ou encore « petites baleines tueuses ». (Leur nom scientifique provient d’une erreur de traduction du latin qui remonte aux années 1960 et signifie littéralement « tête de melon ». Comme le font souvent les surnoms embarrassants, c’est celui-ci qui est resté.)

Voici ce qu’elles font. Le matin, entre l’aube et midi, elles se reposent. Elles viennent respirer à la surface, puis se réveillent. Toute l’après-midi, elles sifflent en direction les unes des autres, souvent à une fréquence qui échappe à la portée de notre audition et même des instruments des chercheur·ses en bioacoustique64. Et la nuit, quand le Noir est aussi Noir qu’elles sont Noires, elles travaillent. Elles fourragent à la recherche de nourriture, se déplaçant en masse, invisibles. Elles dénichent ce qui se trouve dans les profondeurs, elles cliquent pour écholocaliser, elles mangent par contours. Elles ont appris à reconnaître leurs formes et celles des nourritures dont elles ont besoin. On pourrait dire que leur travail Noir d’alimentation collective a lieu dans un contexte Noir, en pleine mer, toute la nuit. Soutenues par l’obscurité. Et quand le soleil se lève, elles s’en retournent se reposer.

Et je me demande ce que tu sais de cette proximité. De cette Noirceur. De ce que cela fait de prendre la mauvaise décision ensemble, au même moment. De se mouvoir, non pas en regardant là où l’on va, mais en communion les unes avec les autres. De passer des matinées entières à respirer ensemble et des après-midis en congrégation. Ce que tu sais des mouvements collectifs Noirs et des éclats qui leurs servent de couverture. Des nourritures de l’obscurité. Le clic du savoir.

Oui. Je suis prête à respirer tout le matin durant, laissant le soleil se lever jusqu’à son feu le plus intense. Oui. Je suis prête à me réveiller et à guetter ton appel. Je sifflerais à une fréquence que tu ne pourrais pas entendre mais avec laquelle tu pourrais vibrer. Je chanterais à tes côtés toute la journée. Et quand ce sera l’heure, en ces heures sombres, aux profondeurs de ce qu’on aura accompli, je t’entendrai. Je te sentirai. Nous trouverons tout ce dont nous avons besoin.

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Et puis, il y a Slim, la Gracieuse. Parfois, on la confond avec Tête-de-melon, parfois on la prend pour une autre sorte de poisson Noire, mais Slim, c’est Slim. Poisson Noire gracieuse : Feresa attenuata. On dit que Slim est une tueuse. En anglais on appelle cette orque pygmée pygmy killer whale, « baleine pygmée tueuse ». Et à les écouter, elle tuerait bien plus que sa cousine orque, la dénommée « baleine tueuse », la killer whale originelle.

Le guide Audubon les dit « pugnaces ». Deux fois. J’ai entendu dire qu’on avait essayé d’enfermer Slim, et qu’à chaque fois, ça s’est mal passé pour tout le monde, les entraîneur·ses comme les compagnes de cellule. Slim se refuse à être enfermée. Ouaip. Slim saura te taillader.

Furtive et pas facile à surveiller. Les manuels disent qu’on voit rarement Slim mais qu’elle pourrait se trouver n’importe où. Ils pensent que Slim évite les bateaux délibérément. Ainsi se propage la réputation de Slim, pendant que ses pratiques sacrées, ses naissances, ses amours, ses communions restent hors de portée.

Et peut-être que j’ai un faible pour ce qui est Noir et difficile à trouver. Peut-être que c’est mon histoire avec mon père qui est en jeu ici, qui sait ? Mais j’aime penser à Slim comme à une protectrice, plutôt que comme à une criminelle. J’aime penser la furtivité de Slim comme protection, la protection d’une œuvre plus grande que Babylone elle-même. Là où d’autres baleines cliquent ou chantent, on dit que Slim se contente de grogner à la surface. Une panthère Noire des océans. On dit que Slim ne fait pas de sauts ni de tourbillons dans les airs, comme le font les autres dauphins. Elles « ont l’air lentes et léthargiques » se lamente Audubon, les comparant aux autres dauphins plus joueuses qui amusent les bateaux.

Mais Slim n’est pas feignante. Slim est calme, tempérée, Slim est cool. Car Slim n’est pas venue pour jouer avec toi.

Protectrice pantropicale, qu’est-ce qui nous rendrait dignes d’elle ? Alors que la forêt tropicale d’Amazonie, poumons de la Terre, brûle et que les politicien·nes n’y font rien. Alors que les véritables tueur·ses polluent les océans et empoisonnent leurs propres futurs. Toi, tu protèges tes manières de faire loin de nos regards. Tu n’as pas demandé la permission pour ta splendeur, ni pour te faire intraçable, insaisissable, impossible à capturer. Tu te faufiles hors de ton propre nom, pour enfiler la parure du code ou de l’alias.

Cel·leux qui criminalisent ta vie pour n’avoir pas respecté les termes d’un contrat qui veut ta mort. Celleux qui t’appellent tueuse parce que tu refuses de te donner en spectacle pour tes meurtrièr·es. Cel·leux qui ne savent pas te trouver, et te désignent comme plus petite que tu n’es. Cel·leux qui te dénoncent ne savent pas ce que je sais. I·Els ne veulent pas ce que je veux. C’est-à-dire une paix et une liberté pantropicales.

Et cel·leux qui nient leur propre violence devront alors me craindre. M’imaginer partout, invisible. Apprendre par elle·ux-mêmes à quel point le monde est Noir et libre. Combien l’amour est total et insaisissable. Combien la vie est affamée et persistante. Plus personne pour te faire suer. Plus de labyrinthes administratifs pour obtenir ce que tu as déjà. Ton souffle et la profondeur de ta vie. Ta furtivité et la spécificité de tes conditions. Ce qu’est la planète, muette comme un trésor gardé. Un trésor qui ne nous regarde pas.

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Il était une fois où la blancheur protégeait les bébés phoques du Groenland des prédateur·ices. Elle les aidait à se fondre dans la neige. Personne ne pouvait les voir. Mais il y a des centaines d’années de cela, la blancheur s’est retournée contre elles, quand certains êtres humains ont commencé à donner à la blancheur un autre sens. Lorsqu’ils ont utilisé cette blancheur pour de l’argent et des manteaux. Peut-être ont-elles appris la leçon, les phoques du Groenland de l’époque, de ce qu’un·e prédateur·ice peut faire armé·e de la technologie de la blancheur.

Louées soient les phoques du Groenland pour avoir su s’en débarrasser. Elles restent blanches quelques semaines, puis elles se débarrassent de tout ça. Pouf. Une existence à plusieurs couches. À quoi ressemblerait une phoque du Groenland si elle cherchait à rester immature, à ne jamais apprendre à nager, à ne vivre qu’à la surface ? Non, ça ne serait pas très utile. Surtout si, par exemple, tu faisais fondre la Terre.

Il était une fois où il y avait la blancheur. Mais ce ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Es-tu prête à nager ?

Et mon amour va à tous·tes cel·leux d’entre nous qui nous sommes toujours dressé·es contre la blancheur superficielle, et qui avons creusé et plongé en profondeur. Bien heureusement, nous avons appris à respirer. À nous souvenir d’une profondeur qui nous précède. Et qui perdure.

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Bien qu’on ait rendu illégale la mise en vente de nos corps sur le marché international, il est toujours légal de nous chasser. La baleine ailée à museau pointu (Balaenoptera acutorostrata) est la plus petite des baleines à fanons et elle est aussi la seule qu’il soit encore légal de chasser commercialement.

Sans surprise, les guides décrivent celle qui est poursuivie et chassée, comme celle qui poursuit et qui hante. Cette baleine, nous disent-ils, « peut soudainement apparaître à vos côtés sans crier gare » et « s’évanouir sans laisser de trace ». Si tu étudies les mouvements de celles qui sont chassées (ce qui est exactement ce que font les chasseur·ses), tu peux observer des motifs. Chez Ailes-Pointues, le motif de la plongée est distinctif, disent encore les guides. Elles sortent de l’eau à un angle de quarante-cinq degrés et ne montrent pas leur queue. Quand elles voyagent en groupe, ces groupes se ségrèguent eux-mêmes par sexe, âge et condition reproductive. Personne ne sait où elles naissent, mais des enregistrements sonores suggèrent qu’elles donnent naissance dans les eaux profondes qui entourent les Petites Antilles, l’archipel où certaines de mes ancêtres vivaient. On dit que nul·le ne peut les voir respirer, mais qu’on peut les entendre « quand les jours sont calmes ».

Parfois, les scientifiques nous identifient par les cicatrices que nous ne portons pas. Souvent, i·els se contentent de regarder et de prendre des notes, quand les orques nous attaquent. Bien qu’i·els ne puissent pas savoir d’où nous venons, ni nous compter avec précision, i·els disent qu’il est légal de nous chasser. Parce que, même si nous sommes de petite taille, nous prenons de la place et dans leurs imaginaires cela donne sûrement l’impression que nous sommes nombreuses. Et bien que nous soyons ici, nous sommes aussi là-bas. Nous sommes acérées, mais nous avons aussi des ailes. Sans compter l’usage que nous avons de notre queues et de nos nageoires. Avec tout ça, peut-être ne sommes-nous pas loin de l’image qu’i·els se font de nous.

Tout mon amour aux chassé·es, à cel·leux qu’on marchande et qu’on trahit. Tout mon amour à cel·leux qui hantent, les discipliné·es, les discrèt·es. Je sais ce que cela fait d’être le cauchemar d’un·e autre, de jour comme de nuit. Mais quand je rêve de toi, tu es libre. Et tes ailes n’ont pas besoin de se cacher, et ton visage acéré se relâche, et tu respires quand tu le veux, aussi fort que tu le souhaites. Oui, quand tu le veux et de la manière que tu le souhaites. Et personne n’est capable de t’attraper.

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La communauté scientifique pense que les phoques moines des Caraïbes se sont éteintes. On les aurait vues pour la dernière fois en 1952, quelques années avant la naissance de mon père. Il s’avère qu’une des premières choses que Christophe Colomb a faites, en arrivant dans les Caraïbes, ça a été d’y tuer des phoques moines. Six d’entre elles. Immédiatement à l’arrivée. On dit que les phoques moines des Caraïbes, nées Noires et fières, n’ont jamais pris peur face aux colons. Et de fait, elles sont restées curieuses et calmes. Et les colons ont continué à utiliser leurs méthodes, fondées sur la peur et loin d’être calmes. Des méthodes génocidaires.

L’huile tirée de la graisse des phoques moines des Caraïbes a littéralement servi à graisser la machine de l’économie plantationnaire. Sans elle, rien n’aurait pu fonctionner. On dit que certaines plantations des Caraïbes exigeaient qu’on chasse des phoques moines toutes les nuits, pour que les machines qui transformaient les cannes à sucre puissent fonctionner sans accroc le lendemain.

Je ne peux pas affirmer que mon père était une phoque des Caraïbes, même si un certain nombre d’entre elles ont été transplantées dans l’aquarium de New York avant sa naissance. On pense que, au moment où les phoques moines des Caraïbes ont été placées sur la liste des espèces en voie de disparition, elles s’étaient déjà éteintes. Je ne peux pas dire que Clyde Gumbs, qui est mort d’un cancer de la prostate diagnostiqué trop tard, était une phoque des Caraïbes. Je ne peux pas dire qu’il ait été moine non plus. Je peux seulement dire qu’il ne possédait que très peu de biens sur cette Terre. Et qu’il portait tous les jours les mêmes vêtements. Je peux dire que, oui, il avait des habitudes et des rituels. Je peux dire que, quand il vivait dans les Caraïbes, il observait tous les jours le soleil se lever et tous les soirs le soleil se coucher, ses yeux plissés pour regarder dans l’objectif de son appareil photo digital. Et je peux dire que, oui, il était curieux et calme. Et certaines personnes en profitaient. Je peux dire qu’il est né Noir, mais je ne peux pas dire qu’il n’ait jamais eu peur. Ce dont il est mort : l’opposé d’un système de santé, une machine qui transforme la mort Noire en sucre. Oui. Je peux dire que c’est génocidaire.

Parfois, généralement en Haïti et en Jamaïque, des gens jurent avoir vu une moine des Caraïbes. La communauté scientifique pense que c’est impossible et affirme qu’il s’agit plus probablement de phoques à capuchon vues de loin. Mais si par miracle, il t’arrive de le voir lui, lui diras-tu de ma part : merci d’être Noir et curieux ? Merci d’être calme et courageux. Et je t’honore pour la persévérance avec laquelle tu as continué à être celui que tu étais, face à tout ce qu’i·els ont essayé de faire de toi, en dépit de toutes leurs chasses, nuit après nuit. Et je dis que je t’aime avec douceur, mais elle n’est pas sucrée, elle est faite d’un sel qui ne veut pas se dissoudre. Je t’aime avec une Noirceur qui survit aux empires en ton nom. Lever du soleil. Coucher du soleil.

dix_sept-1: footnote:[Il s’agit d’une référence à Outkast. [NdT : Et plus précisément, d’une référence à la phrase prononcée par André 3000, du groupe Outkast, lors d’une battle à la cérémonie des Source Hip-Hop Music Awards de 1995 : « the South got something to say » ++{++le Sud a des choses à dire}.]] dix_sept-2: footnote:[Dit la divine Fannie Lou Hamer.] dix_sept-3: footnote:[« Minke whales are struggling to communicate over the din of ocean noise », Science magazine, 18 février 2020.] dix_sept-3: footnote:[Voir Hortense Spillers, Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book (1987), repris in Black, White and In Color: Essays on American Literature and Culture, University of Chicago Press, 2003 ; et Saidiya Hartman, Vénus en deux actes (2008) inÀ perte de mère. Sur les routes atlantiques de l’esclavage, brooks, (2006) 2023.] dix_sept-3: footnote:[Voir Eric A. Stanley, « Anti-Trans Optics: Recognition, Opacity, and the Image of Force » inSouth Atlantic Quarterly, Vol. 116, n° 3, 2017.] dix_sept-3: footnote:[Cf. Kevin Quashie, The Sovereignty of Quiet. Beyond Resistance in Black Culture, Rutgers University Press, 2012.] dix_sept-3: footnote:[Cf. Wahneema Lubiano, « Black Ladies, Welfare Queens, and State Minstrels: Ideological War by Narrative Means », in Toni Morrison (dir.), Race-ing Justice, Engendering Power, Pantheon Books, 1992.] dix_sept-3: footnote:[6. Ce sont les noms des femmes trans racisées qui ont été tuées dans les semaines et dans les mois qui précèdent le Pride Month [mois des fiertés] en 2019. #shesafewesafe #Blacktranswomenmatter8. NdT : Voir Kriti Sharma, « Mutualismes diffus. Ce qu’une écologie microbienne (hérétique) révèle au-delà du comptable », Multitudes, #93, 2023.] dix_sept-4: footnote:[Voir Lucille Clifton, « Atlantic is a Sea of Bones » in Next: New Poems, BOA Editions, 1989.] dix_sept-5: footnote:[Paule Marshall, Praisesong for the Widow, Plume, 1983. NdT : « louanges pour la veuve ».] dix_sept-6: footnote:[#unendingpraiseforpaulemarshall. Pour en savoir davantage sur les sagesses et les enseignements de la ménopause, abonnez-vous au brillant podcast de Osunfunke Omisade Burney-Scott Black Girls’ Guide to Surviving Menopause [guide de meufs Noires pour survivre à la ménopause].] dix_sept-7: footnote:[« Streets A "War Zone" As Protesters Call For Puerto Rico’s Governor To Resign », npr, 18 juillet 2019.] dix_sept-8: footnote:[« Hundreds of Protestors Block Work Crews Ahead of Thirty Meter Telescope Construction in Hawaii », Gizmodo, 17 juillet 2019.] dix_sept-9: footnote:[https://youtu.be/RBtwY2lp++_++cM] dix_sept-10: footnote:[Voir Toni Morrison, Song of Solomon, Knopf, 1977.1. Audre Lordre, La Licorne Noire, L’Arche, 2021 (1978).] dix_sept-11: footnote:[Une description de ces sons par des chercheur·ses en bioacoustique travaillant au large d’Hawaï se trouve sur https://asa.scitation.org/doi/10.1121/1.365259. Un enregistrement de leurs chants de l’après-midi (à mes oreilles, l’arrière-plan sonore ressemble au vieil hymne d’une église Noire en Caroline du Sud) se trouve ici : https://vimeo.com/304611272]

dix-sept

ralentis

Où croyez-vous donc aller à cette vitesse ? Cette section nous propose d’envisager le ralentissement comme une intervention stratégique dans un monde en accélération. Une réponse appropriée aux urgences qui nous donnent le sentiment de ne pas pouvoir ralentir. La vitesse, les hors-bords, la cadence du capitalisme, la pollution érigée en norme de rentabilité, menacent l’océan, nos compagnes mammifères marines et nos propres vies. Et si nous pouvions nous libérer de nos horloges internes et nous rappeler que la lenteur est efficace, qu’elle est pleine de promesses et d’élégance ?

Avant de plonger sous l’eau, la phoque commune ralentit son cœur. Oui. De 120 battements par minute, son cœur passe à trois ou quatre battements. Par minute.

Mais d’abord, elle expire.

Quand elle est sous l’eau, l’oxygène dont elle a besoin est l’oxygène qu’elle a en elle. Son sang respire pour elle à travers ses muscles pendant qu’elle descend jusqu’à 450 mètres de profondeur. Assez profond pour ce qu’elle a à y faire. Elle ralentit son cœur puis, elle écoute. Elle rejoint le fond. Elle sait.

Et si tu pouvais entendre le monde entre les battements de ton cœur ? Ralentir suffisamment pour sentir la confiance s’approfondir. Comment puis-je apprendre à dire à mon cœur de ralentir ? La pression monte. En ralentissant, nous pouvons disposer de l’air dont nous avons besoin. Ralentis et fais confiance à l’océan en dessous de toi. Tu vis là, et dans ce dessous qui nourrit l’amour, tu sens la chaleur de tes larmes, l’élégance de ta survie, toi parmi les phoques les plus abondantes.

Et puis tu reviens. Tu remontes à la surface et tu fais courir ton cœur à la rencontre du ciel, tu respires à nouveau pour sentir le monde. Ton cœur. La vitesse de la reconnaissance. Ton cœur. Le réveil de tes poumons.

Je t’aime tellement que je serais prête à apprendre les changements de mon cœur.

La façon dont il ralentit et les moments où il accélère. L’espace entre, et toutes les proximités qu’il promet. Et alors, je saurais respirer au rythme que l’amour réclame. Qui n’est pas toujours le même, mais qui est toujours là. Mon cœur.

La phoque commune vit une moitié de sa vie dans l’eau et l’autre moitié de sa vie sur terre. D’ici et de là, elle doit apprendre à connaître son cœur. À savoir ce qu’elle peut faire avec lui. Elle doit apprendre à connaître son souffle et ce dont il a besoin.

Et moi aussi je peux faire cela. Vivre une vie entière en faisant confiance à mon cœur. Malgré toutes mes impatiences et mes peurs. Connaître mon cœur comme l’amour te connaît toi. Et t’as toujours connu·e. Est-ce que vous êtes prête·s ? Expirez.

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La lamantin d’Amazonie est dépourvue d’ongles. Ses dents rondes lui servent à mâcher des plantes. Tout le long de sa vie, ses dents poussent et se remplacent. Sa seule protection, c’est son foyer : les eaux sombres et fraîches du bassin du fleuve Amazone, et quand le fleuve déborde, la forêt. On ne sait pas vraiment ce qu’elle fait de son temps libre. Quant à ce qui impacte le plus son bien-être ? L’eau. Les niveaux de l’eau. Là où l’eau flue. L’eau est son foyer.

La lamantin d’Amazonie vit dans l’Amazone. Pas le lieu le plus sûr pour cel·leux qui s’efforcent d’y vivre. Son habitat, comme celui de toutes les animaux et de toutes les plantes de la région, est constamment menacé. Des intérêts commerciaux ont conduit à couper et brûler et calciner l’essentiel de la région. En 2019, des incendies gigantesques ont ravagé la forêt et le moins qu’on puisse dire, c’est que les réponses se sont fait attendre. Des politicien·nes négationnistes, comme Bolsonaro, ont mis les incendies sur le dos des activistes écologistes, faisant traîner les réactions gouvernementales. En cas d’incendie, l’eau qu’on utilise est celle du fleuve Amazone, là où vit la lamantin. Et ces incendies ont fait leurs pires ravages au mois d’août, quand les eaux étaient au plus bas.

Considérons l’histoire de la lamantin d’Amazonie qui, comme sa maison, a été sacrifiée au nom du commerce. Ce n’est pas seulement qu’elle n’a presque plus d’endroit où vivre. C’est que son corps est chassé. Sa vie paisible harponnée. Il était une fois un temps (1935-1954) où sa chair et sa peau faisaient partie des principales exportations du Brésil. Ses familles, autrefois importantes, ont réduit leur taille. Les rapports disent que, même si la lamantin d’Amazonie est intégralement « protégée », on continue de la chasser pour sa viande qui sert de nourriture à l’armée. La même armée qui se refuse à protéger les poumons amazoniens de la Terre. La même armée qui, au mieux, ne fait rien quand on assassine des activistes, surtout s’i·els sont Noir·es ou indigènes, des activistes et des visionnaires qui s’opposent à la violence du capital contre l’environnement et à l’exploitation de leurs peuples. L’Amazonie. Vraiment pas le lieu le plus sûr pour cel·leux qui s’efforcent d’y vivre.

Pendant tout ce temps, qu’a-t-elle donc appris, la lamantin d’Amazonie ? On dit qu’elle est la plus sociale des lamantins du monde, elle qui est sans ongles. Au-delà des liens entre la mère et son bébé, elle voyage constamment en famille. Aujourd’hui par dizaines, autrefois bien plus nombreuses. On dit que ce qu’elle étudie, ce n’est ni le jour, ni la nuit ; mais l’eau et ses mouvements, et combien il y en a, et comment s’en nourrir, et comment elle évolue. À la saison sèche, on dit qu’elle a des réserves. Le gras est une stratégie qui paye. Elle peut passer deux cents jours sans manger. Une hibernation flottante. Elle a appris à attendre le retour de l’eau. Elle se prépare pour le temps que cela nous prendra de nous rappeler à notre condition d’êtres qui respirent. Pourra-t-elle attendre que nous arrêtions de trahir nos enfants ? Pourra-t-elle attendre que nous arrêtions de vendre l’air qui emplit nos poumons ? Pourra-t-elle attendre que nous apprenions à être à la maison ?

Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est l’eau. Et comment elle monte à la surface quand je pense à toi. L’eau et ce dont elle m’inonde quand je sais. L’eau et ce qu’elle signifie et ce qu’elle pourrait faire et comment nous en avons besoin. Dans un monde en feu, où nous sommes appelé·es à évoluer.

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Vue d’un certain angle, on pourrait me prendre pour une pierre. J’ai des défenses, mais on ne les voit que lorsque je le décide. C’est moi. C’est moi qui ai tondu la pelouse de la mer, qui ai dessiné des cercles de culture dans les champs immergés comme autant de cartes pour des villes sous-marines. Et quand ta cupidité s’est mise à déranger mes jours, j’ai changé. Je suis devenue nocturne. Je bouge lentement mais avec constance et je me déplace sur des milliers de kilomètres. Parfois, pour reprendre mon souffle, je me redresse sur ma queue. Est-ce que tu sais qui je suis ? Les scientifiques disent qu’i·els ne savent pas pourquoi parfois nous nous rassemblons par centaines. Et je ne suis pas prête de vous le dire.

Avec une queue pareille à celle de la baleine et un corps qui ressemble à celui de la lamantin, les dugongs sont les plus proches parentes encore vivantes d’Hydrodamalis gigas, aujourd’hui éteinte. Naviguant le long des côtes de l’Afrique de l’est, de l’Asie et de l’Australie, les dugongs sont les seules membres de l’ordre des siréniennes (les sirènes originel·les) à vivre dans les océans Indiens et Pacifiques. Ce sont les vedettes de quantités d’aventures touristiques. Tout le monde n’est pas d’accord sur la manière dont se déroulent leurs rituels amoureux. Dans certaines zones, les dugongs assignées femelles attirent un groupe d’assignées mâles. Dans d’autres, les dugongs assignées mâles se donnent en spectacle pour attirer les assignées femelles. Sans parler de toutes les sortes d’attractions que les scientifiques n’ont pas encore appris à regarder ou à catégoriser. Ni de toutes les fêtes que les dugongs célèbrent et qui semblent n’être au service d’aucune fonction reproductive ou nutritionnelle. Peut-être que l’attraction n’est pas ce que vous pensiez. Peut-être que l’endroit où nous sommes est important. Peut-être que vous ne savez pas ce que nous voulons.

Vue d’un certain angle, tu pourrais me prendre pour une pierre, traversant d’une respiration calme les eaux peu profondes. On me surnomme parfois vache ou chamelle des mers. Que peux-tu apprendre de cela ? La patience et la diligence. Quand se redresser. Comment réarranger sa vie quand les conditions changent. Voilà qui pourrait être utile.

Je t’aime dans tous tes changements. J’aime tes lentes traversées. J’aime tes défenses, que je ne peux pas voir. J’aime la manière dont tu pratiques l’amour pour des raisons que nul·le ne sait décrire. Parfois, tu aimes tellement la côte que tu te confonds avec son rivage. Tu te déplaces avec un tel calme que les algues te confondent avec le sol et poussent sur toi. Parfois, ta manière d’aimer a le tempo parfait. Très lentement, c’est déjà bien assez rapide. Alors, continues de respirer.

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dix-huit

repose-toi

Et donc, il y a un temps pour se reposer, comme les éléphants de mer qui passent un mois entier à se câliner et à changer de peau, comme les phoques pusa qui, juste après avoir donné naissance, plongent dans les profondeurs pour une retraite solitaire, comme les phoques grises qui offrent un tiers de leur poids au cours de l’allaitement, puis partent pour se régénérer. Cette section affirme l’urgence du repos, la nécessité de la régénération et la profondeur qui se révèle dans ce que le repos permet.

La mère phoque grise perd près de six kilos par jour quand elle allaite. Cela signifie que dans les trois à quatre semaines que prend le sevrage, et avant de s’accoupler de nouveau, elle perd 83 % de sa masse corporelle. Le poids maximal jamais mesuré chez une phoque grise assignée femelle ? 200 kilos. Six kilos, c’est un peu plus d’un tiers du poids de la bébé phoque à la naissance (qui pèse alors de treize à dix-huit kilos). En trois ou quatre semaines, la bébé phoque aura triplé ou quadruplé de taille.

La mère phoque grise prend tout de même des pauses pour manger. De temps en temps. Des pauses qui durent entre une et trois minutes, y compris le temps de plonger jusqu’aux fonds marins et d’en remonter.

S’agit-il d’un problème de mots ? Je pense aux coûts qu’implique toute création personnelle et intime. À ce que cela représente. À ce que nous donnons aux mondes que nous faisons éclore. Aux lieux dont nous prenons pour pouvoir donner et à la manière de les maintenir vivants. Une mathématique étourdissante.

Mais peut-être qu’il s’agit d’un problème de mots. J’ai appris l’expression « donner tout ce qu’on a ». J’ai entendu encore et encore les louanges chantées de cel·leux qui travaillent « sans relâche », jusqu’à l’épuisement et jusqu’à la mort. Et à moi aussi, il m’est arrivé d’oublier de manger.

Et si nous faisions le calcul ? Six kilos par jour et pas plus de quelques minutes pour se nourrir. Un don d’une taille telle que c’est à peine si nous existons encore. Une plongée nécessaire, et de laquelle nous devons revenir sans attendre. Consciente de tout ce que j’ai donné de moi et qui s’éloigne à la nage maintenant. De tout ce que j’offre sans jamais le posséder. Et il me faut repartir de zéro car pour toi je me donne toute entière. Et je dois me refaire toute entière car, pour toi qui pars de zéro, tout est encore à faire.

Et puis parfois, la phoque grise ira passer vingt jours seule en mer, et elle se rappellera ces semaines passées dans l’urgence des minutes rares, ce que cela lui a coûté, ce que cela lui coûtera. Et si je dis que mon amour est une ressource renouvelable, cela signifie que mon renouvellement est amour. Mon renouvellement est sacré. Mon renouvellement est tout. Mon renouvellement, c’est toi. D’ailleurs ton corps tout entier en est fait. Mais à ce stade, peut-être qu’on ne compte plus ?

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Post-partum, les phoques pusa plongent dix fois plus profond qu’elles n’en ont l’habitude. Et elles restent là, dans les abysses, deux à six fois plus longtemps. Personne ne sait ce qu’elles y font. Certaines théories suggèrent qu’elles s’y reposent. Et pourquoi pas ? Après une naissance à laquelle elles se sont apprêtées en construisant sous la glace les alvéoles de leurs abris pour protéger la famille des ourses polaires et des êtres humains, après avoir tout fait pour que la vie puisse émerger. Pourquoi pas ? Tout ce que je sais, c’est que les profondeurs des créatrices qu’on pourchasse ne peuvent être décrites en des termes superficiels. Et nous méritons l’espace pour réfléchir à ce que nous avons créé.

Amour à vous, faiseuses de mondes que personne ne voit. Amour à vous, faiseuses de vies qui dépassent toute vision. Amour à vous et gratitude envers la profondeur requise pour que vous puissiez, en privé, accomplir votre œuvre, cette plongée profonde : vous aimer.

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Les miouroungs, ou éléphants des mers du sud, passent un mois entier à se blottir les unes contre les autres. Juste après la période des amours. Une fois que tout est terminé. Un mois entier fait de câlins platoniques avec leurs proches et leurs amies. Sur la plage, elles se serrent et se pressent les unes contre les autres et, pour l’essentiel du temps, elles font la sieste. Et c’est tout ce qu’elles font. Un mois entier. Ni chasses, ni amours, ni luttes territoriales. Juste, des caresses, à plein temps. Et pendant tout ce temps-là, elles changent de peau. Elles se font une peau neuve aux reflets argentés. À la fin du mois, elles s’éloigneront les unes des autres à la nage, passeront l’essentiel de leur temps, six cents mètres sous l’eau, à se nourrir ; mais pour l’instant, tout ce qu’il y a à faire, c’est dormir et oublier qui nous étions.

Il y a des couches de moi dont j’aurais bien besoin de me débarrasser maintenant. Et le repos est la seule manière que j’ai de me renouveler. Un mois d’été où je serai à la maison, occupée à devenir iridescente, vulnérable, à vieillir et à rajeunir, tout à la fois.

Et toi ?

Merci pour toutes les formes d’intimité qui m’apprennent ce que ma peau n’est pas, et ce que mon armure n’a jamais été. Je te souhaite la sacralité du repos, un repos expansif, tentaculaire, ininterrompu. J’aime la part de toi qui émerge en traversant tout le reste. Tu mérites de te reposer assez longtemps pour laisser derrière toi ce dont tu n’as plus besoin. Et je place ma peau aux côtés de la tienne pour te dire que même quand tu as l’air d’être seul·e, je suis avec toi. Et j’attendrai, jusqu’à voir les éclats argentés de ta peau quand tu repartiras.

dix_neuf-1: footnote:[on peut les alimenter : les polluants toxiques nourrissent les toxines qui apparaissent spontanément.] dix_neuf-2: footnote:[quand elles apparaissent, c’est parce qu’on a remué ce qui se trouvait déjà là au fond.]

dix-neuf

prends soin des dons qui te sont faits

L’écrivaine féministe Noire (et ancêtre en activisme du plaisir !) Toni Cade Bambara avait pour habitude de signer ses e-mails de la formule Take Care of your Blessings, « Prenez soin des dons qui vous sont faits », un acronyme de ses propres initiales, TCB. Cette section examine les pratiques radicales de parentés et de soins communautaires que les mammifères marines peuvent nous inspirer. Considérons les chants des phoques, qui savent remettre leur nidation à plus tard pour donner naissance quand et où elles veulent que la vie fasse son entrée, ou les loutres marines, qui tissent leur corps en radeau pour y transporter leurs petites. Observons les phoques mangeuses de crabes qui s’organisent entre elles pour protéger la relation parente-enfant, et l’étendue de ce que les scientifiques appellent le comportement allomaternel des mammifères marines qui s’entre-adoptent au-delà de ce que la naissance ou les limites des espèces pourraient leur dicter. La question est de savoir comment prendre soin les un·es des autres, par-delà les générations, les frontières et toutes ces autres limites qui nous séparent. Ou, comme le disait Audre Lorde : « nous devons être très fort·es / et nous aimer les un·es les autres / pour continuer à vivre.65 »

Lutra felina, la loutre marine, habite des rivages pleins de rochers, secoués par les vagues les plus folles. Elle y garde ses secrets. Comme celui de sa longévité ou de ses activités nocturnes. Ou encore celui de la taille de ses petites, qu’elle ne t’a pas laissé mesurer. Bien maline, cette féline de l’océan. Les manuels la disent cachottière et mystérieuse, mais je me demande si ce n’est pas tout simplement que tu as peur d’aller te mouiller là où elle vit, où les rochers sont tranchants, où les flots des vagues se jettent puissamment sur les rivages.

On dit qu’elle pousse parfois des cris aigus. Qu’elle nage habituellement avec la tête qui dépasse à peine hors de l’eau.

Parfois, elle se laisse flotter sur le dos, et fait de son corps un radeau pour ses bébés, souvent des jumelles, parfois des triplées, des quadruplées. Son environnement est dur, elle vit au milieu des rochers. Elle tourne le dos au futur et offre son ventre, son regard à ses enfants. Bien maline, celle qui sait prendre soin de ses secrets. Quand tu vis dans des conditions difficiles, et qu’il te faut garder tes biens les plus précieux serrés contre ta poitrine, et que tes moustaches et tes griffes sont capables de dire « n’approchez pas », cela inspire le respect.

Et j’offre mon amour à tes ongles et à tes secrets, à tes dents et à ta technologie, à la lourdeur de tes cheveux, à tes flottaisons et à tes sauts. Comment les flots violents n’ont-ils pas eu raison de toi ? Je ne sais pas. Et ton cri ? Une écriture et une barrière. Une carte. Et tu m’apprends à garder mes trésors près de mon cœur, là où je peux les sentir. Et près de mes yeux aussi, là où je peux les voir. À faire de mon corps un bateau en équilibre entre bâbord et tribord. À garder mon visage tourné vers la poupe de mon corps, dans mon sillage. À protéger mon cri, une écriture aussi sacrée que l’amour. Et mon choix.

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Chante la forme de la phoque chantante (Ommatophoca rossii) qui a reçu son nom du navigateur qui a colonisé son corps après avoir colonisé les lieux qu’elle habite. Tout porte son nom à lui. (Ross. Le nom d’une injustice.)

Chante sa forme. Elle qui fait encore sortir son chant de sa bouche grande ouverte, ou d’entre ses dents, ou du dedans de sa poitrine qui se gonfle, sa gorge en expansion. Elle donne à son corps la forme d’un « s », comme sûr, comme serpent, comme chant de sirène. Phoque des plus petites et des plus rares, avec ses dents acérées et ses grands yeux, elle est assez sage pour s’affronter à l’air glacé.

On dit que quand la phoque chantante est menacée, elle chante au dedans de sa gorge une trille, un souffle, une percussion, des beatboxes jusqu’à ce que tu partes. Mais d’autres disent que ce n’est pas si clair. Quand elle ouvre sa bouche, quand elle arque son cou, est-ce par agressivité ou par soumission ? Est-ce une posture de combat ou d’amitié ? Et comment savoir ? Qui en décide ? Il est rare de voir la phoque chantante, et en général, elle est seule. Cela a pris pas mal de temps pour comprendre comment elles se reproduisent. Comme d’autres phoques, elle peut garder le secret de sa gestation, retardant l’implantation de l’œuf fécondé jusqu’à ce qu’elle trouve le bon endroit, le bon moment, les eaux glacées qui conviennent. La gestation dure bien neuf mois : non pas à partir de la conception, mais à partir de la nidation. Quelque chose se produit, tout au fond d’elle, quand personne n’est là pour le voir. Une chose qu’elle est seule à connaître, qui se produit quand elle est prête, et pas avant.

Moi aussi. Parfois, peut-être que tu ne sais pas si je chante ou si je crie. Peut-être que tu ne sais pas si je veux que tu restes ou que tu partes. Peut-être que je garde mes secrets au creux de moi, pour le temps qui me convient, et peut-être que j’utilise mes grands yeux pour plonger dans des profondeurs où tu ne peux pas me voir. Et voilà. Tu ne me vois pas. C’est quelque chose, de vivre au milieu des eaux gelées et de manger des calamars qui vivent au fond de l’océan. Et puis de revenir à l’air froid pour y chanter. Il y a des choses dont j’ai besoin, mais je dois plonger profondément pour les trouver. Il y a des choses que je dois donner, mais que je ne donnerai que quand il sera temps. Il y a des choses que j’ai à te dire, mais d’abord je dois m’inventer une langue pour les dire, et un endroit où vivre qui ne me dérobe pas à mon destin. M’attendras-tu ? J’ai quelque chose à te dire, attends un peu, que j’ouvre ma bouche. Vois comme je chante.

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Arctocephalus gazella, chassée sous le nom d’otarie à fourrure de l’Antarctique, passe l’essentiel de son temps toute seule. Elle a déjà survécu à la fin du monde. Les espèces dont elle provient ont été tuées par millions pour leur fourrure, mais quelques-unes de ses ancêtres sont restées sur l’Île aux Oiseaux et ont régénéré leur population actuelle. Que sait-elle ? Elle vit principalement au large et ne se retrouve avec les membres de sa tribu dans le pays qui l’a vue naître que pour y donner naissance à son tour. Même quand elle donne le sein, il peut lui arriver de laisser son bébé toute seule jusqu’à deux semaines pour aller chercher de la nourriture, et une fois qu’elle a trouvé de quoi manger, elle ne revient jamais plus que quelques jours et repart aussitôt. Elle fera ainsi ces allers-retours jusqu’à ce que la petite devienne capable de nager par elle-même. La forme que prend sa maternité préserve son besoin de se régénérer à distance.

Si la poétique de la chose t’intéresse, les scientifiques appellent cela « lactation fondée sur le revenu », ce qui signifie qu’il lui faut trouver à manger pour produire du lait, ce qui se distingue de la « lactation fondée sur le capital », que pratiquent d’autres otaries, qui alimentent leurs petites à partir de ce qu’elles ont accumulé. La Commission britannique d’enquête sur l’Antarctique mesure l’absence de cette otarie à l’aide de balises à haute fréquence. Lorsqu’elle est sur la terre, les capteurs fonctionnent. On peut l’entendre. Mais quand elle est dans la mer, on n’entend rien. Les années où le krill est abondant, il peut lui arriver de revenir après un jour ou deux, mais parfois il lui faut plonger très loin pour trouver les revenus qu’elle ramènera à la maison. Tout offrir. Et puis repartir. On connaît cela, dans ma famille.

J’écris ce texte le jour de la Journée mondiale de l’océan. C’est le monde entier qui est un océan. Et tous les jours appartiennent au sel : voilà le monde que tu contiens, et celui vers lequel ta faim te guide. Merci cher·es ancêtres insulaires qui êtes parti·es au large, vous qui avez régénéré nos maigres possibilités de survie. Merci mamans qui êtes parties loin, aussi loin qu’il le fallait, pour ramener ce que vous avez ramené. Pour chacun·e de vous, je pourrais dresser la liste de vos absences sur des cartes avec des lignes et des tracés précis, mais ma gratitude est incommensurablement ronde. Gratitude pour toutes les fois où tu t’es reconstruit·e face à la nécessité, pour le monde salé de tes larmes, pour toutes les fois où tu m’as donné ce que tu avais trouvé pour me laisser grandir. Ce que je sais, c’est que la distance m’a permis de me déployer. Et je peux être auprès de cet océan que je suis. Et je peux ainsi accomplir ce travail que personne ne peut voir ni traquer, ce travail nécessaire pour revenir à la maison, vers toi.

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Aimez la glace. Pas la guerre. Les morses, quel que soit leur sexe assigné, ont des défenses qui peuvent atteindre jusqu’à un mètre. La théorie dominante veut que les défenses jouent un rôle primordial dans la lutte territoriale chez les mâles. Mais je ne suis pas très convaincue. Surtout vu le fait que la présence des défenses ne dépend pas du sexe. Et que les morses utilisent régulièrement leurs incisives pour produire des miracles, comme tirer hors de l’eau les 2 000 kilos que pèse leur corps.

Les mères morses utilisent leurs défenses pour protéger leurs bébés et sculpter pour elles deux ans et demi de maternage intime, plus que la plupart des mammifères de l’Arctique (et malgré le fait que les bébés morses peuvent plonger à la recherche de nourriture presque dès leur naissance). Les morses utilisent aussi leurs défenses pour percer les bateaux gonflables des scientifiques. En 2019, elles ont ainsi coulé un vaisseau de la Marine russe. Ce faisant, elles ont bien œuvré pour conserver l’intimité des pratiques reproductives de leur espèce.

Jusqu’à récemment, les scientifiques n’avaient que peu d’informations sur la reproduction chez les morses. On ne sait d’ailleurs toujours pas pourquoi elles attendent des années après avoir atteint la maturité sexuelle pour s’engager dans la reproduction. Des scientifiques ont observé un rituel d’accouplement de morses du Pacifique, qui invitent leur partenaire à les rejoindre dans l’eau par des chants. Peut-être attendent-elles d’êtres capables de produire ou de déchiffrer un chant digne d’elles. Qui sait ?

Je n’ai pas vu de scientifiques admettre que ces siècles de discrétion reproductive pourraient être liés à leur propre peur de ces défenses. Les scientifiques disent plutôt que c’est en raison de l’amour des morses pour la glace. « En raison de leur affinité pour la glace, ou pagophilie, les scientifiques en savent très peu sur le comportement reproductif des morses. » Alors que la planète fond, les chercheur·ses ont de plus en plus d’occasions d’observer ces moments intimes. Et bien sûr, pour la même raison, les morses ont de moins en moins d’endroits-ressources où vivre. Comme tant d’autres gens en ces temps de réchauffement planétaire. Les jours de grandes chaleurs, les morses deviennent rose écarlate grâce aux capacités de thermorégulation de leur sang. Avec les eaux des océans qui montent, qu’apprendrons-nous à faire ?

Pagophilie. Aimer la glace sur une planète qui fond. Chérir la glace pour des raisons que toi seule connais. Faire confiance à la glace et à ses sanctuaires. Avoir besoin de la glace pour faire barrière entre toi et d’autres, entre toi et des créatures humaines, dont une petite partie fait des frontières un instrument qui détruit des familles, éradique les sanctuaires et bafoue l’intimité des foyers. Aux États-Unis, on appelle cet instrument « ICE », une autre sorte de glace66. Nous avons tant à apprendre des morses. Mais nous pourrions aussi bien commencer cet apprentissage en nous regardant nous-mêmes.

Et si nos sanctuaires étaient des formes d’amour qui respectent les frontières de nos organismes ? Qui honorent la distance dont ton intimité a besoin ? Qui respectent la temporalité de ton chant ? De ta croissance ? Parce que j’admire tes dents et là où elles t’ont mené·e et ce qu’elles sont parvenues à soulever, et qui tu as protégé, et ce à quoi tu as échappé, et ce que tu as appris. Et je t’aime là où tu es. Je t’aime là où tu as besoin d’être. Mon amour n’entend pas construire de murs tout en venant forcer l’entrée de ta porte. Mon amour est patient, épais. Il est chant et attente. Et mon corps tout entier est en alerte face à la pression des températures qui montent. C’est notre sang qui remonte à la surface. C’est la peur qui vient frapper à la porte. C’est notre évolution, celle de nos dents, de nos chants, de nos souffles qui remontent, tandis que la planète nous submerge et nous ramène à la maison.

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Alors que la plupart des phoques avancent en titubant sur la terre ferme, Labodon carcinophaga glisse. La phoque crabière (un meilleur nom pour elle serait celui de phoque krillière) voyage sur des milliers de kilomètres avec grâce, et on l’a même aperçue à près de 1 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce que je veux dire, c’est qu’elle va où bon lui semble. Mis·e à part toi, elle est la mammifère qui a la population la plus importante sur Terre.

Elle possède la dentition la plus complexe et la plus évoluée de la planète, des dents lobées et imbriquées à l’intérieur de ses joues qui filtrent le krill qu’elle ingère, comme une baleine, ne prenant que ce dont elle a besoin. Pourrais-je un jour être aussi gracieuse qu’elle ? Nager sur la terre ferme comme je nage dans la mer ? Faire confiance à ma bouche pour guider mes besoins ?

Les familles de phoques crabières se nourrissent et se protègent entre elles. La bébé phoque peut prendre jusqu’à 80 kilos au cours des trois semaines où elle est allaitée. Une phoque assignée mâle (pas le père biologique) joue le rôle de vigie, tandis que le transfert de graisse et de vie se produit. Cette vigie reste là, guettant les phoques léopards qui ne rêvent que de dévorer la petite phoque crabière avant qu’elle ait eu le temps de grandir et de devenir trop rapide pour qu’on puisse l’attraper, trop certaine d’elle-même pour qu’on puisse l’engloutir. Les chercheur·ses remarquent que ce rôle de soutien aux mères est sans doute aussi important que le rôle joué par les partenaires d’accouplement, une adaptation qui est peut-être au cœur de ce qui fait de cette phoque l’une des mammifères les plus abondantes de la planète. Pourrions-nous apprendre de sa diligence ? Pourrions-nous nous souvenir que la protection que nous nous offrons est notre seul avenir ? Surtout quand, ici, sur la terre ferme, ce sont les polices aux frontières dont nous devons nous protéger ?

La phoque crabière est douée pour rester en vie, mobile et gracieuse, écrivant des signes infinis sur la glace comme si elle y laissait un message. Je pense qu’elle nous survivra. Mais peut-être pourrions-nous faire évoluer nos bouches pour qu’elles prennent la forme de nos besoins, entraîner nos mouvements à survivre à des contextes multiples, nous nourrir abondamment et protéger cel·leux qui nous nourrissent. Peut-être qu’il n’est pas trop tard pour cultiver la grâce.

Au cas où, souviens-toi : je t’aime. J’aime ta bouche dont tu apprends encore à te servir. Ton corps qui veut nager sur terre et marcher dans l’eau. La profondeur de ton désir de donner. Cet impératif auquel tu obéis qui consiste à protéger le travail qui nourrit des générations, à l’honorer. Et moi aussi, je m’efforce de t’honorer. D’honorer la manière dont tu glisses avec ta magie pleine de ressort. Le sortilège de ton impossible abondance. Ton corps tout entier écrit l’infini de nos futurs. Ton corps, son souffle, qui épellent le nom de notre avenir.

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L’otarie à fourrure australe n’a pas la vie facile. Nées Noires sur un rivage plein de rochers, les chauve-souris vampires veulent leur sang, les lions de mer veulent leurs bébés, les nappes de pétrole les tuent par milliers, le réchauffement climatique les décime. Sans parler du fait qu’elles sont chassées pour leur fourrure par les êtres humains depuis 1515, ce qui correspond à l’une des périodes d’exploitation commerciale les plus longues, toutes catégories d’otaries ou de phoques confondues. Et pour couronner le tout, elles se retrouvent prises aux pièges de filets et sont chassées illégalement par les bateaux de pêche qui cherchent à éliminer la compétition. Punies, en d’autres termes, en raison de leur capacité à nourrir leur famille.

As-tu remarqué que je n’étais pas de très bonne humeur ? Obligée de tendre l’oreille, d’écouter frénétiquement, à l’affût de chaque son, chaque mouvement. Menacée de tous côtés. Et ce n’est pas juste. Quand ce n’est pas la météo, c’est la pollution. Si j’évite un lion de mer dans l’eau, il y a encore la chauve-souris dans le ciel. Mon existence devrait-elle dépendre du seul fait que la fourrure soit, ou non, passée de mode ? Je n’ai pas demandé à être aussi belle.

Parfois, il me semble que le monde m’en veut, qu’il s’acharne contre moi. Il m’écorche, me noie, me prend mon sang, détruit ma maison. Et en même temps, il me reproche d’être trop brillante, de le menacer par ma capacité à trouver des ressources. Et je ne sais pas quoi faire de ma rage, sinon plonger en elle. Plonger sous elle. Aller voir ce qui se trouve là-bas, au fond. 170 mètres sous la surface de l’océan. Je peux rester sous l’eau jusqu’à sept minutes, et puis je dois remonter pour respirer. Au fond, tout ce que je veux, c’est être aimée, être entendue, être autre chose qu’un repas ou un manteau ou un dommage collatéral des désordres que tu sèmes.

Comment cultiver ce que je veux, qui ne soit pas seulement être séduisante ou utile, parce que la beauté, l’utilité et la compétence sont des qualités mortelles à l’âge de l’extraction ? Mais je ne veux pas non plus que tu me voies comme jetable. Y a-t-il une manière de ne pas perdre à ce jeu-là ?

La réponse est non.

Peut-être que ce qu’il me faut, c’est nourrir quelque chose de plus viscéral que ce qui se vend, ou que ce qui rassure. Peut-être que ce qu’il me faut, c’est mettre mes valeurs au clair. Alors que certaines otaries ne nourrissent leurs petites que quelques jours, les otaries à fourrure australes donnent le sein jusqu’à un an (la seule otarie qui allaite plus longtemps est l’otarie à fourrure des Galapagos, qui peut nourrir ses bébés jusqu’à deux voire trois ans.) Elle part se nourrir et revient, et elle retrouve son petit amour en écoutant sa voix, en reconnaissant son odeur, sa promesse. Et chaque fois qu’elle part, elle sait que les lions de mer et les chauve-souris vampires ne sont jamais loin. La prochaine fois qu’elle reviendra, il se pourrait qu’il n’y ait pas de réponse à son appel, que l’odeur sur la plage ne lui dise rien de bon. Voilà, le risque de l’amour. Il se peut que tu entraînes tes sens à sentir un corps et qu’un jour tu reviennes dans un monde qui n’a plus de sens. Est-ce que je peux faire cela, moi qui vis dans un monde menaçant, que ma seule existence menace ? Est-ce que je peux offrir pleinement ce qui, de toute façon, me sera pris ? Est-ce que je peux me permettre de risquer mon cœur ?

Je suppose qu’il le faut. Sinon, tout ce qu’il reste, c’est l’eau glissante et le mauvais temps, les suceur·ses de sang et les embûches. Et je t’aime d’un amour qui réclame tous mes sens. Tu es ce pour quoi j’ai fait pousser mes oreilles, et j’écoute. C’est toi, l’odeur dont j’aimerais me remplir. Et donc, je respire.

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La lamantin des Caraïbes a les dents qui bougent, un ensemble de molaires qui migrent à l’intérieur de sa bouche et qu’elle remplace après usage. La lamantin des Caraïbes a des ongles, comme ses cousines d’Afrique de l’Ouest. La lamantin des Caraïbes, comme toutes les lamantins, sait comment passer de l’eau salée à l’eau douce, à la recherche de chaleur, d’eau et de végétation.

Les marées rouges et leurs proliférations toxiques d’algues sont une menace pour la lamantin des Caraïbes. En sais-tu quelque chose ? Comment, dans des circonstances volatiles, après une tempête par exemple, quand le fond des océans a été fortement remué, des organismes toxiques émergent et prolifèrent. Et comment, s’ils sont ingérés, l’alerte rouge se répand dans les réseaux neuronaux, causant les comportements les plus étranges et les plus funestes, et ce à grande échelle. Oh oui, j’ai bien peur que tu en saches quelque chose. Je sens combien tu t’efforces de respirer et combien nos circonstances sont toxiques et contagieuses, et quels dangers nous encourons à respirer dans ces conditions volatiles.

Les marées rouges semblent être un phénomène naturel, mais certain·es disent que la pollution industrielle humaine les a rendues plus fréquentes, la toxicité alimente la toxicité, amplifie son effet mortifère.

Et donc, que fait la mère lamantin des Caraïbes dans un monde pareil à celui-ci ? Un monde de marées rouges et de pollution. Un monde où 82 % des lamantins des Caraïbes sont tuées par des êtres humains muni·es de machines qui filent à toute vitesse et dont i·els se croient les maîtres. Un monde où il est aussi banalement létal d’entrer en collision avec un bateau que de respirer.

Eh bien, parfois, quand des êtres humains muni·es de masques la menacent, la mère lamantin place son corps entre son enfant et le danger qui la guette. Oui. Si c’est nécessaire. Le plus souvent, la mère et son enfant s’enfuient, sans cesser de communiquer l’une avec l’autre. Quand le niveau de danger atteint l’alerte rouge, la mère parle, elle ne cesse de transmettre, et l’enfant ne cesse de répondre, oui, je suis là.

L’an dernier, les écologistes ont dit que la lamantin des Caraïbes, surtout la sous-espèce qui vit près des côtes de la Floride, était l’une des deux espèces les plus menacées sous le mandat actuel de l’administration fédérale aux États-Unis. Soulignant les effets combinés des morts par bateau, des marées rouges et d’un gouvernement qui insiste à déréguler l’accès aux maigres zones protégées existantes, la Coalition des espèces en danger nous rappelle qu’il ne fait pas bon d’être une lamantin de nos jours (Miami New Times).

Moi je pense au contraire que c’est le bon moment, pour être une lamantin. Les lamantins sont gracieuses et pleines d’amour. Elles peuvent « traverser les passages océaniques les plus profonds ». Et peut-être peuvent-elles nous apprendre à traverser notre situation. Elles aiment se toucher les unes les autres, lutter et jouer sous l’eau. Elles veulent la sécurité et la protection qu’elles peuvent s’offrir les unes aux autres. Elles veulent écouter et être entendues. Elles veulent de la lenteur dans un monde où les souffrances se multiplient. Et elles ont des dents qui migrent après avoir accompli leur œuvre végétarienne. Et des ongles arrondis sur les bords de leurs nageoires.

Pour toi, pour nous, pour notre bien, j’aimerais que les alertes rouges n’existent plus. Que cette situation toxique cesse d’exploser et de tuer, et de le faire aux yeux de tous·tes, de manière récurrente et imprévisible. Mais est-il vraiment imprévisible, ce rouge qui rend la vie irrespirable, aujourd’hui et tant d’autres jours comme celui-ci ?

Deux choses que la recherche affirme concernant les marées rouges :

  1. on peut les alimenter : les polluants toxiques nourrissent les toxines qui apparaissent spontanément.

  2. quand elles apparaissent, c’est parce qu’on a remué ce qui se trouvait déjà là au fond.

Ce qui revient à dire : voilà à quoi cela ressemble quand un contexte construit sur la violence, alimenté par des déchets toxiques tous les jours, remonte à la surface. Voilà ce qui peut éclore ici, dans le sillage du génocide, du sang ensemencé, des plantations sanguinaires, du zonage urbain et de ses frontières, et de la criminalisation de ces zones assignées quartiers sensibles, marquées en rouge sur les cartes.

Lorsque la marée ne parle plus sa propre langue, c’est là qu’elle devient alerte rouge.

Pourrions-nous apprendre à communiquer comme les lamantins, qui restent en lien dans toutes sortes de situations d’urgence, placent leur corps de manière à protéger leurs enfants, se touchent les unes les autres pour se rappeler ce qu’il y a à savoir ? Les chercheur·ses disent que les lamantins communiquent par la voix. Et par le toucher, et par le goût, et en coordonnant leurs souffles, et en se reposant les unes avec les autres. Et je sens bien que nous voulons cela depuis longtemps, un monde où nous pourrions nous entendre, nous protéger, jouer, être au contact les un·es des autres sans risquer nos vies et nous nourrir généreusement. Nous déplacer quand nous en avons besoin, au travers des eaux douces et des eaux salées, traverser des passages océaniques dans les profondeurs, pour nous sortir de là où nous sommes, lorsque notre souffle est impossible.

Je peux le sentir, comme je peux sentir ces dents de sagesse qui naviguent dans ma tête, dans mes os et dans tes os qui relaient nos appels et nos réponses. Je t’aime, de tout mon corps et de l’endroit où je le place. Je t’aime, avec la rondeur de mes ongles et avec tout ce que j’ai à te dire. Je t’aime assez pour désintoxiquer mon sang et manger mes légumes. Pour examiner jusqu’au fond de moi où se trouve le danger. Je t’aime assez pour répondre à ton appel urgent. Et ma réponse est suffisamment limpide pour que tu puisses entendre exactement ce que j’ai à dire. Je t’aime. Je suis là. Viens avec moi. Je t’entends. Je t’aime. Je suis là. Reste avec moi. Prends soin de toi.

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En 2016, la revue Scientific Reports (une branche de la revue Nature) a publié une étude sur les pratiques d’allomaternité chez les grandes dauphins de l’IndoPacifique : leurs familles d’accueil, leurs adoptions, leurs mamans choisies67. Ces « comportements allomaternels » n’ont rien de rares. Comme les auteur·ices de l’étude le soulignent, les maternages par d’autres mères que la mère gestatrice se produisent dans « la plupart des taxons mammifères ». Une pratique cruciale. L’article parle également d’une mère dauphin adoptive qui a allaité un bébé dont la mère gestatrice était morte. Pourquoi, se demandent les auteur·ices, les mammifères font-elles cela, alors qu’il s’agirait selon el·leux, « d’un comportement coûteux » ? D’après l’article, « la raison pour laquelle un animal investit ses ressources de la sorte n’est pas très claire ».

Est-ce qu’à vous aussi, ça ne vous paraît pas très clair ?

Qui parmi vous n’a pas été materné·e, à certains moments importants, par une personne pourtant socialement ou génétiquement distante de votre condition de naissance ? Et s’il t’est jamais arrivé de partager quelque chose, d’enseigner, de partager la responsabilité du bien-être d’une personne, aussi brièvement cela fût-il, comment as-tu mesuré ce que t’a rapporté ce comportement potentiellement « coûteux » ? Appelons cela : de l’amour.

Et ce qu’on appelle entraide inter-individuelle ici est aussi politique que l’entraide inter-espèce. En 1979, dans son intervention au Congrès des gays et lesbiennes du tiers-monde, Audre Lorde parle de « nos enfants ». Et le comité rassemblant les lesbiennes du tiers-monde au cours de l’événement le dit de manière encore plus explicite : « Toutes les lesbiennes du tiers-monde partagent la responsabilité du soin et de l’éducation des enfants des lesbiennes racisées. » À la même époque, une sororité réunissant des mères Noires célibataires de Brooklyn (la Sisterhood of Black Single Mothers) promouvait et célébrait ce qu’elles ont décidé d’appeler des systèmes familiaux « riches en mères ». Et nombreuses sont les mammifères qui servent de modèles à ce que nous appelons des « maternités révolutionnaires » — pas seulement les féministes racisé·es ou les dauphins au large du Japon.

Je te vois. Et je célèbre tes engagements pour les animaux. La ferveur de ton adaptation. La foi dans tes offrandes. La maternité que tu offres, par instants, pendant des mois ou tout au long de tes vies. Tu ne sais pas comment cela te profitera. Tu sais bien mieux que cela. Tout ce que tu veux, c’est que nous existions. Et ton amour est une force de vie. (Merci June Jordan !) 68

Merci de m’aimer à l’excès. Merci toi qui acceptes de « perdre » tout ce temps à t’émerveiller. Et à tous·tes cel·leux qui sont prêt·es à réveiller l’enfant sauvage (celle qui réclame ses mères) en moi, je dis encore : vous ne saurez jamais la splendeur du don que vous me faites, la profondeur de la source et combien vous me nourrissez et me rendez mammifère.

Grâce vous soit rendue.

vingt-1: footnote:[Audre Lorde, « Équinoxe » (1969), repris dans Contrechant, Les Prouesses, 2023, [traduction légèrement modifiée].] vingt-2: footnote:[NdT : ICE (« Immigration and Customs Enforcement ») est une police aux frontières créée dans le cadre de la « guerre contre la terreur » menée par l’administration de G. W. Bush à la suite du 11 septembre 2001 ; une police surarmée tristement célèbre pour ses pratiques de détentions et d’expulsions brutales des migrant·es sur le sol états-unien.] vingt-4: footnote:[June Jordan, « The Creative Spirit and Children’s Literature » in Mai’a Williams, China Martens et Alexis Pauline Gumbs (dir.), Revolutionary Mothering: Love on the Front Lines, PM Press, 2016.] vingt-3: footnote:[Mai Sakai, Yuki F. Kita, Kazunobu Kogi, et al., « A wild Indo-Pacific bottlenose dolphin adopts a socially and genetically distant neonate », Scientific Reports, Vol. 6, 2016.] vingt-1: footnote:[https://batjc.wordpress.com/pods-and-pod-mapping-worksheet/ NdT : Le mot pod, qui peut renvoyer aux « bancs » ou aux « troupeaux » mammifères marins, a un sens spécifique dans le mouvement pour la justice transformatrice. Dans son texte, Mia Mingus indique notamment que le pod est « constitué par les personnes auxquelles tu ferais appel si un comportement abusif ou violent » t’arrivait ou arrivait à un·e proche ou pouvait t’être imputé ou être imputé à un·e proche. « On peut avoir différents pods. Les personnes auxquelles tu ferais appel après avoir causé un tort ne seront peut-être pas les mêmes que celles auxquelles tu ferais appel après avoir été agressé·e, et inversement. En général, les personnes de tes pods sont celles avec lesquelles tu as des relations soutenues et de confiance, mais chaque personne a des critères différents pour ses pods. »] vingt-2: footnote:[https://explore.org/livecams/orcas/orcalab-base] vingt-3: footnote:[Amour et gratitude envers Andrea E. Woods Valdez qui a inspiré cette activité grâce à un exercice de danse proposé à l’université de Duke à Durham.]

vingt

activités

Activités (version solo)

Écoute

Enregistre-toi en train de lire une ou plusieurs de ces méditations. Écoute ensuite l’enregistrement de ta voix, ou regarde une vidéo de toi en train de signer, et fais-le à différents moments de la journée. Que remarques-tu ? Qu’y a-t-il de différent quand tu entres en relation avec l’enregistrement au tout début de ta journée, juste avant de te coucher, ou vers midi ?

Respire

Observe ton souffle. L’intimité profonde avec le souffle : une intimité cruciale pour toutes les mammifères marines. Utilise les poèmes comme une mesure. Lis-les à haute voix et examine jusqu’où tu peux aller d’un seul souffle. Essaye à différents moments de la journée et remarque les différences qui affectent ton souffle en fonction du moment où tu lis, ou des questions soulevées par ce que tu lis.

Souviens-toi

Choisis un mantra. Il y a peut-être une formule ou une phrase courte dans ce texte qui contient quelque chose dont tu as besoin de te souvenir pour t’accompagner sur ton chemin. Commence avec une phrase. Mémorise-la comme un mantra et répète-la comme une méditation. Commence, assis·e en tailleur, en te la répétant dix fois. Tu peux étendre l’usage de ce mantra en le prononçant une fois par jour pendant plusieurs jours, ou en l’écrivant sur un morceau de papier et en le plaçant de manière visible dans ta maison ou sur ton lieu de travail. Observe quand le temps est venu d’en changer.

Pratique

Choisis une de ces leçons et transforme-la en pratique quotidienne. Par exemple, aménage-toi un temps de méditation chaque matin au lever du soleil en te répétant, dans la position assise en tailleur, quatre-vingt-huit fois le mantra de l’activité « souviens-toi ». Ou tout autre chose.

Collabore

Réfléchis. Quelles sont les personnes qui font partie de ton pod ? Essaye de les identifier en t’aidant de ce document de cartographie créé par Mia Mingus la Bay Area Transformative Justice Collective [collective de justice transformatrice de la région de la baie de San Francisco]69 :

As-tu des pods différents pour des situations différentes, ou pour des pans différents de ta vie ? Fais-en une liste, ou autant de listes que nécessaires. Il sera peut-être intéressant pour toi de faire une partie de ces activités dans leurs « versions groupe » avec certaines de ces personnes pour tester tes listes. #podlife

Sois vulnérable

C’est dans notre zone de développement que nous sommes généralement les plus vulnérables. Parmi l’ensemble des mouvements de ce livre, quelle est ta zone de développement en ce moment ? (Respecter tes cheveux ? Mettre fin au capitalisme ? Te reposer ?) Quelle action courageuse pourrais-tu entreprendre en lien avec cet espace de croissance ? Cela peut vouloir dire demander de l’aide et du soutien, si ton habitude est plutôt d’agir seul·e. Cela peut vouloir dire t’écouter avec empathie et faire de la place pour les émotions que tu entendras. Sois attentif·ve à ce que tu ressens. Réfléchis à l’endroit dans ton corps, dans tes relations, dans ton travail, où se produisent les changements, où se produit cette croissance.

Sois présent·e

Maintenir une présence dans un contexte qui ne cesse de changer nécessite de l’entraînement. Les mammifères marines vivent dans l’eau, une substance qui bouge en permanence, et qui les/nous bouge en bougeant. Je t’offre donc cette pratique méditative :

Choisis l’une des mammifères marines présentées dans ce livre et écoute-la ou regarde un enregistrement vidéo que tu auras trouvé. Dans l’idéal un enregistrement d’au moins 5 minutes (les sons émis par la baleine à bosse seront probablement dans l’ensemble les plus accessibles). Compte tes respirations tout en écoutant l’enregistrement. Une inspiration et une expiration représentent une respiration. Compte chaque respiration. Si tu te perds dans les comptes, recommence à compter à partir de un. Que remarques-tu ?

Sois féroce

De tous les refus de ce livre, il y en a bien un qui peut tenir sur une pancarte ou un t-shirt. Créé cette pancarte ou ce t-shirt.

Apprends des conflits

Dédie un passage de ce livre à une personne avec qui tu es en conflit en ce moment. Si envoyer le passage choisi à cette personne n’est pas possible ou s’il te semble que cela n’apporterait rien de bon, étudie-le à sa place en pensant à elle. Que peut t’apprendre ce passage en particulier sur la gestion des conflits ? Comment reflète-t-il la situation dans laquelle tu te trouves ? Adopte le point de vue de différentes figures apparaissant dans ce passage, læ narrateur·ice, la mammifère marine, l’industrie de la pêche, les scientifiques, etc. Accorde trois jours à ce travail. Qu’as-tu appris ?

Respecte tes frontières

Choisis une citation dans ce livre que tu utiliseras comme message vocal d’accueil sur ton téléphone ou comme réponse automatique de tes e-mails pour au moins une journée. Laisse ce message expliquer pour toi les frontières dont tu as besoin.

Respecte tes cheveux

Utilise un miroir ou tes mains, prends contact avec un cheveu ou un poil se trouvant sur ta tête, ton visage ou ton corps. En continuant de respirer, reste en lien avec lui. Remarque sa particularité parmi les autres cheveux et poils qui l’entourent. Comme le ferait une morse, demande-lui ce qu’il sait. Écris-toi une lettre depuis le point de vue de cet unique cheveu ou poil. Écoute bien attentivement.

Mets fin au capitalisme

Nous pouvons mettre fin au capitalisme en transformant chacune de nos relations l’une après l’autre. Choisis un aspect du système économique mêlé à des mammifères marines citées dans ce livre et change ta relation à ce système pour une période d’au moins un mois. Par exemple, je me suis engagée à ne rien manger qui proviendrait directement de l’océan. Y a-t-il un produit de l’océan extrait par les bateaux de pêche avec lequel tu pourrais changer ta relation ? Peut-être ta relation au pétrole ? Au tourisme ? Change l’une de ces relations pendant au moins un mois et vois ce que cela t’enseigne sur l’interconnexion, sur la complicité, sur la possibilité et sur la liberté.

Refuse

En t’inspirant de l’une des mammifères marines du chapitre « Refuse » ou de tout autre chapitre de ce livre, choisis un espace de ta vie dans lequel dire « non » cette semaine.

Abandonne-toi

Si tu le peux, entre dans une eau salée et laisse-toi flotter sur le dos pendant trois bonnes minutes. Si ce n’est pas possible, choisis n’importe laquelle des activités de cette section nécessitant de « choisir un passage dans le livre » et, au lieu de choisir, ouvre le livre au hasard et utilise ce passage.

Plonge en profondeur

Prends un passage de ce livre et approfondis la recherche. Plonge en profondeur pour apprendre davantage de détails sur les mammifères marines et les contextes historiques et systémiques mentionnés. Puis, demande-toi dans quelle mesure ce passage raconte l’histoire de ta propre vie. Pour quels espaces de ta vie ce passage est-il le plus pertinent, quels espaces de ta vie reflète-t-il le mieux ? Écris un texte qui parle de toi, de cette part de toi-même, tel qu’on pourrait le trouver dans un guide ou un manuel. (Par exemple : mon addiction au travail, ma relation à l’école, la rancune qui accompagne mes dons et mes dépenses excessives, mon talent pour la peinture.) Comment ce trait serait-il décrit ? Où le trouve-t-on habituellement ? À quoi ressemble-t-il au moment de sa naissance ? Qu’est-ce qui le nourrit ? Qu’est-ce qui le menace ?

Reste Noir·e

Si tu vis dans le monde en tant que personne Noire, bravo ! Tu en as déjà beaucoup fait. Choisis un passage de ce livre, ou plus particulièrement du chapitre « Reste Noir·e », qui est une affirmation de toi, un soutien, une revendication, et chante-le, danse avec lui, mets-toi de la crème sur le corps pendant que tu le lis. Merci d’être qui tu es.

Si tu vis dans ce monde en tant que personne non Noire, médite sur l’inexplicable part de toi-même. Choisis une chose que tu as apprise grâce à ta situation de personne non Noire qui vit dans un monde anti-Noir·es et décide de la désapprendre. Fais une recherche sur internet pour comprendre la signification et le contexte de certaines des références de la section « Reste Noir·e » qui sont nées de diverses pratiques culturelles Noires. Apprends avec respect.

Ralentis

Annule une chose programmée cette semaine. Juste une. Pendant ce temps, regarde une vidéo d’orques diffusée en directe pour voir si une orque émerge à la surface70. Ou bien va dormir et laisse les orques te regarder.

Repose-toi

Prends ce livre avec toi pour aller te coucher. Ouvre n’importe quelle page. Lis ce passage encore et encore jusqu’à t’endormir. Si tu rêves, écris ton rêve. Puis lis le passage à nouveau.

Prends soin des dons qui te sont faits

Fais une liste de toutes ces amours sacrées qui comptent pour toi, ces relations que tu tiens tout près de ton cœur en ce moment. Réfléchis à la manière dont tu peux concevoir une forme de soin à adresser à chacune de ces personnes que tu aimes, en prenant exemple sur l’une des mammifères marines de ce texte. Parmi les exemples possibles : se faire des câlins, communiquer à une fréquence plus basse, créer de l’espace physique, se protéger, voyager ensemble. Engage-toi ou réengage-toi à réaliser au moins trois de ces formes de soin que tu as nommées et communique cet engagement comme tu le peux à ces êtres aimés.

Activités (version pour pods/groupes)

Choisis un·e ou deux ou trois ami·es, ou réalise ces activités dans ton institution, sur ton lieu de travail, avec tes voisin·es, la famille, etc.

Écoutez

Pratiquez l’écoute. Dans cet exercice, chaque personne choisit l’une des méditations mammifères marines de Non-noyées et la laisse en message vocal ou comme mémo vocal sur le téléphone d’une autre personne. Qu’entendez-vous au-delà des mots ? Faites-vous des retours. Si vous êtes ensemble dans un même lieu, mettez-vous en cercle et chacun·e votre tour écoutez quelqu’un·e lire un passage.

Cette activité doit être adaptée à la manière dont écoutent les personnes faisant partie de votre groupe. Selon les cas, il pourra être plus approprié de réaliser ce partage en langue des signes tactile ou filmées, en code frappé (ou tap code), en lisant sur les lèvres ou par l’écoute des mains à la bouche.

Respirez

En groupe dans un même espace, ou par l’intermédiaire d’une réunion audio ou vidéo, respirez ensemble. Écoutez le son de votre respiration collective tandis que chaque personne respire à son propre rythme et prend soin de son propre souffle. Écoutez la symphonie de ce groupe spécifique. Parlez-en. Remarquez-vous des rythmes ou des motifs récurrents ? Essayez de respirer à l’unisson. Parvenez-vous à inspirer et à expirer d’un même souffle ? Prêtez attention à ce que vous trouvez difficile, facile, surprenant, bizarre ou significatif dans le fait d’essayer de respirer à l’unisson.

Souvenez-vous

Choisissez collectivement un mantra à partir d’une courte phrase de ce livre qui a particulièrement touché l’un·e ou plusieurs d’entre vous. Vous pouvez également créer un mantra qui combinerait deux ou plusieurs phrases différentes ayant résonné chez plusieurs d’entre vous. Mais le mantra obtenu doit être d’une longueur permettant d’être mémorisé par tout le monde. Vous pouvez le scander ensemble comme un mantra ou vous pouvez ouvrir et clore vos réunions avec ce mantra. Le réciter lorsque vous vous croisez. Amusez-vous.

Pratiquez

Pratiquez la pratique. Si vous avez fait cette activité dans sa version solo et choisi un domaine dans lequel instaurer une pratique quotidienne, vous pourriez la transformer en activité collaborative en cherchant un·e pote avec qui faire le point de temps en temps sur comment ça se passe, sur ce qui surgit. Quels bénéfices en émergent ? Qu’est-ce qui vous empêche de maintenir cette pratique dans la durée ?

Vous pourriez alterner avec une ou plusieurs personnes dans l’élaboration d’une pratique que vous feriez tous·tes individuellement ou collectivement, sur une rythmicité commune (hebdomadaire, mensuelle, quotidienne, trimestrielle). Veillez les un·es (pour) les autres à ce que vos engagements soient tenus, remarquez ce qui apparaît et les opportunités de vous soutenir les un·es les autres.

Collaborez

Il est clair que la réalisation collective de n’importe laquelle de ces activités est déjà un acte de collaboration. Passez à l’étape supérieure en travaillant avec votre groupe à la création d’une collaboration plus grande encore. Cela peut signifier élargir l’une des activités que vous réalisez déjà à une collective plus étendue, ou collaborer à l’élaboration d’archives de ce que vous faites ensemble de manière à le partager, ou bien simplement réfléchir à la manière dont vous pouvez soutenir chacun·e d’entre vous afin de rendre plus perceptible encore ce qui est au cœur de cette pratique pour chacun·e de vous.

Soyez vulnérables

Voilà l’opportunité de dépasser le stade où l’on fait tout juste connaissance si vous pratiquez avec un groupe de personnes que vous ne connaissez pas très bien, ou de désapprendre des comportements de co-dépendance si vous pratiquez avec des personnes avec lesquelles existe déjà un entremêlement de travail émotionnel.

Dans une réunion ou une retraite, cette activité pourrait ressembler à l’une de mes préférées, à savoir : le haïku partenaire ou la danse partenaire. Dans cette activité, deux personnes partagent l’une avec l’autre quelque chose qui appartient aux parties d’elles qui sont en train de se développer. La vulnérabilité se trouve là, dans le partage d’une chose que vous n’avez pas encore comprise. Après trois minutes, vous échangez, c’est maintenant l’autre personne qui partage. Après que les deux personnes aient fini, écrivez un haïku à votre partenaire en guise de reflet, bénédiction et offrande. J’aime utiliser la structure du haïku en trois vers 5-7-5 syllabes. Mais n’importe quelle autre structure de poème fonctionne.

Soyez présent·es

Choisissez un passage de ce livre et lisez-le au ralenti toustes ensemble. Une personne lit lentement et une autre personne répète les mots presque instantanément, approchant ensemble de l’unisson71. Voyez ce qui se passe.

Soyez féroces

Organisez une action directe en lien avec l’une des problématiques évoquées dans ce livre.

Apprenez des conflits

Chaque personne choisit une mammifère marine et s’engage dans une défense argumentée pour déterminer quelle est la meilleure mammifère marine et pourquoi. Débattez pendant au moins une heure. Souvenez-vous que, ce qui permet à la discussion d’être éthique, c’est l’amour et le respect à chaque instant. Que remarquez-vous concernant votre relation au conflit quand vous faites intervenir ensemble l’amour, le respect et les désaccords ?

Respectez vos frontières

Chaque personne partage avec le groupe trois domaines de sa vie qui lui semblent décrire des limites qui la soutiennent et trois qui décrivent des frontières qui la contraignent. En vous aidant de passages du chapitre « Respecte tes limites », discutez ensemble des manières de vous soutenir mutuellement en respectant les limites de chacun·e, et des manières de mettre au défi ou de dépasser les frontières qui nous restreignent.

Respectez vos cheveux

En fait, ne touche pas à mes cheveux. Gardons cette activité dans sa version solo uniquement.

Mettez fin au capitalisme

Choisissez un mot de cette section que vous prononcerez cette semaine à la place du mot « argent ». Soyez les garant·es les un·es des autres : faites le point à la fin de chaque journée ou bien à la fin de la semaine pour identifier les moments et les lieux où c’était difficile à tenir et pourquoi.

Refusez

Boycottez ou privez-vous d’une chose ensemble en raison des systèmes économiques qui menacent les mammifères marines ainsi que nous tous·tes. Rendez l’événement public et permettez à d’autres personnes de vous rejoindre.

Abandonnez-vous

Premier tour — Donnez-vous mutuellement des consignes à partir de passages du livre. Acceptez, refusez ou modifiez la consigne que vous avez reçue. Prêtez attention ensemble à l’effet que ça vous fait d’accepter, de refuser ou de modifier une consigne. Observer et réfléchissez à ce que cela vous fait de voir votre consigne acceptée, rejetée ou modifiée.

Deuxième tour (facultatif) — Donnez-vous mutuellement des consignes à partir de passages du livre, avec l’accord préalable suivant : tout le monde va accepter la consigne telle qu’elle a été donnée.

Plongez en profondeur

Vous êtes par deux. Chacune choisit un sujet qu’i·el souhaite approfondir. Explique ton choix, développe ton sujet. Ton partenaire demandera « qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? » et tu continueras à répondre en décrivant une couche supplémentaire de la manière dont ce sujet prend vie pour toi. Répétez ce processus au moins sept fois. Puis changez de rôle.

Restez Noir·es

Faites des cadeaux concrets et tangibles, faites-le en étant informé·es par la lecture de ce livre et offrez-les vous mutuellement ou offrez-les à d’autres personnes Noires.

Ralentissez

Choisissez un passage de ce livre et lisez-le ensemble un mot après l’autre, chacun·e son tour. Faites des tours de cercle, chaque personne lisant un mot, jusqu’à ce que vous ayez lu tous les mots. Que remarquez-vous ?

Reposez-vous

Choisissez une activité qui ressource collectivement… Ou entraînez-vous à vous laisser tranquilles les un·es les autres ?

Prenez soin des dons qui vous sont offerts

Parlez au groupe d’une personne qui vous est chère. Réfléchissez ensemble aux manières d’approfondir le soin et l’attention que vous portez à cette personne. Chaque personne dans le groupe doit repartir de cette session avec au moins une action qu’elle pourra réaliser pour approfondir ces pratiques de soin, les rendre plus soutenables, les honorer de frontières dont elle a besoin.

Au cas où vous vous poseriez la question, oui, l’autrice a très envie de savoir comment ces explorations se sont passées pour vous ! Vous pouvez envoyer un message à @alexispauline sur Twitter ou Instagram, ou sur leurs descendant·es contemporain·es.

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CC BY-NC-SA usage et emploi

Pour chaque contribution, vous êtes autorisé·es à :

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Achevé d’imprimer en octobre 2024 par Normandie Roto Impression à Lonrai.

Dépôt légal : novembre 2024

Imprimé en France — n° d’imprimeur :

Cet ouvrage est le fruit d’une co-édition entre Les Liens qui libèrent et les éditions Burn~Août.

Un prix de vente à 19 €, cela correspond à 1,04 € de TVA, 3,05 € pour la diffusion et distribution de l’ouvrage, 6,64 € pour la librairie, 1,79 € pour l’autrice, 0,54 € pour les traducteurices, 2,3 € pour l’impression, 0,3 € pour le design et 5,64 € pour les éditions Burn~Août et les éditions Les Liens qui libèrent (une fois que tous les frais engagés seront amortis). Ces calculs valent pour un tirage de 3 000 exemplaires du présent ouvrage.

Relecture : Gaïa Mugler.

Illustrations : Maya Mihindou. Les illustrations ont été produites grâce au soutien de La Compagnie, lieu de création (Marseille), dans le cadre de l’exposition Éloge de la submersion, la seconde escale du projet de recherche-création « Cosmopoétiques du refuge ».

Typographies :

L’ouvrage a été imprimé en septembre 2024 sur :


1. NdT : Également fêtée sous le nom de Freedom Day, le 19 juin est considéré comme une des célébrations africaines-américaines les plus anciennes. Elle marque le jour où, le 19 juin 1865 (soit près de deux ans et demi après l’abolition de l’esclavage), les arrières-postes esclavagistes les plus reculés (au Texas) finirent par être avertis du changement de la législation.
2. Merci Solanke Omimuyegun !
3. Merci Natalie Clark !
4. Merci Tema Okun !
5. NdT : « stratégie émergente ».
6. Cf. Alexis Pauline Gumbs, « The Problem With the Passive Past Tense », in Black Perspectives, 10 juillet 2018. https://www.aaihs.org/the-problem-with-the-passive-past-tense/.
7. J’ai récemment animé un atelier d’écriture avec des scientifiques de l’université Cal Tech où je les invitais à réintroduire leurs passions et leurs relations dans leurs publications scientifiques, et j’aimerais répéter l’expérience.
8. Mais si tu connais un texte où c’est le cas, je t’en prie, envoies-le moi !
9. NdT : « déversé·es : scènes de fugitivité féministe Noire » ; « archive M : après la fin du monde » ; « dub : trouver cérémonie ».
10. NdT : « maternage révolutionnaire : l’amour en première ligne ».
11. NdT : « collective racisée semences de la terre » ; « sudistes sur de nouveaux sols » ; « justice et guérison des pair·es » ; « collective des guerrièr·es guérisseur·ses » ; « maison de l’esprit » ; « été éternel de l’esprit féministe Noir » ; « restituer la brillance » ; « école de cinéma féministe Noir » ; « retour à la maison mobile ».
12. NdT : « un·e sirèn·e féministe Noir·e » et ses « bénédictions ».
13. NdT : « murmurer à l’oreille des baleines ».
14. NdT : « voguer pour la justice sociale ».
15. NdT : « requin fèm » ; « manifeste requin-bouledogue ».
16. NdT : les dreamers sont des enfants de migrant·es dont la présence aux États-Unis est considérée comme illégale par l’administration états-unienne. Leur nom, qui signifie aussi « cell·eux qui rêvent », vient d’un projet de loi de 2001 (jamais entériné) visant à leur octroyer la citoyenneté : le Development Relief and Education for Alien Minors Act ou DREAM Act.
17. #weatherandwake #thankyouchristinasharpe
18. #docjosephriseinpower
19. #nomammalsupremacy #oceaniclove #realsharkfriendsdroppingknowledge. Et pour plus d’informations sur la force transformatrice queer de la famille requin, allez donc voir ma·on ami·e très révéré·e Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha et son Femme Shark Manifesto! (https://brownstargirl.org/femme-shark-manifesto/). Et par la même occasion : tout mon amour au divin Bull Shark Manifesto de Qwo-Li Driskill !
20. #mariellepresente
21. Voir de nombreux articles, y compris Stephanie Pappas, « Mama Dolphins Sing to their Babies in the Womb », inLiveScience, 9 août 2016.
22. Thomas P. Dohl, Kenneth S. Norris et Ingrid Kang, « A Porpoise Hybrid: Tursiops × Steno », Journal of Mammalogy, Vol. 55, n° 1, février 1974.
24. https://www.sealifeparkhawaii.com/ NdT : Le « lūʻau » est une fête traditionnelle hawaïenne.
25. Orcas are Majestic, Emotional Beings Who Have Children », Psychology Today, 18 juillet 2019.
26. Pour regarder certains classiques du yoga de Yashna qui font partie de ma vie quotidienne depuis une décennie, on peut se rendre ici : https://vimeo.com/user3944994 Pour en savoir plus sur le travail d’oracle de Sharon : https://www.datblackmermaidmanlady.com/oracle-deck Pour écouter Lana partager sa sagesse sur le podcast d’Osunfunke Omisade Burney-Scott : https://anchor.fm/decolonizingthecrone/episodes/Aperture-Leo-Season-e4spou/a-akek3a Et comme toujours, vous pouvez soutenir Michaela Harrison qui est à Bahia et respire avec les baleines : https://www.gofundme.com/f/5gyczp-whalewhispering
27. NdT : « sirènes subversif·ves ».
28. NdT : « équipe d’entraînement à la préparation du sol ».
29. NdT : le Triangle de Caroline du Nord est une aire urbaine regroupant les villes de Raleigh, Durham et Chapel Hill et en particulier l’université d’État de Caroline du Nord, l’université Duke et l’université de Caroline du Nord.
30. Toni Cade Bambara, The Seabirds Are Still Alive, Random House, 1977.
31. NdT : En anglais, pod est un des noms des collectives que forment les dauphins et les baleines. Dans les écrits de Mia Mingus sur la justice transformatrice, le mot renvoie également au réseau des personnes (proches et moins proches) au sein duquel les processus de guérison et de réparation des torts peuvent être traversés. Pour en lire davantage sur ce point, cf. ci-après, section 20 et https://batjc.wordpress.com/resources/pods-and-pod-mapping-worksheet/
32. Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha, Care Work: Dreaming Disability Justice, Arsenal Pulp Press, 2018.
33. Grace Lee Boggs, à la cérémonie d’ouverture de l’Allied Media Conference, Detroit Michigan, 2007.
34. Bobby Brown, « On Our Own », Ghostbusters 2.
35. Ida B. Wells, The Selected Works of Ida B. Wells-Barnett, assemblé et introduit par Trudier Harris-Lopez, Oxford University Press, 1991.
36. #junejordan #soldier #civilwars #dryvictories
37. Je fais référence ici à How Stella Got Her Groove Back [comment Stella a retrouvé son groove], un film (1998) mais aussi un livre (Signet, 1996) de Terri McMillan.
38. Alexis De Veaux, « Listening for the News », Essence Magazine, mars 1982.
39. NdT : En août 2023, Sk’aliCh’Elh-tenaut est morte et ses cendres ont été restituées aux Lummi, qui l’ont rendue à la mer.
40. #restinpowertonimorrison
41. « Nat Geo Photographer Comes Face to Face with Massive Leopard Seal in Antarctica », Shutterbug, 21 avril 2016.
42. Audre Lorde, « A Litany for Survival », in The Black Unicorn, W.W. Norton, 1978. NdT : un poème écrit pour «  those of us… who love in doorways coming and going in the hours between dawns. » Ce que Gerty Dambury, dans son anthologie de la poésie féministe nord-américaine, rend en « pour celles d’entre nous… qui aiment dans les couloirs, qui vont et viennent entre deux aubes. » (Je transporte des explosifs…, Cambourakis, 2019).
43. #rickyrenuncia #wandarenuncia #puertoricoisaBlackgeography #throwthewholeadministrationout #oyaforpresident #allempiresfall #itsthe121anniversaryoftheUSinvasionofPR #justsayin
44. Tracy K. Smith, The Slowdown [le ralentissement], podcast du 5 août 2019.
45. Comme l’a dit D’atra Jackon à l’occasion d’une Emergent Strategy Immersion en Caroline du Nord.
46. NdT : « Narval de rêve ».
47. Il s’agit d’une référence à Outkast. [NdT : Et plus précisément, d’une référence à la phrase prononcée par André 3000, du groupe Outkast, lors d’une battle à la cérémonie des Source Hip-Hop Music Awards de 1995 : « the South got something to say » ++{++le Sud a des choses à dire}.]
48. Dit la divine Fannie Lou Hamer.
49. Voir Hortense Spillers, Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book (1987), repris in Black, White and In Color: Essays on American Literature and Culture, University of Chicago Press, 2003 ; et Saidiya Hartman, Vénus en deux actes (2008) inÀ perte de mère. Sur les routes atlantiques de l’esclavage, brooks, (2006) 2023.
50. « Minke whales are struggling to communicate over the din of ocean noise », Science magazine, 18 février 2020.
51. Cf. Kevin Quashie, The Sovereignty of Quiet. Beyond Resistance in Black Culture, Rutgers University Press, 2012.
52. Voir Eric A. Stanley, « Anti-Trans Optics: Recognition, Opacity, and the Image of Force » inSouth Atlantic Quarterly, Vol. 116, n° 3, 2017.
53. Cf. Wahneema Lubiano, « Black Ladies, Welfare Queens, and State Minstrels: Ideological War by Narrative Means », in Toni Morrison (dir.), Race-ing Justice, Engendering Power, Pantheon Books, 1992.
54. Ce sont les noms des femmes trans racisées qui ont été tuées dans les semaines et dans les mois qui précèdent le Pride Month [mois des fiertés] en 2019. #shesafewesafe #Blacktranswomenmatter.
55. NdT : Voir Kriti Sharma, « Mutualismes diffus. Ce qu’une écologie microbienne (hérétique) révèle au-delà du comptable », Multitudes, #93, 2023.
56. Voir Lucille Clifton, « Atlantic is a Sea of Bones » in Next: New Poems, BOA Editions, 1989.
57. Paule Marshall, Praisesong for the Widow, Plume, 1983. NdT : « louanges pour la veuve ».
58. #unendingpraiseforpaulemarshall. Pour en savoir davantage sur les sagesses et les enseignements de la ménopause, abonnez-vous au brillant podcast de Osunfunke Omisade Burney-Scott Black Girls’ Guide to Surviving Menopause [guide de meufs Noires pour survivre à la ménopause].
59. « Hundreds of Protestors Block Work Crews Ahead of Thirty Meter Telescope Construction in Hawaii », Gizmodo, 17 juillet 2019.
61. « Streets A "War Zone" As Protesters Call For Puerto Rico’s Governor To Resign », npr, 18 juillet 2019.
62. Voir Toni Morrison, Song of Solomon, Knopf, 1977.
63. Audre Lordre, La Licorne Noire, L’Arche, 2021 (1978).
64. Une description de ces sons par des chercheur·ses en bioacoustique travaillant au large d’Hawaï se trouve sur https://asa.scitation.org/doi/10.1121/1.365259. Un enregistrement de leurs chants de l’après-midi (à mes oreilles, l’arrière-plan sonore ressemble au vieil hymne d’une église Noire en Caroline du Sud) se trouve ici : https://vimeo.com/304611272
65. Audre Lorde, « Équinoxe » (1969), repris dans Contrechant, Les Prouesses, 2023, [traduction légèrement modifiée].
66. NdT : ICE (« Immigration and Customs Enforcement ») est une police aux frontières créée dans le cadre de la « guerre contre la terreur » menée par l’administration de G. W. Bush à la suite du 11 septembre 2001 ; une police surarmée tristement célèbre pour ses pratiques de détentions et d’expulsions brutales des migrant·es sur le sol états-unien.
67. Mai Sakai, Yuki F. Kita, Kazunobu Kogi, et al., « A wild Indo-Pacific bottlenose dolphin adopts a socially and genetically distant neonate », Scientific Reports, Vol. 6, 2016.
68. June Jordan, « The Creative Spirit and Children’s Literature » in Mai’a Williams, China Martens et Alexis Pauline Gumbs (dir.), Revolutionary Mothering: Love on the Front Lines, PM Press, 2016.
69. https://batjc.wordpress.com/pods-and-pod-mapping-worksheet/ NdT : Le mot pod, qui peut renvoyer aux « bancs » ou aux « troupeaux » mammifères marins, a un sens spécifique dans le mouvement pour la justice transformatrice. Dans son texte, Mia Mingus indique notamment que le pod est « constitué par les personnes auxquelles tu ferais appel si un comportement abusif ou violent » t’arrivait ou arrivait à un·e proche ou pouvait t’être imputé ou être imputé à un·e proche. « On peut avoir différents pods. Les personnes auxquelles tu ferais appel après avoir causé un tort ne seront peut-être pas les mêmes que celles auxquelles tu ferais appel après avoir été agressé·e, et inversement. En général, les personnes de tes pods sont celles avec lesquelles tu as des relations soutenues et de confiance, mais chaque personne a des critères différents pour ses pods. »
71. Amour et gratitude envers Andrea E. Woods Valdez qui a inspiré cette activité grâce à un exercice de danse proposé à l’université de Duke à Durham.

Colophon

Traduction : trad. Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté, Rose B..

Titre original : Undrowned: Black Feminist Lessons from Marine Mammals.

Publication originale en 2020 par AK Press, Chico.

Relecture par Gaïa Mugler.

Illustré par Maya Mihindou.

Publié sous licence CC BY-NC-SA.

Version imprimée

Une version papier de Non-noyées : Leçons Féministes Noires apprises auprès des Mammifères Marines, imprimée en sur Action Clear Sky blue 270 g/m2, Bouffant blanc 80 g/m² en 3 000 exemplaires par Normandie Roto Impression (Zone Industriel Montperthuis, 61250 Lonrai), reliée en dos carré collé, et distribuée par Paon Serendip est parue en novembre 2024 avec l’ISBN suivant : 979-1-02092-353-0.

Version web-to-print

Design graphique par Amélie Dumont.

Typographie : FreeSerif, dessinée par GNU FreeFont et publiée sous licence GPL.

Cette publication a été produite à partir d’un contenu web (HTML et CSS) généré avec Pelican et Weasyprint depuis une base de données en AsciiDoc.

Le code source est disponible sur notre dépôt GitLab.

Le template web-to-print A4 a été réalisé au Mudam Luxembourg lors de The Collective Laboratory par les membres des éditions Burn~Août et Amélie Dumont entre le 2 et 14 janvier 2024, suite à une invitation de Line Ajan et Clémentine Proby.