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Sarahland

Sam Cohen

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Ce PDF a été mis à jour le 23/09/25 à 11 h 09.

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Pour les Sarahs, les peut-être-Sarahs et les Sarahs du passé et du futur.

Préface, par Sam Cohen

Ça me parait incroyable que tu sois en train de lire Sarahlanden français, une langue que je ne parle pas et que j’associe à une combinaison des éléments suivants : La Belle et la Bête (le Disney), Catherine Deneuve, Brigitte Bardot, la beauté en général, Proust, Foucault, l’intellectualisme en général, Wittig, Cixous, Les Misérables, le surréalisme, l’hôtel Paris à Las Vegas où, en fin d’adolescence, j’ai goûté du brie pour la première fois (une révélation), les bouledogues français·es, le divertissement pur, et les croissants. Mais aussi : Sade, Despentes, Colette, L’Almanach des dames, Anaïs Nin, et toutes les femmes indécentes. C’est tellement cool et étrange que mes Sarahs puissent exister dans un monde pareil.

C’est quasiment invraisemblable pour moi, qu’un·e inconnu·e de l’autre côté de l’océan, dans cette France fantasmée, ait aussi eu envie de vivre dans Sarahland, de le reconstruire dans sa propre langue, et qu’à présent tu sois en train de le lire. Je t’imagine avec un expresso, à une petite table ronde de café, parce que je suis tellement profondément états-unienne que c’est la seule chose que je peux m’imaginer, et ça me semble très romantique.

Dans mon pays, nous venons juste d’élire un violeur comme président. On dirait que cet homme a été conçu comme l’exemple parodique de ce que les « lesbiennes qui détestent les hommes » comme moi pensent des hommes, comme une figure cartoonesque née de nos soi-disant exagérations. Les gens nomment cet homme en passe de gouverner mon pays de plein de manières différentes : une brute, un criminel, un narcissique, un escroc. Toutes ces choses sont vraies,mais quand je suis assise à la table de ma cuisine pendant que cette personne s’attelle à rassembler une équipe de violeurs pour diriger mon pays, le mot violeur est ce qui me semble le plus juste.

J’ai commencé à écrire Sarahland il y a presque dix ans, quand ce violeur était déjà président de mon pays, et maintenant il va le redevenir. La dernière fois, je l’ai vécu comme si j’étais dans une surréalité, comme si je ne pouvais pas incorporer ce qu’il se passait, comme si la réalité glissait encore et encore. J’étais sur le point de saisir quelque chose et ça se transformait en oiseau de papier et s’envolait instantanément. La réalité glisse, et les Sarahs se transforment avec. Au moins, dans une réalité glissante, iels peuvent fabriquer leur propre réalité.

Cette fois-ci, j’ai moins l’impression de vivre dans une illusion – je me demande si je me suis accommodée de la réalité dans laquelle je vis, dans un pays dirigé par des violeurs, ou si j’en suis toujours détachée – maintenant que chaque chose solide peut se transformer en oiseau de papier et s’envoler. Toutes les options me dérangent. Mais elles me rendent aussi curieuses de ce que vont devenir nos histoires.

La première histoire de ce recueil, l’histoire-titre, parle de comment les corps des femmes sont transformés en propriétés, de comment on nous force à abandonner notre autonomie, de la manière dont le viol est distillé dans tout. Ça semble tellement évident à dire quand on a un président violeur. Mais ensuite les histoires commencent à poser la question de comment on vit dans un monde violent, en affaiblissant des histoires qui se sont solidifiées en lois de la nature, des histoires qui disent qu’on doit réduire nos corps et nos voix et notre travail et notre plaisir pour les désirs et les projets des hommes, des histoires qui en viennent à supprimer notre expansivité, nos facultés psychiques, nos connexions profondes aux autres et à l’eau et à la Terre. Sarahland essaye d’aider les Sarahs à se transformer : à trouver des nouvelles histoires, des nouveaux rôles à jouer.

Sarahland est à la fois un livre d’histoires et un livre sur les histoires. C’est un livre sur les histoires qui se sont répétées si souvent qu’elles ont l’air d’être la Vérité,sur ce qui arrive quand tu sais, au fond de tes entrailles, que l’histoire n’est pas réelle, sur comment on invente et répète et encode des nouvelles histoires.

J’aime dire que c’est la queerité qui m’a sauvée. Pas que, mais je suis queer parce que c’est le sentier que j’ai trouvé pour me refabriquer, pour me réapproprier mon corps, pour vivre d’une manière qui n’est pas définie par les regards ni les structures des hommes. Quand je dis ça, les gens se braquent, iels pensent que je dis que je ne suis pas « née comme ça » (Homo). Et peut-être que je suis née comme ça ; je ne le saurai jamais. Si c’est le cas, c’est une chance. La queerité est la seule chose qui m’a permis de prendre d’autres chemins, de trouver des nouvelles façons d’être magnifique, de faire du sexe sans honte, du sexe où personne ne se sent utilisé·e ou diminué·e, du sexe qui ré-encode nos corps, qui ressemble parfois à accoucher et à naître. C’est la queerité qui m’a permis de faire partie d’un nouveau groupe de personnes, auto-désignées, qui s’inventent mutuellement, qui trouvent des manières de vivre en servant le moins possible les projets mortifères d’exploitation humaine et de destruction de la Terre portés par les hommes, qui créent quelque chose de nouveau.

Dans Sarahland, il y a quelque chose appelé Le Grand Tasdemerde. Le Grand Tasdemerde est le résultat de tous les projets des hommes – emballages plastiques, fast-fashion fabriquée par des enfants, panneaux publicitaires, le centre commercial, les assurances maladies hors de prix auxquelles les gens doivent souscrire pour bénéficier de soins médicaux dans mon pays. Les Sarahs veulent trouver une manière de vivre leurs vies sans contribuer au Grand Tasdemerde. Depuis la sortie du livre, c’est juste devenu encore plus difficile de penser pouvoir s’extraire du Grand Tasdemerde. Pourtant, je dois continuer d’essayer de vivre en dehors du Grand Tasdemerde, sinon j’ai l’impression d’être déjà morte – peut-être que tu ressens la même chose.

La queerité est peut-être l’obsession pour une nouvelle histoire. Pour la réinvention. Ne plus pouvoir vivre dans l’histoire dans laquelle tu es et glisser de l’autre côté du pays en se cramponnant à un sac-poubelle rempli de tes affaires, ou devenir un arbre.

Est-ce que Sarah est un·e Sarah ou plusieurs Sarahs ? Je ne sais pas – les deux je pense. J’ai aussi dit que c’était un roman jeunes adultes qui n’est pas un roman, mais c’est surtout que les Sarahs ne deviennent jamais des adultes. Iels n’intégreront jamais ça. Iels ne renonceront jamais à leurs vies pour être au service du Grand Tasdemerde, ou au service du mariage avec un homme qui participe à l’élaboration du Grand Tasdemerde ou être parent·es d’un·e enfant qui, en grandissant, contribuera à la fabrication du Grand Tasdemerde. Iels vont juste continuer à changer d’histoires quand iels le devront, ou se laisser refabriquer par l’art et les livres, ou vivre en plusieurs Sarahs, dans différents multivers, dans différents genres de vies.

J’imagine que je dois aussi dire que ce livre parle de judéité. Je suis aussi perturbée par la judéité. Ou c’est que ma généalogie est perturbée – amputée – je ne sais pas où ni qui iels étaient, et ça crée une façon d’être sans attaches, je pense que ça crée une façon d’être qui rend difficile de rester dans une seule histoire. J’imagine que je ne sais pas non plus ce qu’est la judéité. Je pense que je n’essaye même pas tant que ça de la comprendre dans mon écriture, étant donné que j’écris à partir de ce que ça fait de ne pas savoir.

Avant, je décrivais ce livre comme passer de la judéité à la queerité. Mais en assistant aux violences innommables menées par ces gens comme moi envers les Palestinien·nes, j’ai conscience, avec une immense douleur, que ce sont des gens comme moi. Que je ne sais peut-être pas ce qu’est la judéité mais que je la sens dans mes os, dans le monde de mes rêves, et je ne peux pas réellement y échapper.

Il est devenu évident que les juif·ves sont celleux qui ont besoin d’une nouvelle histoire. Et que ce sont les juif·ves queers et trans qui sont les plus à même de la créer.

Parce que la queerité consiste fondamentalement à trouver de nouvelles histoires. Collaborer pour les fabriquer, ou les excaver.

Un jour j’étais une enfant. À l’extérieur j’étais normale, à l’intérieur j’étais queer. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à écrire, pour que mon vrai moi, mon moi queer, ait un endroit où vivre. Une nouvelle histoire. C’est tellement magique de grandir et de trouver d’autres personnes queers, de ne pas être queer seul·e dans un espace imaginaire mais d’être queer dans le monde avec des humain·es qui sont toustes en train de réinventer qui on pourrait être, qui sont toustes en train d’élargir l’histoire, toustes en train d’élargir les possibles. Je suis toujours éblouie par ça. Aller danser à des soirées pleines de queers et qu’il y ait des groupes d’écriture queers et des cycles de lectures queers et de la performance queer.

Tout ça pour dire que pour moi, « faire mon coming out » n’était pas annoncer mon orientation sexuelle. Ce qui était caché, c’était toute une orientation vis-à-vis du monde, un être tout entier – c’était dur à amener pendant longtemps, même avec des gens queers. J’ai toujours eu besoin des pages, du clavier, pour être mon moi queer le plus réel. Donc c’est vraiment incroyable que d’autres personnes s’identifient et se sentent reflétées par ça, que jusqu’en France un·e Sarah se sente si connecté·e à ça qu’iel a réécrit ce livre en français pour toi, et maintenant tu es assis·e avec cette baguette et ce fabuleux bout de brie, ou de brie végan, à lire ça, et maintenant, c’est possible que toi et moi on trouve comment être queers ensemble, comment vivre en dehors des projets horribles des hommes, comment imaginer et jouer dans d’autres mondes.

Je vais être honnête : je pense que je serais trop timide pour écrire cette préface en anglais si elle devait être lue en anglais. Cette préface est vulnérable. J’aime bien formuler des choses avec la fiction et l’humour, et ne pas être trop sérieuse. Mais je sens qu’ici je peux être sincère parce que le·a Sarah français·e va encrypter ce que j’écris dans un langage code secret que quasiment personne de mon entourage ne parle.

Traductor, traditore est l’une des seules phrases latines que je connaisse. Je l’ai toujours aimée parce que j’essaye de traduire la vie en pages et je pense qu’avec cette traduction, je fais en sorte que le monde soit un peu plus comme j’aimerais qu’il soit – mes désirs et mes rêves s’y infiltrent. C’est infidèle. Ça me conforte dans l’idée que cette préface, et peut-être le livre entier, ont changé un peu en étant traduit·es – que peut-être il y a un sentiment ou une vibe ou un désir quelque part qui ne vient pas de moi, que Sarah-le·a-traducteurice est aussi un·e personnage de ce livre. Je trouve ça très queer.

<3

SC, 12 / 2024

Sarahland

Tu as lu l’histoire, mais il n’y a pas de forêt ici, pas de loup. Aucun subterfuge nécessaire ; les garçons sont partout, à la vue de toustes, une infestation. Comme les cafards, ils sont plus visibles la nuit.

On leur donne des coups de talons dans le ventre et on les écarte du coude pour nous frayer un chemin dans le couloir. On roule des yeux face à leurs supplications ou on fait la moue et on leur fait non du doigt. On les invite chez nous ou on prétend plus tard les avoir invités, on leur claque la porte au nez ou on coince leurs doigts dans la porte. On en attrape un par la main et on continue à avancer dans le couloir parce qu’il est mignon ou parce qu’on veut repousser d’autres garçons ou rendre quelqu’un·e jaloux·se. On fait semblant d’être énervées contre eux ou on fait semblant de les aimer, on est en colère ou on les aime.

On a du temps à tuer donc on regarde un film. Le film, c’est Fatal Games. On est en jogging avec les initiales de l’école sur nos fesses, et Sarah A. mange un brocoli surgelé et passé au micro-onde avec du I Can’t Believe it’s not Butter1 jaune en spray répandu parmi ses touffes. Au dernier trimestre, Sarah A. s’était elle aussi faite rattraper par la traditionnelle prise de poids de la première année de fac, arrosant son yaourt glacé de la cafétéria avec du sirop au chocolat et des bonbons en forme de vers, commandant des pizzas à trois heures du matin en disant : Mangez les filles. C’était censé être fun d’arriver à la fac, et ces quelques kilos en plus en étaient la preuve.

Ce trimestre, cependant, Sarah A. pointait son ventre légèrement arrondi qui dépassait de son jean taille basse en déclarant : « Je suis o-bête ! » Dans cette nouvelle phase, la chambre de Sarah A. sentait constamment le brocoli passé au micro-onde et les pets dissimulés au Febreze.

C’est un moment de ma vie où, sans le vouloir, j’ai atterri dans un groupe de Sarahs – Sarah A., Sarah B., plus moi. Je suis aussi une Sarah A., mais personne ne m’appelle comme ça. Elles m’appellent Dr Sarah, se moquant un peu de ma prépa médecine

« T’es sérieuse ? T’es tellement jolie », m’a dit la vraie Sarah A. quand on s’est rencontrées pour la première fois dans la queue de la machine à yaourt glacé de la cafétéria. « Tu n’as vraiment pas besoin de faire autant d’efforts. » Sarah A. était toujours très sûre de ce que les gens devaient faire ou ne pas faire. Mais après qu’elle eut dit ça, j’ai regardé autour de moi en classe de chimie et j’ai vu qu’effectivement, j’étais plus jolie que les autres.

« On est juste là pour nos diplômes de Mmes2 », ajouta Sarah B. en virevoltant. Sarahs A. et B. faisaient toutes les deux un mètre cinquante, avec une ossature d’oiselleau et des cheveux noirs. Ceux de Sarah A. étaient longs et brillants, et ceux de Sarah B. étaient taillés en pyramide et frisottaient. J’étais une géante à côté d’elles : dix centimètres de plus, un blond artificiel, une rhinoplastie évidente. « Par contre, l’ambition attire les mecs, dit Sarah B. Il faut leur montrer que tu n’es pas une fille comme les autres. » Elle fit ressortir ses lèvres, glissa son gloss dans sa poche et actionna la tirette à yaourt glacé. « Je vais faire une prépa de droit jusqu’à ce que je sois fiancée. J’irais en école de droit si je suis obligée, mais j’espère que je n’aurais jamais à exercer. »

C’était un plan étrange, tellement étrange que je me suis demandé si Sarah B. ne mentait pas, genre est-ce qu’elle n’énonçait pas sa pire peur comme étant son objectif, pour que ça ait l’air d’une réussite quand ça arriverait ? Mon plan secret à moi, c’était d’être en prépamédecine jusqu’à ce que je comprenne comment devenir l’une de ces océanologues qui passe la plupart de son temps à nager nue avec plein de dauphin·es. Il semblait que le début soit le même – introduction à la biochimie, chimie organique, et cætera, et puis à un moment donné, un niveau secret se débloquait, tu accomplissais une série de quêtes dont tu n’étais pas au courant et boom : des dauphin·es.

On dormait dans une résidence privée en dehors du campus où 90 % des filles s’appelaient Sarah, ou bien Rachel, Alyssa, Jamie, Becca, Carrie, Elana et Jen. Les 10 % restantes s’appelaient Bari, Shira et Arielle. Toute la résidence était juive. Je n’ai jamais compris comment de telles choses arrivaient. Nulle part, sur aucun des supports publicitaires concernant la résidence – qui avaient réussi à tellement m’exciter quant au fait de vivre sans parent·es dans un immeuble de gens studieux·ses de 18 ans avec une machine à yaourt glacé – n’était mentionné le mot juif, pourtant, c’était comme si où que j’aille, tout le monde était juif·ve. J’avais beau penser faire des choix indépendants et me déplacer librement dans le monde, c’était comme si un sillon secret avait été creusé, et que des pare-chocs invisibles me repoussaient doucement dans ce sillon, le sillon juif, Sarahland,et Sarahland me piégerait encore et toujours en me faisant croire que c’était le monde entier. Quand j’ai appris que les juif·ves ne représentaient que 3 % du pays, j’étais déconcertée, où étaient les autres ?

* * *

« On est comme les Heathers, mais en Sarahs, dit Sarah B.

— Les Sarahs c’est juste des Heathers juives, dit Sarah A. en retouchant sa manucure avec un trait de rose pâle.

— Sasha est totalement Winona Ryder », chuchote bruyamment Sarah A.

Quelques minutes plus tard, le téléphone de Sasha sonne, elle saute hors du lit, met sa main sur sa bouche et se faufile dans la salle de bain.

Sasha est la colocataire de Sarah A. Elle porte des leggings noirs et des débardeurs, et quand il est vingt-deux heures et qu’on est en train de se lisser les cheveux et de mesurer des shots de vodka à verser dans notre jus de cranberry, ou quand on rentre à trois heures du matin en se tenant les cheveux les unes des autres pour vomir et / ou manger une pizza Ziti cuite au four, Sasha est enfermée dans la salle de bain, au téléphone avec son petit ami qui est dans une autre école dans un autre État. Le dessous de ses yeux est toujours bouffi, mais elle est mince avec des cheveux naturellement lisses et noirs, elle a l’air d’en avoir rien à faire de nous et de ce qui se passe pendant nos nuits dehors et ça la rend glamour. Je suis coincée dans une horde de Sarahs mais Sasha fait sa vie, pleurant seule dans la salle de bain ou fumant seule sur le perron de la résidence, comme une mère divorcée.

« Je veux être Winona Ryder, je dis.

— T’es vraiment bizarre Dr Sarah, répond Sarah B.

— Les Heathers sont celles qui sont cool dans le film, dit Sarah A. Winona Ryder est dingue. Elle est amie avec la grosse à la fin. »

J’étais à peu près sûre que ce n’était pas la bonne manière d’aborder le film. Tu es censée vouloir être Winona Ryder, attachée à un garçon cool qui a une veste en cuir et qui tue des princesses et des sportifs, tuant ainsi la culture elle-même. On dirait qu’il n’y a que deux options dans Fatal Games, et sans doute partout ailleurs : soit t’es liée à une bande de filles, et t’es obsédée par les régimes et les vêtements, soit t’es attachée à un garçon et t’es obsédée par la liberté et le fait de tuer des gens. Sasha à l’air d’enfreindre la règle : disons qu’elle est attachée à un garçon, mais c’est un garçon absent, un garçon au téléphone.

Intégrée dans une horde de Sarahs, je ne suis pas certaine de mon propre niveau de plaisir, mais je ne suis pas non plus sûre de comment m’en extirper, ni d’où je pourrais aller. Ma propre colocataire, Shira, cherche clairement une meilleure amie avec qui se lisser les cheveux en essayant des vêtements et en buvant des shots de vodka, mais elle est désespérée, donc c’est une version encore pire que ce que j’ai déjà. Les Sarahs ont minimum des facilités pour se lisser les cheveux et assortir leurs chaussures à leur tenue et boire des shots de vodka, et quand quelque chose vient facilement tu peux l’ignorer, comme si tu le voulais à peine, après, t’es minimum plus ou moins cool.

J’ai atterri dans ce groupe en partie parce que ma meilleure amie de colonie de vacances, Ayelet, était meilleure amie avec Sarah B. au lycée. Chaque fois que je regarde Sarah B. je me rappelle comment Ayelet et moi on s’était juré que cette colo était le seul espace-temps qui comptait comme la Vraie Vie, comment on s’était promis que nos vrai·es nous hiberneraient pendant dix mois et réapparaîtraient seulement au moment de l’arrivée, l’été d’après, dans les North Woods. Chaque mois d’août, on s’accrochait l’une à l’autre dans l’aéroport de Minneapolis comme un couple sur le point d’être séparé par la guerre, et on sanglotait.

Alors que je la regarde écraser ses cils entre ces pinces en métal à l’air moyenâgeux, je réalise que Sarah B. est uniquement meilleure amie avec la Ayelet du lycée, la fausse Ayelet, la coquille d’Ayelet, pas celle de la colo. Mais pour l’instant je suis coincée. Sarah B. m’a invitée pour une virée matinale Bed Bath & Beyond sur la base de notre amitié mutuelle avec Ayelet, et m’a invitée plus tard à m’asseoir avec les Sarahs et peu après Sarah A. a fait un graphique de nos emplois du temps pour qu’on puisse aller en classe et sortir de classe en groupe et soudainement, sans avoir pu vraiment le décider, j’étais une Sarah.

Les Gentils Garçons Juifs vivent dans la résidence de l’autre côté de la rue mais, pour une raison ou une autre, ils sont toujours dans notre résidence, adossés aux murs du hall, affalés sur les meubles, allongés goulûment sous nos draps quand on rentre de soirées. Ce n’est pas une situation grand-mère / loup parce qu’il n’y a pas de tromperie – au contraire, les GGJ sont bien en vue, saouls et en chien. Ils martèlent à nos portes et crient nos noms, gribouillent T’ES OÙ SARAHHHH en lettres capitales sur nos tableaux blancs, se matérialisent à nos côtés quand on est ivres mortes. Parfois, on se réveille avec leur bave sur nos visages, leurs chaussures dans nos draps, leurs paumes agrippées à nos seins sans qu’ils aient fait beaucoup d’efforts pour que ça ressemble à un accident.

Sarah A. et Sarah B. sont excellentes pour combattre l’infestation de garçons. Elles vaporisent du désinfectant en permanence, elles sont toujours en train d’essuyer les choses. C’est possiblement leur mentalité de groupe qui éloigne les garçons. Elles sont collées l’une à l’autre, satisfaites de ne rien faire à part prendre des taxis pour aller à TCBY3, s’entrainer sur les vélos elliptiques, faire du pop-corn et regarder des comédies romantiques en attendant de rencontrer leurs maris, qui ne sont certainement pas parmi les garçons nuisibles. Les garçons nuisibles ne sont pas encore prêts à être rencontrés en tant que maris. J’ai quand même l’œil qui traine – je ne suis pas à la recherche d’un mari mais je cherche quelque chose et, pour les garçons, ma curiosité est comme une trainée de beurre de cacahuètes sur un comptoir en été pour des fourmis. Ça les fait pulluler.

* * *

Sortir est quelque chose que l’on doit faire chaque jeudi, vendredi et samedi soir. Je ne sais pas si l’une d’entre nous aime ça, mais on le fait comme on se présente en cours, comme on se présenterait à notre travail si on en avait un. Je ne sais pas comment on a découvert le fait de Sortir, comment on a toutes su que ça en ferait Les Meilleures Années de Nos Vies, mais à vingt heures tous les jeudis, ma colocataire Shira commence automatiquement à se lisser les cheveux et Sarah B. envoie un texto de groupe qui dit : Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? et Sarah A. répond : On se retrouve dans ma chambre à vingt-et-une heures.

On descend les rues gelées en talons hauts avec des cabans qui couvrent notre peau quasiment nue et on arrive dans un bar où les boissons sont chères, on s’assied au milieu d’une pièce bondée et jugeante et on parle principalement entre nous, ou alors à des gens qu’on aime encore moins. Dans le meilleur des scénarios, Sarah A. et Sarah B. sentent qu’on pourrait rencontrer nos maris quand on Sort, parce que des garçons plus âgés sont là, eux aussi, mais il s’agit d’une chance infime, donc la plupart du temps on dépense neuf dollars pièce dans des cosmo et on reste là avec nos chaussures inconfortables.

On essaye des dos nu, des débardeurs, des cols bateaux, des cols cheminées, des cols larges, des hauts épaules nues, des bustiers, des hauts brillants, des hauts transparents, des hauts stretchs et des hauts en soie. On utilise des petits pinceaux pour couvrir nos boutons et nos taches de rousseur. Chaque fois qu’on se regarde dans le miroir, on fait des duckface et on se regarde en mode sérieuses et sexys comme si on voulait baiser nos propres reflets, et je me demande si l’une d’entre nous sait à quoi ressemblent vraiment nos visages. On mesure des doses de vodka à mettre dans des tasses de cocktail à la cranberry. On se met en ligne et on met les retardateurs pour prendre des photos.

On se penche sur l’appareil photo numérique de Sarah A. pour scruter nos apparences. On se voit légèrement différemment dans l’écran de l’appareil photo que dans le miroir. Puis on se met à sourire, pour convaincre l’objectif qu’on passe un excellent moment.

Sarah A. saisit l’appareil photo et fait la tête. « Je déteste mon nez, pleurniche-t-elle. Quand je ferai ma rhinoplastie, je prendrai des photos de Dr Sarah avec moi c’est sûr. »

Sarah B. rigole, penchée au-dessus de l’épaule de Sarah A. pour regarder à son tour. « Bonne idée, je ferai ça aussi. Dr Sarah, tu as vraiment la meilleure rhinoplastie de toute la résidence. »

Ce à quoi je réponds : « Merci. »

La vérité c’était que je n’en voulais même pas de cette rhinoplastie. Mes parent·es étaient revenu·es de Vegas « avec plus cinquante-mille » comme iels avaient dit. Iels sont sorti·es d’une limo, bourré·es au champagne et extatiques, et iels ont annoncé leur idée de diviser l’argent entre plusieurs projets qui leur tenaient à cœur : enfin une table à manger, faire enlever les varices de ma mère, une rhinoplastie pour moi. J’ai pleuré, j’ai claqué la porte de ma chambre et j’ai refusé d’y aller mais j’ai quand même fini sur la table du chirurgien, défoncée, et lorsque je me suis reveillée mon visage était bleu et noir et trois semaines après tout le monde était d’accord pour dire que je ressemblais à une shiksa.

On met les touches finales à nos looks et on chante « Dancing Queen » en se lissant les cheveux les unes des autres.

« Viens par là Dr Sarah, t’as toujours de la schmutz sur le visage », dit Sarah A., coinçant ma mâchoire entre son pouce et son majeur, et tournant ma tête d’un côté puis de l’autre pour une inspection. Elle lèche un doigt de son autre main et me tapote la joue. On vérifie toutes que nos fausses cartes d’identité sont dans nos petites pochettes argentées et on va au bar.

* * *

Le bar s’appelle le Stillwaters4. Tout le monde l’appelle le Stills, mais dans ma tête je l’appelle La Mare stagnante. La Mare est remplie de filles juives de notre résidence et de garçons juifs de la résidence des garçons et de toustes les jeunes qui ont déjà vécu dans ces résidences.

Les garçons sont au bar, mais ici ils nous parlent à peine. Au bar, ils sont occupés à faire des trucs de garçons : boire des shots de tequila et se donner des claques dans le dos en criant. On reste au bar en observant les autres groupes de filles et la vérité c’est que tout le monde a l’air d’avoir reçu un mémo : teint frais et yeux charbonneux, lèvres légèrement brillantes, cheveux méticuleusement lissés, les mêmes un ou deux modèles de jeans.

J’ai choisi cette université en raison d’une barista que j’ai vue, je crois, durant ma visite du campus. Son crâne était rasé d’un côté et elle avait des piercings tout le long de son oreille. Elle avait l’air plutôt énervée, mais je crois qu’elle m’aimait bien et je me suis dit que je rencontrerais peut-être des filles comme elle ici. Mais depuis que Sarah A. avait créé le tableau Excel emploi du temps, j’allais partout uniquement en groupe. S’il y avait trop de blizzard, Sarah A. demandait à ce qu’on prenne un taxi. Le taxi empruntait des rues qu’on ne prenait pas d’habitude. Je pouvais alors voir un groupe de jeunes avec des cheveux teints au Kool-Aid5 et des mitaines, iels se tenaient à la sortie d’un café en fumant, sans doute en train de parler de choses profondes. J’avais l’impression qu’iels savaient peut-être où se trouvaient certaines clés pour passer les niveaux dont j’aurai besoin pour devenir une scientifique spécialiste des dauphin·es. Mais apparemment, j’étais destinée à n’avoir que des aperçus de l’extérieur du sillon juif depuis la fenêtre d’un taxi.

Ce soir, il y a trop de blizzard. Heureusement, on a des écharpes avec nous, qu’on enroule autour de nos têtes et de nos cous comme des babouchkas, dit Sarah B., et on court sur nos talons, en criant à travers le vent et la neige jusqu’au snack à pizzas. Sarah A. prend une part crème épinards, je prends une part de Ziti, et Sarah B. prend une margherita qu’elle éponge avec des serviettes, jusqu’à obtenir une pile de serviettes translucides sur la table et que le fromage ait l’air sec comme du mastic.

Toutes les personnes qui étaient à La Mare stagnante sont maintenant ici, bourrées, en train de manger différentes combinaisons complexes de glucides au fromage. Après la pizza arrive le pire moment, celui où l’on doit être dehors au coin de la rue sur nos talons, avec deux-cents autres personnes qui étaient toutes à La Mare stagnante avec nous puis au snack à pizzas. C’est là qu’on commence à parler à d’autres gens pour la première fois. Un garçon plus âgé nommé Jon s’approche et me dit « Hey, comment ça va ? » et je lui dis « Bien » et il dit « Cool, tu veux venir chez moi ? » Le truc c’est que j’étais rentrée avec lui la semaine d’avant et que je commençais à comprendre comment ça fonctionnait : tu faisais une fellation à quelqu’un et ensuite, une fois que tu l’avais sucé et qu’il ne t’avait pas rappelée, tu te sentais rejetée et un peu triste, même si tu ne l’avais pas tant aimé que ça, puis, la semaine d’après, tu étais dehors, avec du vent qui te fouettait le visage avec des flocons de neige, au cas où il en voudrait une autre. Je n’ai vraiment pas hâte de me frayer un chemin à travers l’infestation de garçons de ma résidence, je gèle et je n’ai plus envie d’être debout sous la neige, donc je dis ok, et on court sur deux pâtés de maisons pour atteindre son appartement, où je me faufile sous sa couette, lui taille une pipe et m’endors.

Quand je me réveille, j’entends une voix qui me dit : Sois fidèle à toi-même ! Je collectionne les phrases que j’aime bien, comme celle-là, dans mon carnet à citations, et parfois elles deviennent des voix intérieures, elles résonnent fort dans ma tête, comme si c’était ma conscience ou des guides spirituel·les. Je me sens coupable d’avoir fait une fellation, alors que je savais d’avance que j’allais trouver ça déplaisant, à un garçon dont je savais qu’il ne m’appellerait jamais, mais bon, je sens que je suis un animal social ! On est programmé·es pour former des sociétés complexes, – je suis une animale solitaire qui essaye de résister à tout ce qui lui est demandé ? Je peux être dehors dans le vent glacé puis sucer des garçons si c’est le rituel de ma société ! J’enfile mon débardeur et mon jean de la veille et sors de l’appartement du garçon plus âgé sur mes talons aiguilles, un mal de tête brûlant dans mon crâne, sous la neige.

Je pensais que l’université serait exactement comme la colonie de vacances, qu’il y avait une formule magique où tu mets plein de filles dans un espace clos sans parent·es et qu’on deviendrait Réelles. Mais, après une longue enquête, j’en ai déduit que deux facteurs s’interposaient : l’argent et les garçons.

En colo, aucun des deux n’existait et là, les deux étaient partout. Le moment de sociabilité annuel que nous partagions avec la colo des garçons d’à côté était le pire jour de l’année : tout le monde déterrait le maquillage et les lisseurs restés sous les lits durant les cinquante-huit autres jours de colo. Normalement, on passait nos journées et nos nuits à faire de la voile, à faire des teintures sur des serviettes et à tisser des suspensions en macramé, à essayer de monter sur un ski nautique et à chanter ensemble Joni Mitchell et les Indigo Girls autour d’un feu de joie, mais soudainement, le jour de l’évènement social, la seule chose qui nous intéressait c’était d’avoir des cheveux lisses et la peau la plus nette possible, et il y en avait toujours une qui faisait la connasse avec sa meilleure amie et toujours une qui pleurait.

Ici, on avait l’infestation de garçons, et de l’argent qui apparaissait sous des formes apparemment infinies. L’une de ces formes était les sacs accrochés à toutes les portes, des Prada, des Kate Spade et des Louis Vuitton. Je ne comprenais pas ces sacs, ce qu’ils signifiaient, mais j’ai plus ou moins compris qu’ils avaient quelque chose à voir avec l’Holocauste. Les grands-mères de ces filles voulaient qu’elles sachent qu’ici, en Amérique, elles ne pourraient pas être transformées en savons, et ces sacs en étaient la preuve. Les sacs étaient une manifestation de patriotisme ; les drapeaux américains pouvaient être goys et clinquants, mais les sacs Prada étaient des petits marqueurs de la croyance en la liberté individuelle et de la recherche du bonheur en pays libre. Les petites-filles envoyaient des photos d’elles au milieu d’un rang de filles sportives aux cheveux lissés, chacune avec un sac Prada, et leurs bubbes pouvaient se dire que ces filles étaient tellement en sécurité.

Je n’ai pas de sac Prada. Ma mère célèbre sa liberté en faisant d’excellentes affaires chez Loehmann pour des sacs dont elle jure qu’ils ont l’air chers, mais je vois bien désormais que ce n’est pas le cas. Mes sacs Loehmann sont une des raisons pour lesquelles les autres Sarahs pensent qu’elles doivent m’apprendre comment vivre.

« Dr Sarah », dit Sarah A. On est assises à table pour le déjeuner en train de manger des salades. C’est le lendemain de la fellation. « J’ai bien observé. En fait, tu manges des choses super saines, donc je pense que c’est juste que t’en manges trop. »

L’embarras éclot sur toute la peau de mon visage comme de la rosacée. Manger est la plus grande honte au monde. Je viens juste d’apprendre le mot slut shamingvia un prospectus placardé sur un panneau d’affichage du syndicat étudiant, mais, d’aussi loin que je sache, tu peux avaler n’importe quelle quantité de bites et tout le monde s’en fiche. C’est vrai que si tu étais mauvaise pour combattre l’infestation de garçons, tu étais considérée comme une salope, ce que j’étais. Les gens pensaient qu’être une salope rendait ridicule le fait que j’avais aussi prévu d’être docteure, mais j’étais inscrite en sciences et je ne voyais pas en quoi les deux étaient corrélés. Bref, la nourriture, et non le sexe, était la vraie source d’humiliation.

« Essaye peut-être simplement de manger la moitié de ce que tu avais prévu de manger », dit Sarah A.

Sarah A. me met dans une position impossible. Soit je me mets à manger la moitié et à me comporter comme si je ne savais pas comment me mettre au régime par moi-même, soit je continue à manger les mêmes quantités, ce qui va faire penser à Sarah A. que je n’ai aucun contrôle sur moi.

Je suis plus grosse que les autres Sarahs, mais je n’ai pas toujours été grosse. Avoir 14 ans avait transformé mes cuisses en jambons espagnols qui s’étalaient largement et platement, collant aux gradins et pelant douloureusement l’été. Ma poitrine a jailli en une nuit pour faire un bonnet C. À 15 ans, j’ai réduit mes caloriesà quatre-cents par jour. Quatre-cents semblait suffisant pour les processus métaboliques basiques, juste ce qu’il faut pour enlever la viande de mes cuisses et de mes seins, pour me faire moins ressembler à un seau de poulet frit et plus à une fille super mince. Avec quatre-cents calories, je pouvais porter des brassières de sport et des leggings noirs aux cours de comédie musicale. Avec quatre-cents calories, ma mère me récompensait avec des virées shopping. Avec quatre-cents calories, je ne faisais plus caca, ce qui était bien parce que le caca m’avait toujours dégoutée, et je ne saignais plus du vagin, ce qui était bien aussi parce que je priais pour ne plus saigner depuis que j’avais lu Are You There God? It’s Me, Margaret. Je ne m’identifiais pas du tout du tout à Margaret, mais j’avais appris certaines formes de négociations que tu pouvais faire avec Dieu. Quatre-cents calories rendait difficile les sorties avec d’autres gens, mais ça aussi c’était ok, car seule la colonie de vacances était la Vraie Vie. Je pouvais rentrer chez moi, m’asseoir dans ma chambre et enregistrer des lettre-cassettes pour Ayelet et écouter des lettre-cassettes venant d’elle, particulièrement les compilations de chansons qu’elle mettait quand elle avait fini de parler : Tori et Ani, Fiona et Liz. J’écoutais ses cassettes comme si c’était l’église, ou ce que j’imaginais être l’église. J’écoutais, à la recherche de sens cachés, à la recherche de paroles sur moi-même. Lorsqu’on pouvait déjeuner hors du campus, je conduisais jusqu’à la maison pour manger un hamburger végétarien décongelé au micro- ondes. Après les cours de comédie musicale, je déclinais les invitations de yaourts glacés de la part des filles naturellement maigres, pour qui le sans sucre était une promesse suffisante. Quand est arrivée la robe en taffetas que j’étais censée porter en guise de costume pour la comédie musicale, le haut tout entier est tombé de mes épaules jusqu’à ma taille où il est resté en plis autour de mes hanches. « As-tu envoyé les mauvaises mesures ou as-tu rapetissé ? a plaisanté la femme qui me faisait essayer. Vous êtes tellement minces les filles. » Elle est allée chercher ailleurs une robe bien plus petite et j’ai exulté.

En colonie de vacances, on créait des liens en amenant du chocolat en cachette dans nos dortoirs. Mais à la résidence, le chocolat est autorisé, on doit donc amener de la vodka en cachette. Un petit verre à shot c’est cent calories, après tu dois le diluer avec une sorte de jus, et à trois heures du matin tu es affamée donc quand tu vas au snack à pizzas étourdie de vodka et le visage congelé, il est impossible de ne pas dévorer la part toute entière.

C’est Sarah A. qui nous a, la première, encouragées à prendre des burritos, de la bière et des hot wings végétaliennes, des Doritos et du vin. Sarah A. est convaincante, avec ses longs cheveux noirs, son sourire super sélectif et sa minceur globale. Tandis que les autres filles sont toujours minces, même avec leurs six kilos en plus de la première année, moi je suis grosse et j’essaye de détourner l’attention avec de la poudre pailletée sur mes yeux et mon décolleté. Pendant que les autres filles restent en meutes pour vomir et manger des snacks, je suis déterminée à rester indépendante. Je chéris le moment après deux heures du matin, quand il n’y a pas d’infographie sur là où je devrais être, soudain je suis libre. Mais je suis bourrée aussi, même après avoir vomi et / ou mangé des snacks, et je suis nulle pour repousser mon infestation de garçons – je me réveille avec eux allongés sur moi, respirant dans ma bouche.

Manger mène à ça. Tu commences à mettre imprudemment des choses dans ton corps et tu deviens juste perméable. Quand je serai une dauphine, je ne mangerai que du·de la poisson·ne cru·e, je les attraperai avec mes dents pendant qu’iels nagent.

Bien que toustes les jeunes de la résidence privée aient la liste des cours les plus faciles de l’université, et qu’iels s’inscrivent en masse en littérature scandinave pour obtenir leurs crédits en méthodo, apprendre m’importe, mais pas la Scandinavie. Je suis rebelle à mon petit niveau. Au deuxième trimestre, je m’inscris donc dans un cours appelé Sciences humaines et sociales qui promet « d’imaginer une méthodologie de pensée critique produisant une écriture avec le potentiel de changer le monde ». C’est excitant – j’avais découvert le plaisir d’être défoncée et d’écrire dans mon journal sous mes couvertures – et secrètement je crois que je veux changer le monde, pour au moins le rendre vide d’argent et de garçons.

Pour le premier jour de Sciences humaines et sociales, je porte ma tenue la plus pointue, une mini robe vert kelly par-dessus un jean, et je laisse mes cheveux sécher et boucler au lieu de les lisser. Pourtant, quand je vois les autres tenues dans l’amphi, je me sens toujours comme une impostrice, une JAP6 manifeste, il y a des dreadlocks et des pantalons rapiécés par des écussons, des cheveux coupés court teints en jaune. En sortant de la classe, je vois Sasha, col V gris et jean slim, glissant un carnet dans un sac en cuir marron qui ressemble à ceux qu’ont les professeur·es. Les cheveux de Sasha tombent à la moitié de son dos, ils sont lisses sans être lissés, avec juste quelques boucles sur le front. Elle ressemble à une célébrité photographiée au Starbucks dans la section « Stars – Elles sont comme nous ! » mais aussi à une étudiante en philosophie sérieuse.

« Salut, dit-elle. Comment ça va ? » Je n’ai jamais été le genre de personne qui sait comment répondre à cette question. Je hoche la tête avec enthousiasme.

« Je suis étonnée de te voir ici, dit-elle. Je ne pensais pas que tu t’intéressais à la philosophie. Ne le prends pas mal.

— Je ne sais pas, je réponds.

— Tu veux qu’on aille déjeuner ? » demande Sasha. Je veux. J’écris aux Sarahs : J’ai rdv avec mon assistant d’enseignement ; on se voit plus tard, mais j’ai peur qu’elles attendent à notre point de rendez-vous quand même, donc je conduis Sasha dans une rue à côté où on est sûres de les rater. On marche jusqu’au resto méditerranéen où tu peux avoir une assiette de n’importe quelle combinaison de choses végétariennes du jour pour cinq dollars : tourte aux épinards, olives, hummus, riz, concombres. On commence à débattre à propos des penseureuses du cours. J’adore Jean-Jacques Rousseau, il veut qu’on vive libéré·es de la société, qu’on jette nos chaînes JAP et qu’on grogne sauvagement comme des ours·es ou des oies.

Sasha lève les yeux au ciel et met de la sauce piquante dans sa soupe. « Rousseau n’est qu’un mec paumé avec le fantasme romantique et stupide de vivre comme les peuples sauvages non blancs », dit-elle en dessinant dans l’air des guillemets rebondissant autour de peuples sauvages non blancs. Je n’avais jamais entendu personne parler comme ça, d’une manière qui me faisait comprendre que les Grands Hommes étaient juste des mecs qu’on pouvait connaître. Ça faisait tellement sens n’empêche. Quel autre genre de mecs ça pouvait être ? Elle insiste : « Tout tourne autour de Rawls. La position originale. Nous devons dessiner les contours de notre moralité en imaginant que nous sommes toustes assis·es dans une classe, qu’on recommence tout et qu’on ne sait pas par où on va commencer dans la société. »

Pour moi, Rawls est ennuyeux. Je déteste les salles de classe. Je lui dis que je n’ai pas besoin de la société. Je peux bien me rouler dans la saleté et manger les fruits des arbres.

Sasha roule des yeux. « T’es tellement une meuf blanche », dit-elle.

Sasha a été élevée dans une banlieue juive, mais elle est née dans les Caraïbes. Je sais que c’est une des choses qui la rend un peu excitante : tu regardes les filles juives et tu vois tes propres enjeux, le même traumatisme lié à ta mère, un peu déformé, mais quand même. Les goys blanc·hes sont mystérieux·ses aussi, mais pas d’une manière qui nous intéresse. On se moque de leur gout pour la mayonnaise et pour les impressions florales, pour leur ponctualité et pour les armes. Dans nos classes, on les évite sans même essayer.

« Allons boire un verre », dit Sasha après qu’on a fini tout ce qu’il y a dans nos assiettes. On dirait que Sasha peut manger ce qu’elle veut, que ça n’implique ni honte ni calculs, et qu’elle reste toujours super maigre. On va dans un bar avec nos fausses cartes d’identité, Sasha commande une bière brune micro-brassée. Le bar est sombre et vide, on s’assoit sur des tabourets. Je n’avais pas réalisé que tu pouvais juste trainer dans un bar la journée. Les possibilités pour interagir avec le monde semblent étendues et je ne sais pas quoi commander. Je n’ai jamais été dans un bar à part pour Sortir du Jeudi au Samedi soir, et j’ai l’impression que ça serait bizarre de commander un Cosmo ici. Je demande la même chose que Sasha. Ça donne l’air cool de boire quelque chose d’épais et d’amer exprès.

Je parle à Sasha du garçon que j’ai maintenant sucé deux fois, mais je ne le formule pas comme ça, je dis couché avec, et d’à quel point je ne trouve rien de particulier à aimer chez lui, à part que maintenant qu’il ne m’appelle pas, je me sens pas spéciale et cherche son attention. Je commence à réfléchir, bon, il a un sourire très mignon et il joue de la guitare, ce qui est cool, et il parle tellement peu qu’il est sans doute secrètement très intelligent.

« Je vais te lire bell hooks », dit Sasha. Elle sort un livre de son sac de professeur·e et l’ouvre. Elle lit une phrase soulignée : « Si une femme a le sentiment d’avoir besoinde quelque chose en dehors d’elle-même pour légitimer et valider son existence, c’est qu’elle est déjà en train d’abandonner son pouvoir de se déterminer elle-même, sa force d’initiative.7 »

« J’imagine. » Je sais que je ne me sens réelle qu’en tant que reflet, qu’en tant que partie d’une horde de Sarahs. Je me dis que Sasha raconte n’importe quoi : pourquoi pleure-t-elle dans la salle de bain alors, si elle ne veut pas être légitimée.

« Je veux au moins ne pas avoir à être légitimée par quiconque de notre résidence stupide, clarifie Sasha, comme si elle lisait dans mon esprit. Ou par les garçons, en général. »

Je sens déferler dans ma poitrine un sentiment très intense, je n’avais jamais entendu personne reconnaître que notre résidence était stupide ou que les garçons ruinaient tout.

« Tu trouves que notre résidence est stupide ? Moi aussi.

— C’est une machine à mariage juif », dit Sasha en haussant les épaules. Sasha a cette vibe nihiliste réjouie qui rend impossible le fait de l’imaginer passer ses soirées à pleurer dans la salle de bain.

« Je trouve aussi les garçons stupides, je laisse échapper.

— Ouais. Je suis sortie avec mon assistante d’enseignement le weekend dernier », dit Sasha.

Je ne sais pas quoi répondre à ça ; je suis aussi choquée que si le monde avait explosé et que tout était possible sur Terre, comme si je pouvais être une dauphine après tout.

Je lui demande : « Et ton petit ami ?

— Je pense que j’en ai fini avec lui, dit Sasha. J’en ai assez des garçons juifs. »

Elle dit ça comme si je ne l’avais pas entendue pleurer un nombre incalculable de fois dans la salle de bain, comme si c’était la personne la plus cool sur Terre.

« C’est pas comme s’ils allaient être sérieux avec moi un jour, ajoute-elle. Je suis comme des vacances sur une île amusante avant qu’ils ne trouvent leurs femmes juives. » Ce qu’elle décrit à l’air douloureux, mais elle sourit, donc je ne sais pas quoi dire.

Un mec pâle et barbu à côté de nous, avec un bonnet et une chemise en flanelle, demande à Sasha ce qu’elle lit.

« C’est bell hooks, dit Sasha, mais on aimerait être tranquilles et profiter de la compagnie l’une de l’autre s’il te plaît. »

Le type à l’air surpris, et quand Sasha se retourne vers moi il marmonne « Connasse » entre ses dents, mais assez fort pour qu’on l’entende. Je regarde la manière dont les boucles de Sasha s’enroulent autour de son coude, la manière dont une combinaison de fumer et pleurer a rendu son look tellement stylé avec son t-shirt col V rentré dans son jean taille haute.

On rentre à la résidence en partageant des cigarettes au clou de girofle et en parlant des groupes que Sasha aime. Elle promet de me graver des CD. C’est ma première cigarette au clou de girofle et ça me donne l’impression qu’on est des jeunes arty dans un film des années soixante-dix plutôt que des JAPs des années deux-mille comme si avec Sasha je pouvais voyager dans le temps. Quand on arrive à l’intérieur, des garçons suintent des crevasses des murs et surgissent des coins. Sasha agite son sac Longchamp en toile comme une baguette magique dangereuse et les garçons se résorbent dans les murs.

Le jeudi soir suivant, Sarah B. nous DM : Hey les filles, c’est quoi le plan ?

Sarah A. répond : Ma chambre à vingt-et-une heures ?Tout le monde va au Stills.

Sarah B. répond avec un smiley coquin. Sympa ! À tout de suite les filles !

J’ai un sentiment de malaise flottant. Je me sens bizarre à l’idée d’être dans la chambre de Sarah et Sasha avec mon dos nu et mon décolleté pailleté, que Sasha me regarde boire des shots de vodka avec les Sarahs, ou bien juste de la voir alors qu’elle claque la porte de la salle de bain derrière elle, révélant que son indifférence est un mensonge. Je dois faire tout ce que je peux pour préserver notre image de filles qui boivent la journée en parlant de philosophie. Je réponds : Je me sens un peu malade, je pense que je vais rester ici.

Est-ce que t’es vraiment malade Dr Sarah, ou t’es juste bizarre ?

Les Sarahs me disent toujours que je suis bizarre, et c’est étrangement effectif. Je ne veux pas être bizarre. J’hésite. Je vais rester ici, j’écris.

Sarah B. répond : Elle est bizarre. Je lève les yeux au ciel et éteins mon ordinateur.

Je m’assieds sur mon lit avec la Bible ouverte devant moi. On la lit pour le cours de Sciences humaines et sociales, on se concentre sur les parties rouges, ce que Jésus a dit. C’est ma première rencontre avec Jésus. Jésus est pas mal. J’ai toujours pensé que Jésus était kitsch car je l’avais surtout vu représenter avec des couleurs pastel, en plastique de mauvaise qualité, ou en anorexique éploré et cloué en vitrine. Tout en lisant, je suis assise sur mes draps en flanelle violets et je regarde Shira se lisser les cheveux dans son miroir de maquillage au focus et à l’éclairage ajustables. « Est ce que j’ai l’air ok ? » demande-t-elle en me regardant la regarder dans le reflet. Shira est légèrement trop grosse pour demander si elle à l’air grosse ; je pense que c’est même embarrassant que le mot grosse sorte de sa bouche. Le mieux qu’elle puisse essayer de te faire dire c’est ok.

« Ouais », je réponds, sans vouloir vraiment ajouter quoi que ce soit, même si je pense qu’elle pourrait être réellement jolie si elle n’avait pas l’air si anxieuse et triste. Elle a la bonne marque de jean et les bonnes bottes à bout pointu, une bonne coupe de cheveux et des mèches, des yeux vert-jaunes lourdement mascarifiés. Pourtant, je n’arrive pas à être gentille avec Shira. Elle veut tellement cette chose dans laquelle je me sens coincée. Les Shiras de la résidence ne s’agrégeaient pas de la même manière que nous et même si Shira a des amies d’amies de la colo ici aussi, aucune d’entre elles n’a l’air de vouloir trainer avec elle. « Tu vas où ? » je demande, impassible, en la fixant comme si elle allait probablement quelque part de stupide.

« Je crois que les gens vont au Stills ? dit-elle sous forme de question. Jenny vient me chercher. »

Jenny est la seule amie de Shira, et c’est évident qu’elles ne s’aiment pas tant que ça, elles ont juste toutes les deux échoué à se faire une place dans le groupe de filles qu’elles voulaient. C’est triste de les voir ensemble, Jenny a des boucles coupées en forme de buisson, une rhinoplastie trop évidente et des yeux exorbités de chouette qui lui donnent l’air de vouloir te crever les yeux. Elle arrive, et après qu’elle et Shira se disent bonjour bizarrement elles partent. Je m’allonge sur mon lit et je lis sur Jésus.

Environ une heure plus tard, on toque à ma porte. Je ne veux gérer aucun garçon nuisible. Quelqu’un crie SARAHHH. Je ne réponds pas. Il continue de frapper. Je me rends compte que les garçons ne glissent pas sous la porte ou n’émergent pas des murs : Shira ouvre simplement la porte et les laisse entrer. Je crois qu’elle est tellement désespérée de ne pas être une fille cool, et qu’on devient une fille cool en étant de mèche avec les garçons. Je m’énerve contre Shira, puis je souris un peu devant la loyauté des garçons, qui n’attendent que moi.

Le cognement finit par s’arrêter, puis recommence et persiste, et j’entends une voix décidée qui dit : « Sarah ! » mais la voix est féminine. C’est la voix de Sasha. Je porte un jogging avec les initiales de l’école sur les fesses, et bien qu’elle m’ait vu avec ce jogging un nombre incalculable de fois dans sa chambre, maintenant il m’embarrasse. « Une seconde », je demande. J’enfile une robe baby-doll à fleurs qui couvre mes fesses. Est-ce qu’une robe baby-doll avec un jogging a l’air cool et arty ? Je ne suis pas sûre, mais je regarde dans le miroir et l’impression générale est : mignonne. Je rassemble mes cheveux non lissés en deux gros chignons, avec des mèches ondulées frisottantes qui pendouillent de chacun d’entre eux. J’ouvre la porte.

« Salut.

— Salut, dit Sasha. Je me demandais si tu te sentais bien.

— Oui, je dis. Je n’avais juste pas envie de Sortir.

— Cool, c’est ce que je me suis dit », répond-elle en dépassant le seuil pour entrer dans ma chambre, comme les garçons le font. « Tu veux écouter de la musique ? »

Elle a apporté du Jameson. Je n’ai jamais essayé le whisky et je me dis, genre, comment en est-elle arrivée là, dans cette résidence vodka-cranberry ? Je me dis que ça a le gout des hommes, ou que ça fait comme si on était des hommes. On est assises côte à côte dans mon lit, elle ouvre son ordinateur et met des chansons sur Napster. Portishead, Zero 7, Radiohead, Erykah Badu. Les Sarahs aiment Billy Joel et REO Speedwagon, et avec du whisky et Portishead qui nagent dans ma tête, je me sens nouvelle.

« Qu’est ce que tu veux devenir ? » je lui demande. Ça devrait être la question évidente à l’université parce qu’on est toustes ostensiblement ici pour devenir quelque chose mais en général les gens n’en parlent pas et se comportent plutôt comme si on allait être à l’université, pour toujours.

« Avocate en droit civil, contre les discriminations, dit-elle. Et toi ?

— Océanographe, dis-je, mais uniquement en secret. Officiellement, je suis en prépa médecine. »

Sasha se met à rire. « Mais probablement que tu finiras mariée à un docteur, et à enseigner la biologie au collège, c’est ça ?  » Elle boit une gorgée de whisky et me passe la bouteille.« Quoi ? je demande.

— Je veux dire, en dépit de tout, tu es une Sarah », dit Sasha.

Je me sens piquée au vif. J’avais l’impression qu’on connectait, qu’elle posait sur moi un regard différent de celui des Sarahs, comme si avec Sasha je devenais non pas une Sarah mais juste Sarah, la seule Sarah, Sasha et Sarah. Je dis : « Je n’en suis pas une. » Je bois une gorgée à la bouteille.

Après ça, on reste silencieuses, assises contre le mur à fumer de la beuh et à écouter un album entier de Radiohead en le commentant parfois. Il y a deux couleurs dans ma tête ça dit, et ça le dit encore. La voix semble trop rapide, éparpillée dans la pièce, comme si elle ne pouvait pas s’accrocher à quelque chose d’important. C’est un peu comme ça que je me sens, défoncée et assise sur mon lit avec Sasha, qui pense qu’en dépit de tout je suis une Sarah. Je pense qu’elle ne peut pas voir l’autre couleur.

Le jour d’après, les Sarahs se DM pour se retrouver dans le hall à onze heures. On prend notre petit-déjeuner comme on le fait toujours le vendredi, et ensuite on va dans la boutique de jeans chers de la ville. Sarah A. et Sarah B. savent comment parler aux filles d’apparence parfaite qui travaillent dans cette boutique, cette dernière ayant clairement embauché une équipe multi- ethnique de filles qui ressemblaient toutes à la version Barbie de son groupe ethnique.

« Quels délavages vous avez dans les nouveaux Citizens of Humanity ? demande Sarah A. — Je cherche quelque chose avec un délavage moyen mais je suis petite », explique Sarah B. Je me tiens là et me sens bizarre, alors que les autres Sarahs papotent avec les filles qui travaillent ici en utilisant une terminologie que j’ai visiblement échoué à assimiler. « Regarde ce col V blanc Sar », dit Sarah B. à Sarah A., en m’ignorant. Je regarde le col V aussi, bien que je n’y aie pas été invitée. Je soupire bruyamment : « C’est soixante-huit dollars pour un t-shirt ? » Les deux Sarahs me jettent un regard appuyé. « Tiens, Dr Sarah, dit Sarah A. en me passant un dos nu violet. Ça serait mignon sur toi pour Sortir.

— Je ne sais pas. » La vérité c’est que ce magasin est tellement cher qu’il semble inutile de regarder quoi que ce soit.

« Allez, dit-elle.

— C’est mignon Dr Sarah, dit Sarah B. Tu as besoin de plus montrer tes seins. »

Je l’essaye. Les deux Sarahs et deux des vendeuses s’extasient et s’extasient et s’extasient et je ne comprends pas ce qu’il y a de si spécial avec le dos nu violet, mais je commence à me sentir stupide de ne pas être capable de comprendre ce qu’il y a de si spécial avec le dos nu violet, et sans la capacité de discerner pourquoi il est spécial ou non, je n’ai pas le langage pour défendre ma répulsion à l’acheter.

Quand la vendeuse passe ma carte pour soixante-et-un dollars quarante-huit centimes taxe incluse, j’ai l’impression qu’elle me vole mon argent.

Pourtant, je porte le dos nu dans la chambre de Sarah A. et de Sasha ce soir-là pour Sortir. Sasha dit : « Ce top est magnifique sur toi », et je rougis. Sasha n’arrête pas de me regarder et alors qu’elle me regarde elle dit : « Je veux sortir avec vous ce soir les filles.

— Sashy ! dit Sarah A. Oui viens. » Elle ne le dit pas faussement, mais d’une manière authentique parce que Sarah A. et Sasha sont amies aussi, même si Sarah A. se moque de Sasha et pense qu’elle est totalement bizarre.

Sasha met un t-shirt jaune Urban Outfitters qui dit Les Blondes S’amusent Plus – ce qui est drôle je trouve – et lisse ensuite ses cheveux déjà lisses et noirs, puis elle se met du gloss et de l’eyeliner.

« Où est-ce qu’on va ? demande Sarah B., et Sarah A. dit — Au Stills ?

Sasha dit — Je déteste le Stills. » Je trouve que c’est tellement courageux de dire ça.

« Je déteste un peu le Stills aussi », je tente.

Sarah A. s’arrête au milieu d’un coup de brosse, la main sur la hanche, la moitié de ses cheveux tendus en diagonale. Elle croise mon regard dans le miroir. « Très bien », dit Sarah A. Ce n’est pas son genre de se battre quand son autorité n’est pas respectée, et je me rends compte que c’est en partie pourquoi je l’aime. Si tu ne sais pas ce que tu veux, elle te le dira pour sûr, mais si tu sais, elle lèvera les yeux au ciel puis laissera tomber.

« Faisons quelque chose de plus chill », dit Sasha.

Je me rends compte que chill veut dire bottes plutôt que talons aiguilles. Je passe dans ma chambre et me change avec des bottes marron hautes et une jupe en jean qui arrive aux genoux. Je n’arrive pas à trouver de collants donc je mets des dessous thermiques, des chaussettes épaisses en laine avec des flocons dessus. Je garde le top violet et je me dis que c’est une bonne tenue. Je mets mon collier en labradorite pour signifier aux gens chill, peu importe où on ira, que même si je n’en n’ai pas l’air, j’ai une connexion avec l’univers, que je suis disponible pour une conversation qu’on pourrait qualifier de « profonde ». Je jette une doudoune sur le tout et on se retrouve dans le hall.

Il fait presque quatre degrés, donc c’est plutôt confortable de marcher avec nos écharpes et nos bonnets pour aller en ville. On scrute les gens debout et aligné·es, quelle est la marque de leur parka, comment iels se tiennent et comment leurs rires sonnent. On regarde avec curiosité les portes d’entrée. Sarah B. est intriguée par le bar à martini bleu phosphorescent plein d’adultes.

« Venez, dit Sasha, je connais un endroit. » On la suit en descendant quelques marches jusqu’à un bar dans une cave avec un sol sale en damier et une table de billard.

« On ne va clairement pas rencontrer nos maris ici », dit Sarah B., en haussant les sourcils, et Sasha et moi échangeons un regard qui semble très intime, on explose toutes les deux de rire.

« On est juste là pour chiller, dit Sasha.

— Je ne sais pas comment chiller ! » confesse Sarah A. Ses yeux lui sortent de la tête et ensuite elle s’effondre. C’est aussi pour ça que je l’aime, sa solidité, la manière dont elle ne fait jamais semblant d’être quelqu’une qu’elle n’est pas.

On va chercher des verres et Sasha veut jouer au billard. Évidemment Sasha sait jouer au billard, ce qui est bien sûr choquant aussi, quand on sait qu’elle passe la plupart de ses nuits à pleurer dans la salle de bain. Je réalise que Sasha a une vie secrète de jour. Bizarrement, Sarah A. sait jouer aussi et coache Sarah B. pendant que Sasha me coache, se tenant derrière moi et me parlant d’angles et de ricochet. Je fais tout bien et Sasha est en mode « oui putain », en me tapant dans la main et en trinquant avec des bières, et je me sens super bien.

Deux mecs débarquent, dans ma tête ce sont des hippies, parce qu’ils portent des pantalons cargos et des t-shirts, parce qu’ils ont des barbes miteuses et que l’un d’entre eux a un collier avec des perles, fait dans une sorte de fibre végétale.

« Vous êtes douées les filles, dit l’un des deux.

— Ouais on est douées », dit Sasha.

Les autres Sarahs restent recroquevillées au coin de la table comme si ces garçons blonds étaient d’étranges animaux.

Les mecs se présentent et je me rends immédiatement compte que je n’ai pas retenu leurs prénoms – Sean ou Steve ou Seth et Mike ou Matt ou Jeff.

On se présente et je jette un coup d’œil à Sarah A. et B. à l’angle opposé de la table. Elles sont en pleine conversation, comme si elles n’allaient pas s’en préoccuper.

Sean ou Steve demande où on vit et on lui dit.

« Wow, vous avez l’air trop cool pour cette résidence les filles, dit-il. Vous avez pas l’air snobs ou coincées du tout.

— Merci, je réponds.

— Vous voulez danser les filles ? demande Seth ou Greg.

— Bien sûr », dit Sasha et elle met sa tête en arrière et descend le reste de sa bière. Les garçons se bavent quasiment dessus car c’est tout ce que les garçons veulent, quelqu’une de mince avec des cheveux épais qui bouclent autour des pommettes, mais qui n’agit pas comme ce à quoi ils s’attendent de la part d’une fille.

On va toustes sur la piste de danse et les Sarahs nous suivent plus ou moins, mais restent recroquevillées et à part. Elles portent des jeans 7 for All Mankind et des t-shirts Michael Stars, mais elles pourraient aussi bien porter des manteaux pastel et des calottes et elles ont leurs mains enfoncées dans leurs moufles. Bon Jovi passe, on chante et on lève nos mains en l’air et je me dis : On ne ferait jamais ça à La Mare stagnante. Les garçons reviennent avec des shots et on les avale.

Ensuite il y a « River of Dreams » et les Sarahs ne peuvent pas se retenir. Elles remontent leur sac baguette Prada sur leur avant-bras, sautent partout et chantent. Elles restent et chantent pour « Sweet Caroline » et « Don’t Stop Believin’ ».

Sasha est là et regarde, riant et secouant la tête. « Cette musique est tellement horrible », dit-elle.

Sarah A. nous fait signe de nous regrouper et on se regroupe.

« C’était drôle mais je pense qu’on devrait y aller, dit Sarah A.

— Je vais rester encore un peu, dit Sasha.

— Je vais rester aussi, j’ajoute.

— Avec ces antisémites ? demande Sarah B.

— Ils ne sont pas antisémites, je soupire.

— Ah vraiment ? Est-ce-que tu as entendu ce qu’ils ont dit sur notre résidence qui soi-disant serait snob ?

— Notre résidence est snob.

— Ok, mais tu sais qu’il veut dire autre chose que toi quand il le dit, n’est-ce pas ? »

Je roule des yeux. « Je ne vais pas me marier avec eux, je veux juste sauter partout, chanter et tout.

— Très bien, dit Sarah A. en haussant les épaules. Fais attention et reste avec Sashy, d’accord ?

— Entendu.

— Promis ? demande Sarah. B. Ne te bourre pas la gueule. »

Les deux Sarahs embrassent ma joue et quittent le sous-sol, les garçons vont chercher des shots et reviennent et on les prend. Ça se produit à plusieurs reprises. On se bourre la gueule.

Sasha et moi dansons sur « Hey Ya » de Outkast, ce qui nous emmène loin des garçons, parce qu’on bouge nos bras comme des robots et qu’on fait vibrer nos corps d’une manière folle comme s’ils étaient contrôlés par une télécommande quelque part en dehors de nous. Nos corps se rentrent dedans mais ça n’est pas nous qui faisons ça, c’est la musique qui nous fait nous rentrer dedans, vibrer, foncer vers le mur et rire de manière hystérique, et ensuite cette chose horrible arrive : Sasha lève les yeux et accroche le regard de cette autre fille juste derrière moi, sa mâchoire se décroche et elle bondit derrière moi, je me retourne et elles s’enlacent. La fille a une petite afro dorée, un anneau au septum et une salopette noire, et elle est tellement, tellement jolie. Comment Sasha connait-elle cette fille ? Sa vie secrète de jour ? Personne n’a d’anneaux au septum dans la résidence. Je réalise ensuite qu’elles sont toujours enlacées, enlacées depuis plus longtemps que jamais je n’ai enlacé une autre Sarah, et elles se balancent un peu, et je me rends compte que c’est l’assistante d’enseignement avec laquelle Sasha l’a fait, ça doit être elle. Elle a l’air sophistiquée, comme si elle connaissait des choses. Sasha me la présente : C’est Shay ! Mais leurs bras restent enroulés autour de leurs hanches respectives, et Shay caresse la peau nue de l’omoplate de Sasha avec sa main, avec ses bagues en opale et tourmaline et ses ongles lavandes.

Pour je ne sais quelle raison, mon visage chauffe et mes yeux commencent à bruler. « Je dois aller aux toilettes », je dis. Je m’enferme dans une cabine et je m’assieds sur les toilettes. Je mets mes mains en boule, elles deviennent des poings contre le mur et puis je laisse plus ou moins tomber mon corps sur le côté, la gravité aidant le côté de mon visage, de mon épaule et de mon bras à épouser le mur en plâtre. Je tombe encore et encore, chaque fois un peu plus fort que la fois d’avant, le temps entre chaque chute se réduit. Je ne sais pas pourquoi mais tout est si intense, c’est comme si je devais faire entrer cette intensité en collision avec quelque chose d’aussi fort. Une fois que j’ai heurté le mur suffisamment de fois, je reste assise sur les toilettes et je prends des sortes de bouffées d’air.

Je regarde dans le miroir et je vois mon visage tacheté de rouge d’un côté, j’ai fait ressortir tout le sang, je l’ai fait apparaître, en points, à la surface. Bon, je me dis. Il fait sombre ici et tout le monde est bourré·e. La peau n’est pas percée. J’essuie la traînée de mascara sous mon œil droit et je retourne à l’extérieur.

Sasha et Shay sont au bar, le bras de Shay autour de la taille de Sasha et ses doigts insérés dans une des boucles de ceinture de Sasha. Elles m’appellent pour que je les rejoigne et me disent qu’elles nous ont pris des shots. C’est du Jägermeister, tout liquoreux et dégoutant.

Sean ou Seth ou Jeff sort de nulle part et attrape ma main, il dit : « Dansons. » Je tiens clairement la chandelle donc je vais avec lui sur la piste de danse et on danse, une sorte de collé-serré. Sasha et Shay apparaissent à côté de nous, se regardent dans les yeux et font la danse du robot en rigolant. Je sens mon visage bruler à nouveau.

« Hey, je vais partir, je crie à tout le monde.

— Reste Sarah, dit Sasha. — Je suis fatiguée. C’était cool de te rencontrer, je dis à Shay.

— C’était cool de te rencontrer », dit Shay l’air légitimement remplie de joie, ce qui fait sens parce que c’est une sorte de génie des sciences politiques, dont le travail genre, c’est d’étudier et qui en plus sort avec Sasha.

« Ça va aller pour rentrer ? hurle Sasha.

— C’est à genre deux rues et demi.

— Ok, oui.

— Je la raccompagne, dit Seth-Sean.

— Pas besoin, je réponds.

— Allez », dit-il. Il attrape ma main et on traverse la piste de danse, on monte les marches et on est dehors dans la rue.

« Donc, ton amie est genre lesbienne ? demande Seth-Sean.

— Je suis pas vraiment sûre, je pense qu’elle expérimente comme on dit.

— C’est cool. T’es vraiment une fille très chouette, dit Seth-Sean. C’est étonnant que tu vives dans cette résidence bizarre.

— Merci. » J’ai l’impression qu’il commence tout juste à remarquer mon collier de labradorite et à y croire, à croire que je suis connectée à l’univers.

« Tu veux rentrer avec moi ? » demande-t-il.

Ça semble soudain. Je le regarde et je réalise que je ne suis peut-être pas aussi chill, peut-être pas assez chill pour rentrer avec des garçons non juifs, ou peut-être que c’est juste qu’après avoir vu Sasha et Shay ensemble, l’idée que cette grande et virile personne me touche me dégoute.

« Non. Je suis fatiguée. Je veux juste rentrer chez moi.

— D’accord, dit-il. Pas de problème.

— Merci », je réponds, et ensuite je me demande pourquoi je le remercie. « Qu’est ce que tu étudies du coup ?

— Les sciences environnementales, dit-il. C’est super. Je vais au Costa Rica l’année prochaine pour étudier les forêts de nuages.

— C’est tellement génial. Je ne savais même pas que les sciences environnementales existaient. J’adorerais faire ce genre de choses. Les forêts de nuages ! »

Il rigole. « Ça existe. Ouais, c’est plutôt cool. Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer avec moi ? Je peux te montrer des vidéos de nature vraiment impressionnantes.

— Ouais, je suis sûre. Je souris. Bien essayé cependant. »

On arrive aux portes de ma résidence.

« Est-ce-que je peux entrer ? il demande.

— Non, non. Je suis vraiment fatiguée. Prends juste mon numéro. » C’est une manière efficace de combattre un garçon nuisible à laquelle je suis bien entrainée : lui donner de l’espoir.

« C’est ok, je te retrouverai quelque part en Sortant, dit-il. Bonne nuit. » Il me fait un câlin et je lui fais un câlin en retour. Je laisse le câlin durer, je le laisse me rapprocher de lui et enfouir sa tête dans mon cou et laisse ses mains descendre jusqu’à ma taille mais ensuite elles descendent jusqu’à mes fesses et de mes fesses, il me soulève, me pousse dans l’entrée du vestibule de la résidence et contre le mur. Je ne suis pas entrainée à dire non, donc à la place je lui dis « Qu’est-ce que tu fais ? » et « Hey repose-moi par terre » ou peut-être que je ne dis pas ça et ce qui sort est un son confus type ehhhhh et ensuite ma jupe est remontée autour de mes hanches et mes collants thermiques sont baissés, tellement facilement, comme s’il avait tout fait dans un seul mouvement : me soulever, me déshabiller et se glisser à l’intérieur, et j’essaye de m’échapper mais je ne peux pas et tout ce à quoi j’arrive à penser c’est quelqu’un·e pourrait débarquer. Ça sent comme un mélange heurtant de parfums chers, qui combinés perdent toute leur subtilité et deviennent quelque chose d’écœurant, et ensuite c’est fini. Il me lâche et dit « Je suis vraiment désolé.

— C’est ok », je dis.

Et ça l’est, je crois, ok. C’est comme tout. Je re-rentre dans Sarahland.

Dans ma chambre, il y a un garçon nuisible allongé sur mon lit, l’air bête avec le bec de sa casquette de baseball courbée comme un canard ou un truc du genre, ses yeux fermés et sa bouche ouverte, il ronfle régulièrement en direction du plafond. Je me dis que sa bêtise a quelque part l’air douce. Je me change avec le pyjama que ma mère a envoyé dans un kit de survie, de la flanelle rose recouverte de baisers rouge à lèvres cartoonesques, et je me mets au lit. Je tourne le garçon sur son flanc et je le pousse contre le mur. Il chouine « Sarahhhh » mais je dis juste « chut » et il recommence à ronfler, je rampe dans mon lit, j’évite de le toucher autant que possible et j’essaye de dormir.

Naked furniture

Pour l’entretien, Sarah mit une robe bleue avec des manches gigot et un col de chemisier en dentelle. Elle se boucla la frange avec une brosse ronde chauffante, s’épaissit les cils et se peignit les lèvres avec le nouveau produit qu’elle s’était procuré, trempant la petite brosse dans le rouge gluant. Ça lui prit pas loin d’un quart d’heure pour créer une forme de lèvre satisfaisante, même en essayant de rester à l’intérieur des lignes tracées au crayon de ses propres lèvres. La séparation entre la peau de la lèvre et la peau du reste du visage, découvrit-elle en se mettant du rouge à lèvres, est moins distincte qu’il n’y paraît. Sarah mit ses chaussettes blanches et ses Oxford à lacets en cuir. Quand elle regarda son reflet dans le miroir, elle vit quelqu’une qui n’était pas elle. Celle qu’elle vit, c’était une Fille Dans Une Histoire.

Ça lui faisait du bien. Sarah voulait être dans une histoire. La vie de Sarah avait été une histoire. Elle était – encore récemment ! – du genre yeux de biche et pétillante, adorable et bonne à marier, que des vingt sur vingt à la fac publique. Elle avait été jalousée pour sa mise en œuvre précise, jusqu’au succès, de l’histoire qui était La Seule Histoire, mais elle avait été trop innocente et dénuée de jalousie pour remarquer cette jalousie. Elle accepta ou refusa des dates allègrement, accepta des chèques de bourse d’études au mérite, une invitation pour étudier à l’étranger.

Mais Sarah rentra de son séjour à l’étranger agitée, les cheveux plus courts et décolorés. Elle avait vu que la vie pouvait être un défilé sans fin de petits cafés et de cigarettes, que les gens n’étaient pas obligé·es de se balader en revendiquant leur enthousiasme merdique de bourré·es insatisfait·es qui traduisait juste leur honte à vivre dans un système mortifère. Lors de sa troisième année à l’université, Sarah changea de matière principale et prit lettres modernes, et dans ses nouveaux cours, Sarah eut de nouveaux sentiments forts qu’elle n’eut pas peur de partager. En réponse à sa décolorationet à ses sentiments, les camarades de classe de Sarah lui prêtèrent des livres, et ces livres, qui atterrirent dans le sac à dos de Sarah puis dans son lit, l’indignèrent. Ou peut-être que Sarah s’indignait déjà de tout ce qu’elle apprenait à l’école – elle s’indignait de ces filles qui l’entouraient avec leurs lunettes de soleil Fendi et leurs portions individuelles de pop-corn micro-ondable, et les milliards de travailleureuses invisibles dont elle avait pris conscience dans un documentaire en sociologie,qui travaillaient genre totalement au service de ces filles. Elle s’indignait que les garçons rendent leur voix plus grave pour avoir l’air bêtes et durs, et lui parlaient comme si elle était faite de matériaux synthétiques, mais avec qui elle finissait par le faire quand même. Elle s’indignait des poubelles remplies de plastique et les ours·es polaires mourant dans l’indifférence. Mais les livres de ses camarades de classe firent sentir à Sarah que l’on pouvait s’indigner autrement. Ou du moins qu’elle n’était pas seule à se sentir mal et bizarre. Les livres firent l’effet d’un décapant sur Sarah. Il y avait un magasin dans la ville natale de Sarah qui s’appelait Naked Furniture Store, et Sarah se sentait comme ça, comme un meuble nu, comme quelque chose d’embarrassant et d’inachevé, quelque chose qui pourrait devenir n’importe quoi. Sarah comme Meuble Nue se laissa être refabriquée par ces livres : elle réalisa qu’elle avait toujours cherché une manière de sortir de l’histoire qui était La Seule Histoire. Ça aurait pu être n’importe quoi, mais ça a été ces livres. Elle commença à s’identifier à cette fille avec une coiffure en ruche sur ce poster en noir et blanc dans les vieilles librairies : « Elle aime trop les livres et ça lui a retourné le cerveau. » Le retournage de cerveau poussa également Sarah à faire des choix plus audacieux quant à l’extérieur de sa tête – un balayage vert, un rasage à blanc, un piercing au septum –, qui à leur tour amenèrent des livres encore plus bizarres dans son sac à dos, des films de plus en plus étranges projetés dans l’intimité, sur des matelas en mousse chez ses camarades. Dans les films que Sarah regardait, l’histoire avait été déconstruite, ou était difficile à suivre, tout n’était qu’un assemblage de moments déconnectés. La musique n’avait plus ni de refrain ni quoi que ce soit d’entrainant.

Sarah fixa la fille-histoire dans le miroir et pensa immédiatement à l’histoire de ce poisson banane du lycée, celui qui raconte comment le matérialisme rend les femmes égoïstes et donc incapables de prendre soin de leurs bb petits amis torturés. Ça n’allait pas être cette histoire – ça allait être une histoire différente. En tout cas, Sarah n’avait pas de bb petit ami torturé parce qu’à ce moment-là, elle surfait sur la seconde vague du féminisme et commençait à croire au lesbianisme comme impératif moral, et du coup c’était ok si elle était à fond sur elle-même et sur des contenus théoriques.

Bien avant que Sarah ne lise tous ces livres décapants, elle avait lu un livre où quelqu’un·e disait que c’était comme si l’Amérique avait été inclinée et que tout ce qui n’était pas vissé au sol glissait vers Los Angeles. À la fac, les ami·es de longue date de Sarah étaient profondément remué·es par la soudaine transformation de Sarah et par ses nouvelleaux ami·es de lettres modernes. Iels faisaient des messes basses à son sujet et lui lançaient des regards étranges et certain·es d’entre elleux lui dirent qu’elle avait l’air « d’avoir besoin d’aide ». Sarah se sentait partiellement renaître grâce aux livres et à ses ami·es de lettres modernes, mais elle sentait aussi qu’elle ne pouvait pas entièrement renaitre sous le regard Fendi-ombragé de ces filles avec qui elle avait été amie. Les réactions de ses ami·es face à sa renaissance partielle dévissèrent Sarah. Flottante, Sarah glissa le long d’un toboggan invisible jusqu’à un studio dans un immeuble à Hollywood avec sept chat·tes errant·es qui vivaient sur les marches de l’entrée, et des petits tas de merde humaine qui jonchaient l’autre entrée. Des scientologues en polo se tenaient à tous les coins de rue du quartier, l’air vides et cloné·es.

Sarah appréciait ce petit espace rien qu’à elle, un espace où elle était libérée des regards Fendi-ombragés, des ordures en plastique et de sa mère. Pour payer son loyer, Sarah aidait des jeunes enfants à apprendre à lire, c’était une initiative d’un programme financé par la ville. C’était le genre de travail que tu pouvais faire si tu choisis de faire des études de lettres, un travail qui ne payait pas assez pour vivre, qui ne te faisait rencontrer personne avec qui tu aurais pu avoir envie de boire un verre, dans l’hypothèse où tu aurais pu te le payer. Sarah pouvait faire deux sessions de soutien scolaire à la suite avant d’être épuisée : elle détestait les mères et leurs regards tristes et plein d’espoir ou leur indifférence. Elle détestait la manière dont les visages des enfants de 5 ans qui épelaient c-h-a-t pour la première fois s’illuminaient, ignorant leur futur de travailleureuses à moitié illétré·es, sans chat·tes, au service du Grand Tasdemerde qui détruit la Terre et exploitent les travailleureuses. Elle détestait ce programme qui envoyait des filles blanches sans expérience chez les gens, comme si le vrai problème de tout le monde c’était de ne pas avoir une mère blanche qui te lit des histoires de chat·tes. Sarah détestait pédaler dans la chaleur ; la manière dont ses cuisses suaient et se collaient l’une à l’autre et lui donnaient l’impression d’être grosse. En plus, les hommes faisaient tellement de bruits de baisers dégoutants et sonores et lui criaient tellement de salut ma belle qu’elle avait pris l’habitude de pédaler avec le majeur levé. C’était beaucoup trop de travail.

Sarah détestait faire du soutien scolaire, mais paradoxalement, elle ne savait pas vraiment quoi faire de son temps libre. Elle lisait un peu et passait beaucoup de temps allongée sur son lit. Dans un studio, c’est très facile de passer beaucoup de temps allongée sur son lit. Personne n’avait dit à Sarah que si tu abandonnais l’histoire de La Seule Histoire, tu devais la remplacer par quelque chose – genre, tu dois te battre pour la justice sociale ou devenir un·e artiste génial·e. Sarah se sentait peu encline à l’art ou à la justice sociale, mais elle ne faisait pas grand-chose concernant ce manque d’envie.

Assez vite, Sarah fut à un moment de sa vie où elle n’arrivait pas à se réveiller et bouger sa voiture à temps pour le nettoyage de la rue. Elle accumulait des tickets de stationnement qui finissaient dans la poubelle, ou collants et chiffonnés dans un coin de son studio où il leur poussait un duvet, où ils se stratifiaient dans le sol, encore légèrement lisibles. Assez vite, Sarah fut à un moment de sa vie où elle jetait ses assiettes. Ses assiettes étaient comme des roches sédimentaires – des couches durcies et tachetées de moisissures bleues d’anciens repas qui fusionnaient avec les assiettes, jusqu’au moment où il fallait les mettre à la poubelle.

Finalement, ce fût un vêtement qui fit entrer Sarah dans une nouvelle histoire : un bustier rose chewing-gum des années cinquante provenant d’un coffre de voiture. La voiture – et le bustier – appartenaient à une fille que Sarah rencontra sur OkCupid, Katherine. À la base, Sarah contacta Katherine parce que Katherine disait sur son profil vouloir être contactée par une personne qui aimerait se déguiser et le tirage de cheveux, parce que la forme de la bouche rouge de Katherine avait l’air aussi vampirique que sur le point de s’ouvrir en soumission totale, et parce que Katherine ressemblait plus à Sarah que quiconque auparavant. Ça excitait Sarah de voir une fille qui lui ressemblait autant, allongée sur une méridienne en velours rose dans une robe transparente en train de lire des vieux livres de botanique, ou en train de soulever les pans de sa robe de poupée victorienne pour révéler des bas et des porte-jarretelles.

Cependant, dans la vraie vie, Katherine avait l’air triste et timide – à presque s’excuser d’exister. Ses épaules étaient voutées et elle fixait son cocktail, utilisant sa touillette pour faire des tourbillons à l’infini, tout en répondant lentement et nerveusement aux questions de Sarah. Elle portait une longue robe à fleurs jusqu’aux chevilles, et au lieu d’avoir l’air voluptueuse comme sur ses photos, elle avait juste l’air empâtée. Quand elle parlait, elle levait les yeux pour croiser le regard de Sarah, mais sa tête restait baissée vers la table.

Après quelques cocktails, Katherine proposa quand même à Sarah de la raccompagner chez elle en voiture. Devant l’immeuble de Sarah, Katherine ouvrit son coffre et offrit à Sarah le bustier, lui expliquant qu’elle le portait d’habitude au travail mais qu’il ne lui allait plus. Elle sortit ensuite une bouteille de Jameson et lui proposa de monter chez elle.

Chez Sarah, Katherine ouvrit le réfrigérateur ; entre des galettes de burrito sorties de leur emballage qui commençaient à ressembler à du cuir et des Tupperwares contenant une vase bleuissante, elle trouva un brie entier de mauvaise qualité, toujours dans son plastique, qu’elle posa sur la crédence. « J’aime bien ton appartement, dit-elle.

— Désolée c’est tellement en désordre », dit Sarah.

Katherine haussa les épaules. « Bukowski disait que les gens avec des cuisines propres ont des qualités spirituelles détestables. »

Pendant que Katherine et Sarah descendaient le whisky et discutaient de psychologie pop, d’astrologie, de mythologie grecque, des différentes vagues du féminisme et de leurs mères toxiques, Katherine mangeait le brie, qu’elle découpait en triangle au fur et à mesure, jusqu’à ce que le fromage entier eût disparu. Ça dégouta un peu Sarah, mais elle trouva aussi que genre, manger un brie entier à un premier date était la chose la plus libératrice qu’une personne puisse faire. Sarah voulait se sentir libre. Elle emporta le bustier dans la salle de bain et l’essaya. À la vue de Sarah dans le bustier, Katherine couina et applaudit et dit : Oh Mon Dieu Viens Ici. C’était comme si quelque chose avait basculé à l’intérieur de Katherine, comme si le bustier donnait enfin un sens à ce qu’il se passait entre elles. Katherine riait et ses yeux pétillaient, sa main était sur le cul de Sarah puis, sans vraiment de notification préalable, la main de Katherine était à moitié dans le corps de Sarah et à moitié en dehors, bougeant de manièrebourrée et imprécise. Dans un flou alcoolisé, Katherine et Sarah passèrent en mode sans gêne et fourrèrent leurs mains dans les vêtements et le corps de l’autre, jusqu’à ce que Sarah fasse deux pas du canapé à son lit et sombre à plat ventre, bouche ouverte.

Au matin, Katherine était partie, et Sarah se réveilla, le bustier froissé à côté d’elle, et qui sentait la chatte. Elle ne savait pas quelle chatte ça sentait et ça l’écœurait et l’excitait en même temps. Elle l’enfila et ne l’enleva pas pendant des semaines. Elle s’allongeait sur son canapé et lisait Virginie Despentes et Angela Carter. Sarah pressentait que l’époque du bustier ne correspondait pas vraiment à l’époque de son appartement, qui était plein d’encadrements de portes étroites en arche et d’étagères à bibelots, mais pour Sarah, d’une certaine façon, toutes les décennies passées s’effondrèrent pour ne faire qu’un seul monde flou et pastel dans lequel les femmes avaient des hanches larges et des bigoudis et fumaient des cigarettes avec des porte-cigarettes. Sarah n’utilisait pas de porte-cigarettes, mais elle fumait à la fenêtre après avoir regardé son reflet dans l’application Photo Booth de son ordinateur et s’être masturbée devant. Fumer et se masturber étaient les deux choses préférées de Sarah. Dans le studio qu’elle payait de sa poche, loin des filles au pop-corn micro-ondé, et ignorant tous les appels de ses parent·es, elle commença à accepter tout ça.

Un jour, en ouvrant sa porte d’entrée, transpirant dans son jean spécial soutien scolaire, Sarah trouva un avis d’expulsion scotché à la porte. Elle l’ajouta au jardin piétiné de tickets de stationnement impayés et réfléchit à ce qu’elle pourrait faire de moins fatigant que de donner des cours à des enfants. Sarah s’était faite virer de chaque boulot qui lui demandait de travailler plus de quelques heures d’affilée – barista, serveuse, assistante administrative. Elle pleurait à chaque fois qu’elle se faisait virer, parce qu’elle détestait le rejet et avait vraiment l’impression d’essayer, c’est juste qu’après trois ou quatre heures à se faire appeler ma chérie ou mademoiselle, à répéter des expressions toutes faites comme passezunebonnejournée et cætera, elle s’épuisait et dissociait, et une salade préparée finissait dans le chauffe plat ou une table n’avait jamais sa commande de boissons. Dans ces boulots, les gens pensaient toujours que Sarah était stupide et elle détestait que des gens pensent qu’elle était stupide. Mais Sarah se souvint que Katherine lui avait dit qu’à la base, elle avait acheté le bustier pour travailler. Katherine avait aussi l’air d’être quelqu’une qui dissocie, donc peut-être que le travail de Katherine était quelque chose que Sarah pourrait faire. Sarah était douée pour trouver des choses sur Internet. Sarah Googla. Elle trouva le site. Elle envoya un e-mail. Elle prit un rendez-vous.

Et c’est ainsi qu’elle se retrouva à sortir de chez elle pour aller rencontrer des inconnu·es avec ses lèvres rouges laquées et des manches gigot. Son rendez-vous était à Hollywood, elle tint compte du conseil de Bette Davis et prit Fountain Avenue. La voiture était pleine des détritus de Sarah – gobelets à café en papier écrasés, ramequins en plastique à moitié remplis de fromage à tartiner durci, tampons avec leur emballage plastique et des bouts de débris coincés dans leur coton effiloché. Cette fille dans l’histoire, dans sa robe guindée, jugeait tout ça. Beurk, ce n’était pas elle. Elle était une fille propre. La fille propre mit un CD de CocoRosie et regarda ses lèvres rouges dans le rétroviseur, chantant au sujet de loups-garous. Elle jeta un regard par la vitre et regarda l’épais crépuscule venir fouetter les contours noirs des palmiers et les lettres brillantes des fast-foods et des magasins. La ville semblait enfin exister pour elle.

Quand la nouvelle Fille de l’Histoire arriva à l’adresse qu’on lui avait donnée, elle fut surprise de découvrir une maison, d’apparence plutôt banale, avec des volets peints en jaune, faits des matériaux avec lesquels on construit des maisons.

Elle appuya sur la sonnette avec son doigt. La porte vibra, elle entra et se retrouva dans une petite pièce tapissée avec un très grand bureau centré au fond. Ça aurait pu être la salle d’attente d’un·e médecin, ou le bureau d’un·e principal·e, mais d’un autre temps – il y avait des chaises basses en velours violet et des tables Lucite, et à la place de People et Newsweek il y avait des magazines dont les couvertures mettaient en scène des femmes nues avec des franges texturées et des pubis poilus taillés en triangle. La femme derrière le bureau avait des cheveux bouclés roux et un visage étiré, qui faisait penser Sarah à un chat. Elle portait une robe d’été.

« Je peux vous aider ? demanda-t-elle.

— J’ai rendez-vous avec Lady Lydia, dit Sarah.

— Oh très bien, t’es ravissante, dit la femme au visage de chat. J’en ai marre des filles moches qui viennent ici et qui pleurent quand elles ne font pas d’argent. » La femme se leva et attrapa un jeu de clés. « Je suis Lydia, dit-elle. Viens avec moi. »

Dans une pièce avec des murs couleur pêche et une méridienne tigrée, Lady Lydia informa Sarah des règles de sécurité et du dress code. Elle donna à Sarah une longue liste des tenues approuvées ou non, le protocole pour accueillir un client, et cætera. « Tout est légal ici, dit-elle. On a un double des clés pour toutes les pièces donc si quelqu’un tente quoi que ce soit, tu cries et on débarquera immédiatement. On ne tolère aucune merde ici, pas de connerie du style “le client a toujours raison”.

— C’est super », dit Sarah. Elle était habituée à être entourée de gens qui toléraient beaucoup de merde.

« Tu as un nom ? » demanda Lady Lydia.

Sarah n’avait pas de nom. Elle regarda la chevelure orange et bouclée de Lady Lydia et sa manucure noire et pointue. Elle regarda la méridienne tigrée.Des lions, des tigres et des ours·es, oh lala, dit quelque chose quelque part dans le cerveau de Sarah.

« Dorothy », dit Sarah. Elle se sentait comme Dorothy – comme si elle avait été catapultée dans Oz.

« Dorothy c’est super, dit Lydia. Ça leur rappelera leurs femmes mortes. » Elle se leva et plaça une paume entre les épaules de Sarah. « Viens bébé, on va te tester. »

Sarah traversa le hall jusqu’à une salle avec des murs en miroir, avec au milieu une table noire. Il y avait des rangements sous la table, comme les tables d’examen de médecin. Adossées au mur du fond, trois filles en lingerie pastel étaient assises sur un canapé en cuir noir avec des ordinateurs ouverts sur leurs genoux. « Les filles, voici Dorothy », dit Lady Lydia. Toutes les filles sourirent et saluèrent de la main. Elles avaient toutes des queues de cheval sautillantes et scintillantes, et des manucures bleu et rose bonbon. « Moi c’est Addison », dit une fille. Une autre dit, : « Moi c’est Roo, omg tes chaussures sont tellement adorables ! » La troisième fille ferma son ordinateur et demanda gentiment : « Est-ce qu’on peut rester et regarder Maitresse ?

— C’est Dorothy qui décide.

— Bien sûr », dit Sarah. Elle aimait qu’on l’appelle Dorothy,elle aimait que tout le monde ici accepte son personnage fictionnel, que tout le monde agisse comme s’il n’avait pas été inventé il y a deux secondes. Puis Lady Lydia évalua Sarah, comme on évalue un cheval. « Ok, mets tes bras sur la table et remonte ta jupe, bébé », dit-elle. Sarah se plia tellement à cet ordre que son cul exposé faisait face aux filles sur le canapé. Lady Lydia frappa Sarah avec une sangle en cuir, doucement, puis de plus en plus fort. Sarah pensa à la phrase tester la marchandise, comprenant qu’elle était la marchandise. D’une certaine façon, elle aimait bien ça. C’était quand même mieux que d’apprendre à lire à des enfants : une transaction claire, simple. Dorothy serait louée à l’heure, puis Sarah pourrait rentrer à la maison. Pas de déchets plastiques, pas de sous-produits. Aucune inquiétude pour le futur triste de qui que ce soit. Pendant qu’elle se faisait frapper avec une sangle en cuir, elle se souvint de cette vieille dame quelconque, une amie de sa tante peut-être, qui lui disait qu’elle était trop jolie pour étudier autant. Elle comprit que c’était grâce à sa beauté qu’elle était censée subvenir à ses besoins. Elle faisait finalement les choses comme il fallait. Chaque fois que la sangle en cuir frappait la toute nouvelle fille qui se faisait appeler Dorothy, des petits sons de plaisir émergeaient des bouches en cœur glossées des filles sur le canapé. En entendant ces sons, Sarah pensa qu’ici elle se ferait peut-être des amies qui ne se nourrissaient pas exclusivement de pop-corn micro-ondé et ne dépensaient pas toute leur énergie à prétendre ne pas être traitées comme des marchandises.

De retour à son studio, Sarah choisit une tenue pour son premier jour de travail. Elle décida qu’elle porterait le bustier uniquement après avoir croisé Katherine, après avoir vérifié que c’était ok qu’elle l’ait suivie à son travail. Elle pressentait que ça serait ok. Katherine avait l’air d’être seule, comme si elle pouvait accueillir toutes sortes d’invasions dans sa vie.

Elle se décida pour un chandail court bleu et des chaussettes blanches à volants. Le chandail datait d’une soirée d’Halloween, où elle était une diable en robe bleue, une idée de costume qu’elle avait trouvée sur Internet après avoir acheté le chandail cinq dollars dans une boutique de seconde main. Les chaussettes à volants étaient arrivées dans une enveloppe matelassée en kraft que sa mère lui avait envoyée, pleine de choses dont elle n’avait pas voulu jusqu’à maintenant. Elle coiffa ses cheveux en petites couettes basses. Elle se dit qu’elle ressemblait à une Judy Garland version salope.

Ce n’était pas que Sarah ne voulait pas être elle-même, c’était juste qu’elle ne comprenait pas comment les autres personnes devenaient aussi précisément elles-mêmes. Elle n’était pas sûre que tout le monde fasse ça, si notre secret commun était qu’on imitait toustes des personnages fictionnels ou si c’était un trouble de la personnalité que ses cours de psycho n’avaient pas mentionné. Peut-être qu’elle en aurait entendu parler si elle n’avait pas changé de cursus pour les lettres modernes. Peut-être qu’elle aurait été genre une professionnelle de la santé mentale si elle n’avait pas changé sa matière principale pour les lettres modernes. Cette pensée la fit se sentir mal. C’était plus simple de penser que tu n’aurais jamais pu être quoi que ce soit. Sarah s’allongea sur son canapé en chandail, sa gelée rouge sur les lèvres, et prit des selfies jusqu’à ce qu’elle se sente mieux. Elle mit Blonde Redhead et se branla face à la caméra de son ordinateur.

À la maison jaune, Katherine n’était pas là. La toute nouvelle fille appelée Dorothy s’assit dans un coin du canapé en cuir noir de la pièce appelée Le Dressing. Dans Le Dressing, les murs étaient en miroir. Sarah regarda une fille maigre, pâle, avec une queue de cheval et des taches de rousseur arriver en Converse et en jean, devenir une créature de latex noir à talons aiguilles, cheveux laqués, lèvres rouges et pulpeuses, comme refaites. « Je suis Crow », dit la créature, monotone, lui rendant son regard. « Dorothy », dit Sarah.

Crow jeta un regard glacé à son propre reflet dans le miroir et décala ensuite légèrement son regard sur le côté. « Dorothy ressemble énormément à Mabel », dit Crow à quelqu’une derrière elle.

La quelqu’une que Crow regardait c’était Addison. Les joues roses et les yeux brillants, ingénue dans son uniforme d’écolière, Addison avait vraiment l’air d’une enfant catholique. « C’est vrai, dit Addison, que tu ressembles énormément à Mabel. » Elle souleva ses épaules et les laissa retomber en expirant bruyamment. Elle répéta ce mouvement trois fois, et fit des allers- retours dans le dressing, ses talons claquant doucement. « J’apprends la technique Alexander, annonça-t-elle. C’est une forme d’alignement postural qui répare les préjudices que l’on fait subir à nos corps par coercition.

— Quel genre de préjudices ? » demanda Sarah. Elle voulait vraiment savoir. Elle aimait l’idée de réparer des préjudices, même si elle n’était pas sûre que c’était possible.

« Le but de l’école c’est de nous entrainer à l’obéissance. Iels nous entrainent à nous asseoir sur des chaises huit heures par jour, dit Addison, soulevant ses épaules jusqu’à ses oreilles puis les relâchant. »

« Les chaises niquent nos colonnes vertébrales, ce qui affecte la santé du reste de ton corps. Du coup, nos corps concentrent toute leur énergie à essayer de nous empêcher d’être assis·es, ces chaises nous rendent stupides. Elles nous apprennent à ne pas nous fier à nos instincts. »

La fille dans le coin renifla. Sarah savait que cette fille s’appelait Nadya. Nadya portait une robe plaid rose et pas de maquillage. Elle était assise, penchée en arrière et faisait la gueule, jambes écartées comme un daron, mais elle était plus jolie que tout le monde. Sa structure osseuse était pointue, ses yeux étaient sombres, et sa peau avait des sous-tons jaunes qui faisaient que, sans maquillage, elle n’avait pas l’air d’un·e bébé lapin·e malade, ce à quoi Addison ressemblait un peu avant qu’elle ne mette des cils et un paquet de correcteur et d’highlighter. « J’en reviens pas que tu laisses un trou-du-cul mort te dire quoi faire de ton corps, dit Nadya. Je sais pas qui c’est cet Alexander mais il serait sans doute un de nos imbéciles de clients s’il était encore vivant. » Nadya s’affala encore plus. « Les chaises, c’est super. »

Addison roula et cligna des yeux. « Ton humeur radieuse va faire pleuvoir la thune aujourd’hui. » Elle fit une révérence et salua comme une enfant star bien exercée avant de tourner les talons et de sortir en se pavanant.

« Chaque semaine cette connasse débarque et dit que sa vie a changé, pourtant elle est toujours là », dit Nadya. Elle jaugea Sarah. « Dorothy hein ? C’est quoi tes bails ? » Elle leva un sourcil. « Si t’essayes de trouver le chemin pour rentrer au Kansas tu devrais essayer l’aéroport de L.A. » Nadya grimaça comme Jack Nicholson et dit : « Tu ressembles vraiment à Mabel. Mabel est complètement folle. Tu la rencontreras. »

Crow jeta un regard furieux au reflet de Nadya. « Je n’aime pas les remarques insultantes sur la santé mentale », dit-elle.

Sarah s’apprêtait à dire qu’elle connaissait peut-être déjà Mabel quand l’interphone sonna. « Dorothy ? dit l’interphone. Un monsieur aimerait te rencontrer dans Le Salon. »

Le Salon était une petite pièce derrière un rideau de velours rouge. Un homme était assis dans un fauteuil, Sarah s’assit sur le tapis et le regarda, ses mains posées sur ses genoux, comme on le lui avait appris. Elle fut surprise d’à quel point elle trouvait facile de se couler dans une placidité aux yeux écarquillés, qui était juste une version montée en puissance de ce que tout le monde semblait déjà attendre d’elle. Elle réalisa qu’elle s’était rebellée contre cette placidité depuis toujours, car s’y laisser aller la soulageait étrangement.

Elle conduisit le monsieur à l’étage. C’était le genre vieux cow-boy qui voulait que Dorothy rampe docilement sur le sol avec une cravache entre les dents, qu’elle embrasse ses orteils poilus et qu’elle s’allonge à ses pieds comme une animale apprivoisée. Sarah se sentit dégoutée, bien qu’en sécurité, ce qui la surprit. D’habitude, elle ne se sentait jamais en sécurité – mais exposée, vulnérable, floue. Elle détestait quitter son appartement. Mais il y avait quelque chose d’incroyable qui se produisait lorsque tout était énoncé et transactionnel, quand il n’y avait pas à s’inquiéter de jusqu’où les choses iraient.

Elle rentra chez elle avec cent-quarante dollars.

De retour dans son immeuble, Sarah remplit un chèque pour le loyer et le glissa sous la porte du gestionnaire. C’était soixante-douze heures après sa notification d’expulsion. Elle se sentait miraculée. Elle but une bouteille entière de Two-Buck Chuck et regarda cinq épisodes de Say Yes to the Dress pour fêter ça. Cette émission faisait toujours pleurer Sarah, la manière dont des filles traumatisées se cachaient dans des cabines d’essayage jusqu’à avoir assez confiance pour en sortir, assez confiance en leur capacité à convaincre leur famille qu’elles sont assez belles pour se montrer lors d’un mariage, alors que ce sont ces mêmes familles qui les font initialement se sentir comme de la merde. Sarah pensa à sa propre mère qui s’était mise à pleurer quand elle s’était percée le septum, restant théâtralement au lit un jour entier après que Sarah s’était rasée la tête. Sarah se dit que si sa mère pouvait la voir dans son chandail et son maquillage de travailleuse du sexe, elle serait satisfaite de ce à quoi Sarah ressemblerait, et ce, pour la première fois depuis des années.

La fois suivante, quand la toute nouvelle fille appelée Dorothy entra dans la maison jaune, Katherine était là, assise sur une cuisse dans un des fauteuils du vestibule.Le visage de Katherine était poudré et ses cheveux tirés sur le côté en chignon. Elle portait une robe noire en dentelle transparente avec une culotte noire visible en dessous, et des talons noirs à bout rond. Elle ressemblait plus à ses photos Internet. Elle avait l’air en pleine possession de ses moyens. Katherine se leva et prit les mains de Sarah. « Tout le monde n’a pas arrêté de me dire que j’avais une petite sœur maintenant, dit Katherine. J’espérais que ça soit toi.

— Je suis tellement contente de te voir, dit Sarah.

— Je suis Mabel ici », dit Katherine, en retroussant un côté de sa lèvre supérieure comme une starlette des années trente.

Mabel était populaire et passa la plupart de la journée en séance, mais elle revenait dans Le Dressing entre chaque client pour refaire son maquillage. Elle remplit son eyeliner liquide, renifla ses aisselles puis attrapa le poignet de Sarah. « Viens chez moi après le travail, dit-elle. Je prendrai des photos de toi pour le site. »

Chez Katherine, elles vinrent à bout d’un pack de douze Tecate pendant qu’elles prenaient des poses et qu’elles composaient des tenues : le corset de Katherine et ses porte-jarretelles en dentelle, le chandail bleu court de Sarah, un tailleur avec une jupe crayon années cinquante et un tablier noué à la taille. Katherine donna des conseils à Sarah qui la transformaient en sex-symbol, en enfant, en épouse. Dorothy était majestueuse, séductrice et langoureuse en corset sur la méridienne victorienne. Dorothy en chandail était une enfant gâtée colérique, jetant son gobelet à travers la cuisine et faisant la grimace. Dorothy était mignonne, s’ennuyait, avide de sexe dans son tablier. Katherine mit toutes les photos dans un dossier sur son ordinateur qu’elle appela « Dorothy » et prit un joint dans la moitié de coquillage en céramique sur la table, l’alluma et le passa à Sarah. Sarah était défoncée et flippa de ne pas reconnaitreles filles sur les photos, comme si Katherine avait Frankensteinisé ces Dorothys et le corps de Sarah avec sa garde-robe, son objectif d’appareil photo et sa voix. Sarah était confuse et se demanda si ces Dorothys avaient toujours existé en elle ou si Katherine était capable de fabriquer les Dorothys à partir de rien, si elle n’était rien.

De retour à la maison jaune, tout le monde poussa de longs cris aigus en voyant les photos.

« Celles en enfant sont tellement dérangeantes », dit Nadya, mais elle rigola, regardant Sarah, la personne, avec une considération toute nouvelle.

Sarah portait son bustier et tout le monde couina de nouveau. « Je l’ai récupéré à ma sœur », dit Sarah en battant des cils.

« Dorothy », dit Lady Lydia, la pointant avec son ongle acrylique violet. « Toi. T’es tellement mignonne, dit-elle. Je suis tellement contente que tu nous aies trouvées. Je t’aime putain. »

Pour Dorothy, c’était incroyable d’être quelqu’une qui pouvait recevoir de l’amour.

Les choses allaient lentement. Les filles s’asseyaient et se plaignaient des rendez-vous, commandaient de la nourriture du resto moyen-oriental en bas de la rue, mangeant du hummus et se prenant la tête les unes avec les autres. Katherine allait en séance.

« Il ne répond pas », dit Lulu en faisant la gueule, regardant son téléphone.

Lulu était une apprentie photographe qui privilégiait les body roses sexys. Elle était mince avec de longs cheveux ondulés et un visage rêveur, plein d’espoir.

« Le vieux ? demanda Addison.

— Il est vieux mais je l’aime bien, dit Lulu. Il m’a emmenée au Café Montmartre avant-hier et on a passé un super moment, mais depuis rien.

— Il appelera, dit Addie. Il est sans doute occupé. »

Nadya sourit de son sourire de citrouille d’Halloween. « Oui, il est super occupé c’est sûr. Une conversation profonde avec sa friandise milieu de gamme de la semaine dernière est certainement le prochain truc sur sa liste de priorités. »

Lulu fit le bruit d’un shih tzu qu’on vient de frapper.

Katherine revint de sa séance dans un corset vintage crème et un soutien gorge conique, elle mit ses cheveux en queue de cheval. « Ah super la nourriture est arrivée », dit-elle, ouvrant une boite en Styrofoam et trempant une frite dans une boite débordant de za’atar.

Addison la fixa. « Mabel, j’ai l’impression que tu serais en meilleure santé si tu arrêtais de manger ce genre de choses, dit-elle. Tu pourrais faire plus d’argent aussi. »

Mabel se tourna vers Addie avec un sourire suffisant et étincelant, pinçant ses lèvres bordeaux avant de les ouvrir en grand et de fourrer une poignée de frites dans sa bouche. Elle fixa Addie pendant qu’elle mâchait, ses cuisses repoussant les coutures de sa gaine d’une manière qui donna l’air à Addie d’une petite conne maigrichonne, et Sarah l’aima.

Les filles de la maison jaune avaient fait bien plus qu’abandonner La Seule Histoire. Elles avaient des garçons soumis qui venaient faire leur ménage, elles étaient des acrobates des relations à trois, elles couchaient les unes avec les autres après le travail, elles ne mangeaient pas de gluten ni ne s’asseyaient sur des chaises, elles avaient beaucoup de théories complotistes, comme celle où les dirigeant·es du pays seraient toustes des descendant·es direct·es des reptiles. Aller au-delà de La Seule Histoire fit remarquer à Sarah que la logique pouvait devenir flippante. Sarah se sentait attachée au gluten, aux chaises et à la certitude que toustes les humain·es étaient des mammifères.

La fille qui s’appelait Roo n’avait pas choisi un nouveau mode de vie ni de débattre de théories du complot, ou alors, si c’était le cas, les filles du Dressing n’étaient pas son public de prédilection. Elle s’asseyait avec ses gros écouteurs roses, mangeait de la pizza et regardait RuPaul’s Drag Race.

« Je déteste cette émission de merde, dit Nadya. Quand des mecs se font beaux et jouent à des jeux de rôles stupides, ils deviennent connus. On fait la même chose en étant assises ici dans une pièce qui sent le hummus et le vagin avec un tas de salopes pleurnicheuses pleines de théories sur la vie jusqu’à ce qu’un gars décide de se pointer et de baver sur nos pieds pour cent balles. »

Dorothy eut une séance où elle fit semblant d’être morte. Le client n’avait pas littéralement demandé ça – il lui avait demandé, timidement et mal à l’aise, de ne pas bouger, de garder les yeux fermés, de ne s’abandonner qu’à ce qu’il demandait, mais elle commençait à comprendre ce que ces clients voulaient. Ce client voulait une fille morte, une fille qu’il pouvait pencher sur la table, une fille qu’il pouvait allonger sur le tapis zébré avec les mains jointes, dont il pouvait soulever les jambes comme les parties d’une machine, comme les jambes d’une fille morte. Elle pouvait être ça. Chaque heure, quand l’interphone sonnait pour dire qu’il restait dix minutes, il demandait si c’était ok de continuer la séance, alors Dorothy devait se réveiller de chez les mort·es pendant deux secondes, juste assez pour dire : « Nous aimerions poursuivre, Maitresse. » Lady Lydia n’allait certainement pas la laisser faire la morte durant quatre heures sans avoir de ses nouvelles. À un moment donné, Sarah commença à se sentir flotter au-dessus de son corps. Comme si son corps avait toujours tellement travaillé pour résister à la gravité que maintenant sa mâchoire coulait et ses yeux s’enfonçaient dans sa tête. Comme si elle était plus relaxée que jamais, comme si elle était dans une poche amniotique. À la fin, l’homme lui donna cent dollars. Elle savait que le secrétariat allait lui donner quatre-cents dollars rien que pour être restée allongée ici, la moitié de ce que l’homme aura payé en tout. « Tu es vraiment douée pour ça, dit-il. Merci. » L’homme avait pris ses mains et semblait sur le point de pleurer. Sarah se sentit comme Jésus.

Elle pencha sa tête vers l’avant et lui sourit faussement timidement, ou peut-être vraiment timidement. Il lui était difficile de savoir ce qu’elle ressentait.

« J’ai rendez-vous avec d’autres filles demain et après-demain, mais j’aimerais te revoir. Je serai de retour en ville en octobre. Si c’est ok pour toi, je vais prendre rendez-vous dès maintenant. »

C’était bizarre de penser à octobre. Sarah pensa à comment cet homme la voyait, comme quelqu’une qui resterait assise dans Le Dressing à manger des cupcakes pastel jusqu’à octobre. Elle se demandait quel niveau de hiérarchie du Grand Tasdemerde tu devais atteindre avant de pouvoir te permettre des vols semi-réguliers jusqu’à Los Angeles pour dépenser des milliers de dollars à satisfaire ton fétiche nécrophile. Il disait surement de la merde sur les travailleureuses du sexe et devait voter Républicain, ce qui rendait Sarah triste, parce qu’en dehors de très certainement désirer que toutes les femmes meurent, il avait l’air vraiment gentil.

Après le travail, Sarah conduisit jusqu’à Hollywood Boulevard avec ses cinq-cents dollars, où il y avait quelques patés de maisons de boutiques dédiées aux travailleureuses du sexe. C’était incroyable, se dit Sarah, comme des mondes entiers pouvaient cohabiter ou exister à l’intérieur même du monde dans lequel tu croyais vivre. Dans les boutiques de travailleureuses du sexe, les vitrines exposaient des bustiers clinquants faits de bijoux et des porte-jarretelles, des body rouges transparents, des plateformes translucides avec des strass. Sarah entra dans le magasin de chaussures. À l’intérieur, elle trouva une paire de plateforme Mary Jane rouge étincelante avec des talons de quinze centimètres et trois fines lanières sur le haut du pied. En les voyant à ses pieds dans le miroir, elle saliva. Elles coutaient quatre-vingts dollars mais elles lui rapporteraient de l’argent, justifia Sarah. Dorothy avait besoin de ces chaussures.

Sarah porta ses chaussures toute la soirée tout en buvant des Tecate dans son appartement. Elle était assez fascinée d’être reconnue comme une travailleuse, et comme ridiculement excitée de retourner dans la maison jaune. Sarah envoya à Katherine une photo de ses chaussures et Katherine répondit avec une suite de points d’exclamation. Sarah répondit : Tu veux venir voir ?

Katherine arriva, elle portait une robe courte à fleurs aux manches bouffantes et à bavoir. « Je t’en ai amené une aussi », dit Katherine.

Sarah partit enfiler la robe de poupée et Katherine versa du Jameson dans une tasse. « T’as eu des séances amusantes ? demanda Katherine.

— Je sais pas. J’ai eu une séance où j’étais plus ou moins… morte j’imagine ? C’était bizarrement assez méditatif, de juste s’allonger là et être regardée.

— Ça a l’air facile.

— Je suis surtout tellement irritée par les clients. C’est n’importe quoi qu’ils puissent s’épancher autant et être si suffisants et satisfaits d’eux-mêmes alors que Lady Lydia est toujours en train de m’engueuler pour que je mette un corset et que je vérifie mes aisselles. Juste à cause d’une fois où je suis arrivée avec une repousse de trois jours. »

Katherine haussa les épaules. « Je mange ce que je veux et je ne me rase pas, dit-elle. Lydia m’engueule et toutes les filles sont des bébés dégoûtées par mes aisselles mais je les emmerde et je me fais de l’argent. Les mecs sont surtout excités par tout ce qu’ils pensent être subversif. » Katherine ouvrit une canette de bière pour accompagner son thé au whisky. « Laisse juste Dorothy être qui elle veut être.

— Je fais toujours trop attention à ce que les autres pensent, dit Sarah.

— Tu dois t’amuser plus dit Katherine. Viens on écrit une nouvelle annonce sur le site pour faire des séances ensemble.

— Une annonce qui dirait quoi ? demanda Sarah.

— Quelque chose comme : Ma petite sœur Dorothy vient juste de nous rejoindre ! J’adore la tourmenter. Viens jouer avec nous ! Regarde-moi la fesser et lui tirer les cheveux ! dit Katherine. Et tu peux dire quelque chose comme : J’adore ma grande sœur Mabel mais elle peut être teeeeellement méchante.

— Pourquoi on parle comme si on avait 6 ans ? demanda Sarah.

— Parce que nos clients sont dégueulasses, dit Katherine. Et aussi parce que c’est drôle d’avoir 6 ans. »

« Qu’est-ce que ça veut dire, que j’aime être morte ? » demanda Sarah plus tard, dans le lit.

Mais Katherine n’était déjà plus de ce monde, une trainée de bave reliant sa bouche ouverte à l’oreiller de Sarah.

La fois suivante à la maison jaune, la fille appelée Dorothy portait des chaussures rouges et était assise à l’entrée. L’entrée était une sorte de présentoir à gâteaux. Si un mec entrait et que vous aviez l’air mignonne, il pourrait ne pas s’embêter à faire s’aligner les autres filles devant lui. Le truc avec s’asseoir à l’entrée, c’était qu’il fallait garder tes chaussures et ton corset lacé et c’était inconfortable. Mais Sarah aimait l’inconfort. Et c’était calme. Sarah s’assit sur un oreiller au sol avec ses jambes pliées sur le côté. Elle ouvrit Histoire de l’œil devant elle et fit la moue. Elle décida que Dorothy était ce genre de fille, une fille à bouquinsperverse. C’était aussi ce que Sarah était, mais si Sarah était jeune, Dorothy était adolescente. Quiconque entrerait, se dit-elle, voudrait la lever et la fesser, peut-être même la mettre sur ses genoux et lui lire un livre salace.

Roo arriva et poussa un cri de queen. Elle enleva ses écouteurs roses. « Ces chaussures sont magnifiques, dit-elle, je veux les mettre dans ma bouche. »

Sarah rigola.

« Non sérieusement, dit Roo. Donne-moi ton pied. »

Sarah leva sa jambe en l’air. Roo la hissa plus haut en tenant le mollet de Sarah. « Wow », dit Sarah en explosant de rire. Roo ouvrit la bouche pour sucer la plateforme au niveau de l’orteil de Sarah, laissant un anneau rose, puis reposa sa jambe. « Miam, dit Roo. Je suis une chiot de temps en temps, mais je ne mange que les plus belles chaussures. » Elle fit un clin d’œil et disparut de nouveau dans Le Dressing. Sarah se dit que des moments comme ça valaient le coup d’aller au travail, même quand il n’y avait pas de clients.

Sarah resta assise durant des heures sans desserrer son corset, couchée sur plusieurs chaises mises bout à bout. Elle avait toujours aimé se confronter à ses limites physiques, particulièrement quand personne ne prêtaitattention, et elle aimait être la seule à savoir qu’elle n’avait pas pris une respiration entière de la journée. « Je suis désolée que ça ait été si long bébé, lui dit Lady Lydia plus tard. Regarde-toi dans ce corset, t’es 70 % de cul. Si on était dans les années quatre-vingt t’aurais tellement d’argent que tu saurais pas quoi en faire. Dans les années quatre-vingt on achetait toutes des maisons à West Hollywood en travaillant ici. Ce foutu Internet a changé tout le monde en putes pas chères avec ces webcams, et elles vous gâchent tout les filles.

— Des maisons ? » dit Sarah. Ça paraissait incroyable.

« Des maisons, des voitures, des restaurants tous les soirs, de la cocaïne », soupira Lady Lydia.

Lydia appuya sur le bouton de l’interphone. « Roo, t’es habillée bébé ? »

Roo débarqua dans ses chaussures magenta, avec ses couettes qui se balançaient.

Roo aussi avait l’air d’une adolescente.

« Oui Maitresse ?

— Vous voulez exhaler les filles ?

— Exhaler ? dit Sarah.

— T’as jamais exhalé ? dit Lydia.

— Qu’est ce qu’on exhale ? demanda Sarah.

— De l’énergie de chatte dit Roo comme si c’était évident. Pour attirer les clients.

— Vous allez devoir exhaler deux fois plus fort les filles, parce que ma chatte est vieille comme pas possible », dit Lydia.

Alors Dorothy, Roo et Lady Lydia se mirent à la porte vitrée de la maison jaune, exhalant. Sarah aimait l’idée de faire ça. Elle imagina des filles partout à travers le monde, se tenant à leurs fenêtres et exhalant de l’énergie de chatte. Cependant, ce qui était triste, c’est qu’elles pouvaient bien exhaler toute l’énergie de chatte possible, ça ne ferait qu’attirer les vieux hommes tristes qui voulaient les baiser. Sarah souhaitait que l’énergie de chatte puisse accomplir d’autres choses.

Personne ne vint malgré l’exhalation, jusqu’à ce que quelqu’une arrive. La personne qui entra avait été dans la classe d’intro à la théorie critique de Sarah et maintenant elle était là, d’une manière ou d’une autre, dans la maison jaune de Sarah, à Los Angeles. Son prénom était Steele et elle avait évidemment les cheveux tondus argentés et des yeux d’acier. Sarah avait toujours eu peur d’elle. Steele était le genre de fille qui était énervée contre tout le monde, même contre le professeur qui enseignait des choses brillantes et libératrices selon Sarah, mais qui, selon Steele, était un trou-du-cul prétentieux qui priorisait des penseurs mâles occidentaux. Sarah se souvint que, pendant que certain·es d’entre elleux étaient dehors à fumer après le cours, Steele avait dit : « Oh donc il balance Gayatri Spivak à la fin et il se pense tellement contemporain et inclusif. » C’était horrible de voir Steele ici, tout particulièrement quand Lady Lydia poussa un cri aigu et tapa dans ses mains et l’embrassa, quand elles sautèrent et rièrent toutes les deux dans leur embrassade, comme si Steele était une semblable.

« Comment s’est passé ton voyage bébé ? demanda Lydia à Steele.

— Incroyable, s’extasia Steele. J’ai un million de photos à te montrer.

— Tu as vu l’adorable petite fille qu’on a accueillie pendant ton absence ? C’est Dorothy.

— Je l’ai vue sur le site ! » dit Steele joyeusement. Elle regarda Sarah et pinça ses lèvres comme après avoir gouté quelque chose de dégoutant. « Juliana », se présenta-t-elle, la fixant juste un peu trop longtemps. « Je vais me changer, à plus tard Maitresse », dit-elle avant de tourner les talons en se la pétant. Elle marchait comme si elle avait un livre sur la tête.

Sarah passa le reste de la journée à éviter Steele. Elle dit à Lady Lydia qu’elle avait mal à la tête, et demanda si elle pouvait lire au lit dans une des chambres qui servaient pour les séances. Elle se recroquevilla sous une couverture zébrée pour lire et se branler. Le nom de Steele l’agaçait. Juliana était tellement ostensiblement tiré de la Belle au bois dormant porno d’Anne Rice, publié sous pseudonyme. La Lady Juliana de Rice était puissante et salope, elle portait du rose, elle aimait écraser des roses, et tu n’arrivais jamais à savoir ce qu’elle avait en tête car elle n’avait pas besoin de se poser de questions, tout était résolu. Sarah essayait si fort d’être une pute réfléchie, une pute qui lit, une pute qui processe. Elle comprenait maintenant : être une pute qui processe, c’était être une pute qui avait compris toutes les théories du complot sur le gouvernement, ou qui apprenait la technique Alexander. Steele avait toujours été plus maligne qu’elle.

De retour chez Katherine, Sarah se plaint de Steele. Elles avaient commencé à aller l’une chez l’autre après chaque journée de travail. Ça n’était plus vraiment un sujet, elles conduisaient jusque chez l’une ou chez l’autre et commençaient à boire. C’était difficile autrement, réalisa Sarah, de passer de la maison jaune à la solitude. Et c’était presque impossible de faire cette transition avec d’autres gens, des gens qui ne connaissaient pas Dorothy.

« Elle me regardait tellement mal quand je posais des questions en classe, comme si j’étais une banlieusarde idiote alors qu’elle connaissait les villes, la French theory, le post-colonialisme, Karl Marx.

— Tu étais une banlieusarde idiote ?

— Oui, mais elle n’avait pas besoin d’être méchante. Bref, ça me fait bizarre qu’elle soit là, pourquoi elle n’est pas dans un programme spécial en France par exemple ?

— Tu ne l’as pas reconnue sur le site ? demanda Katherine.

— Elle cache son visage ! » Sarah montra la page de Juliana comme preuve. Ses cheveux argentés sont là, mais son visage est caché par son bras, une capuche, un livre, sur chaque photo. Pourtant, Sarah réalisa que c’était tellement clairement Steele. Sarah lut la page de Juliana à voix haute en imitant une voix de bébé. « Je vis pour Vous servir Monsieur. Je connais ma place à Vos pieds. Je suis bien sûr une petite fille gâtée qui a besoin d’une bonne leçon et je désire ardemment Vos instructions. »

« C’est assez basique », dit Katherine en haussant les épaules, se dirigeant vers la cuisine pour verser du pad see ew dans un bol. Au lieu de faire ses courses à l’épicerie, Katherine se faisait livrer chaque semaine de grandes quantités de nourriture par un resto thaï.

« Mais regarde son Facebook ! dit Sarah. Tout n’est que “en finir avec le racisme”, “en finir avec la misogynie”.

— Tu peux vouloir être soumise et vouloir la fin des inégalités structurelles Sarah, dit Katherine. Tu penses aussi que c’est contradictoire que je me fasse frapper par des hommes pour de l’argent et que je veuille être thérapeute ?

— Non, tu seras une bonne thérapeute, dit Sarah. J’irai chez toi.

— Aw merci », dit Katherine, ressemblant à cette fille timide que Sarah avait rencontrée au début.

« Nadya vit là-bas tu sais. » Katherine leva un sourcil et laissa ça en suspens.

« C’est intense, dit Sarah. Donc c’est toujours Nadya.

— C’est toujours Nadya. »

Le matin, les filles dormirent bien après huit heures, l’heure du nettoyage de la rue, et quand Sarah sortit chercher sa voiture, elle avait disparu.

« Si tu as plus de cinq amendes de stationnement, iels peuvent te l’enlever, dit Katherine.

— J’ai bien plus que cinq amendes de stationnement, dit Sarah. Peut-être cinq fois cinq. Peut-être cinq fois douze.

— Je sais, dit Katherine. On peut regarder en ligne combien tu dois. »

Katherine trouva la marche à suivre et regarda où en était la situation de Sarah. Elle devait presque six-cents dollars à la ville, et elle avait seulement deux semaines pour payer avant qu’iels ne vendent sa voiture aux enchères. Six-cents dollars c’était probablement plus que ce que la voiture valait. Sarah avait l’impression de ne plus pouvoir respirer. Elle s’allongea par terre. « Je suis en train de faire une crise cardiaque, annonça-t-elle.

— Tiens, prends un Ativan » dit Katherine en sortant une bouteille orange de son sac et en mettant une pilule entre les lèvres de Sarah. « Ça va aller, dit Katherine. Je te conduirai au travail. Allonge-toi ici pendant que je rassemble nos affaires. » Katherine mit un vieux film muet sur son ordinateur. « Clara Bow m’aide quand je panique », dit-elle, en posant la tête de Sarah sur ses genoux et en massant son crâne. « De toute façon je n’arrive pas vraiment à payer mon loyer, donc peut-être que je devrais juste emménager avec toi. On peut être des sœurs semi-lesbioniques qui partagent un lit comme dans les romans victoriens. » Puis Katherine se leva, mit un oreiller sous la tête de Sarah, et commença à rassembler des habits transparents et brillants éparpillés dans tout l’appartement et à les fourrer dans un sac.

« Tu penses que notre travail fait de nous des mauvaises lesbiennes ? demanda Sarah.

— Je pense que ça fait de nous des supers lesbiennes, dit Katherine. On est genre en train de taxer le patriarcat. Et on ruine notre féminité.

— C’est vrai, dit Sarah. On est immariables. C’est cool. Je suppose juste que j’avais imaginé qu’on leur prenne plus d’argent. Assez pour construire une commune séparatiste et vivre là-bas pour toujours. J’ai pas besoin que ça soit super luxueux. Je voulais juste des poules et un petit verger avec un arbre à fruits et au moins une personne avec qui j’aurais envie de faire du sexe. Je suppose que je rêvais bêtement de ne plus jamais travailler.

— Le porno gratuit a détruit tes rêves, dit Katherine. Tu pourrais être thérapeute toi aussi ?

— Non, dit Sarah. Je ne veux pas convaincre qui que ce soit qu’iels devraient vivre dans ce monde stupide. »

Sarah avait eu envie de pleurer tout le temps qu’elle était au travail, pensant à la perte de sa voiture, juste parce qu’elle n’était pas capable de se lever le matin pour la bouger. Elle mettait plein de réveils, et elle estimait qu’elle y parvenait au moins la moitié du temps. Tellement d’énergie avait été gaspillée dans le fait de se lever et de mettre des habits avant huit heures du matin, sortir de la maison et s’asseoir les yeux fatigués et en gueule de bois dans les bouchons d’Hollywood à la recherche désespérée d’une place. Personne ne considérait cet effort – elle avait complètement échoué, et maintenant ses affaires pouvaient lui être retirées.

La première nuit après que Katherine eut emménagé, elle et Sarah teignirent leurs poils pubiens en magentaet burent trois bouteilles de champagne dans des tasses à thé festonnées, assises par terre les jambes écartées en attendant que la teinture prenne. L’appartement de Sarah était maintenant rempli d’os et de taxidermies de poissons, de livres de théories scientifiques datées et de chaises victoriennes, les choses de Katherine. Elles accrochèrent un prisme à la fenêtre pour que chaque jour, au coucher du soleil, l’appartement se remplisse de petits arcs-en-ciel. Sarah avait l’impression de devenir le fantasme d’elle-même qu’elle avait d’abord imaginé devant le profil OkCupid de Katherine.

« Salut les bébés, dit Lady Lydia. Mabel, un de tes clients vient d’appeler. Il veut une séance “sœur” avec vous deux. Je l’ai programmé pour trois heures trente. »

Katherine habilla Sarah avec des vieux vêtements de son casier, une jupe courte lavande à volants, un crop top, des bas blancs jusqu’aux genoux et les énormes Mary Jane.

« J’aurais vraiment porté cette tenue au lycée, dit Sarah.

— Tu es au lycée », dit Katherine, en brossant les cheveux de Sarah pour faire des nattes. Katherine portait une robe très décolletée violette moulante qui s’arrêtait juste au-dessus de ses fesses.

« T’es vraiment tarée Mabel, dit Nadya.

— Merci, dit Katherine en rejetant ses cheveux en arrière.

— Vous m’obsédez les meufs » dit Roo, monotone, sans enlever ses énormes écouteurs.

Durant la séance, Sarah s’accrocha à Katherine comme une enfant apeurée.

« Quand Dorothy et moi étions petites, dit Mabel au client, en caressant les cheveux de sa sœur, on jouait au papa et à la maman. J’étais la maman et Dorothy le bébé. »

Mabel mit son bras autour de Dorothy. Dorothy s’allongea contre Mabel et suça son pouce.

« Dorothy rentrait de l’école et je lui préparais des cookies avec du lait, seulement je lui disais que c’étaient des cookies à la merde et du lait-pipi et Dorothy pleurait et refusait de les manger.

— Tu t’énervais tellement quand je pleurais, dit Sarah dans un souffle, avec une voix de bébé.

— Et ensuite je devais la punir, dit Katherine.

— Tu la laissais te punir ? demanda le client.

— Elle était tellement plus grande que moi, dit Sarah. Et puis Maman et Papa croyaient tout ce que Mabel disait. Elle trompait tout le monde en faisant croire qu’elle était l’enfant parfaite. Mais quand j’étais seule avec elle, elle était cruelle. Elle me tirait les cheveux et me menaçait, mais personne ne me croyait jamais. » Sarah fut surprise d’entendre la voix de Dorothy si claire, façonnée par sa propre bouche. C’est comme si Dorothy connaissait déjà les secrets d’enfance qu’elle et Mabel partageaient.

« Vous voulez savoir un secret ? demanda Katherine. Dorothy me laisse encore la fesser.

— Mabel ce n’est pas vrai », dit Sarah, faussement en aparté et en se tortillant.

Elles avaient préparé ça, le plan où Sarah crie NON et s’enfuit pathétiquement sur ses Mary Jane de quinze centimètres jusqu’à ce que Katherine la force à revenir sur ses genoux, la jupe relevée.

Katherine maintenait Sarah et la fessait assez fort pour qu’elle crie pour de vrai.

Après un petit moment, Katherine dit au client : « Elle a été tellement gentille. Regardez comme elle est rouge. Ça va même peut-être devenir violet. » Sarah adorait qu’on parle d’elle à la troisième personne. Katherine la retourna afin que Sarah soit assise sur ses genoux. Elle suçait son pouce et regardait Mabel. « Je dois la bercer, dit Mabel au client, en la berçant déjà. Si elle est vraiment sage, je la laisserais téter. »

Ça n’était pas quelque chose dont Sarah et Katherine avaient discuté en amont, mais Mabel était déjà en train de bercer Dorothy, mettant son index sur la bouche de Dorothy en disant « shhh shhh » et puis en chantant « Hush, Little Baby ». Mabel amenait la tête de Dorothy vers son téton, approchant l’arrière de la tête de Dorothy si près que Sarah se sentit obligée de sucer. If that mocking bird don’t sing, momma’s gonna buy you a diamond ring. Sarah avait toujours détesté cette chanson. Elle ne pouvait vraiment pas supporter le défilé d’objets chers cassés, les sacrifices ratés permanents pour que le·a bébé de la chanson se sente aimé·e. Elle s’autorisa à être allaitée. Katherine, se dit-elle, était vraiment douée pour ce travail.

* * *

Sur le chemin du retour, Katherine dépensa inconséquemment trois-cent-cinquante dollars dans un immense collier en cristal qui était censé attirer l’argent, et finit par ne pas pouvoir payer sa part de loyer lorsque ce fut le moment. Sarah commença à remarquer que l’entièreté du sol de l’appartement avait l’air d’avoir été recouvert d’un mélange colle-bière par quelqu’un·e qui aurait laissé des cendres de cigarettes tomber dessus alors que la colle était encore humide. Elles recommencèrent à jeter les assiettes. Pendant plusieurs jours, Katherine se fit porter malade, et Sarah revenait du travail pour la trouver allongée sur le canapé en nuisette transparente, pleine d’hallucinogènes, recouverte d’arcs-en-ciel au crépuscule. C’était comme une belle peinture, une image d’un des anciens fantasmes de Sarah. Il y avait cependant quelque chose d’inquiétant à vivre dans un rêve, en plus il y avait le problème permanent du trop-plein de croute. Croute dans les emballages des choses livrées, croute dans l’entrejambe de leurs sous-vêtements pas assez lavés, croute dans le tapis de sol de sa voiture à la fourrière. Dorénavant, personne ne te payerait assez pour être une belle peinture. Dans la version fantasmée, elle avait imaginé que tout était propre, que tout était sécurisant.

Sarah conduisait la voiture de Katherine pour aller au travail les jours où celle-ci était malade. Un jour, elle s’arrêta prendre un bagel en chemin et Lady Lydia l’appela pendant qu’elle faisait la queue. « Salut Maitresse, elle chuchota dans son téléphone.

— Salut chérie, dit Lydia. Je voulais te dire qu’il y a un monsieur qui vient dans une heure pour une séance avec toi et Steele. Tu peux être prête ? »

Sarah se sentit mal en s’imaginant faire une séance avec Steele. « Est-ce que ça peut être quelqu’une d’autre ? demanda Sarah.

— Le monsieur aime les peaux pâles », dit Lydia.

* * *

Sarah et Steele peignirent leurs lèvres rouges côte à côte en silence. Quand elles arrivèrent au Salon, l’homme assis sur le fauteuil était le nécrophile de Sarah.

« Coucou ! dit Sarah en lui faisant un câlin. Je suis tellement contente de vous voir !

— Bonsoir Monsieur. » Steele fit une révérence parfaite puis s’agenouilla au sol avec ses paumes ouvertes sur ses genoux. C’était tellement gnangnan pensa Sarah, ça faisait tellement bigote. Ce mec ne voulait pas l’église, il voulait des filles mortes. Pendant que le client expliquait ce qu’il voulait, Steele n’arrêtait pas de dire « Absolument Monsieur » avec une voix, comme si elle travaillait dans les ressources humaines.

Dans la pièce, Sarah et Steele s’agenouillèrent face-à-face avec leurs mains menottées derrière leur dos. Ensuite, l’homme allongea Steele sur la table et libéra ses mains, les ré-attacha afin qu’elles reposent sur le bas de son abdomen. Il attacha les poignets de Sarah à la croix géante. Sarah fit tomber sa tête. Il arpenta la pièce en cercles, il regardait. Finalement, il détacha Sarah et la pencha sur le banc à fessée, ses cheveux tombant vers le sol. Il assit Steele sur le trône avec ses genoux écartés et les yeux fermés.

Sarah pensa à Steele à la cérémonie de récompense des bourses de la fac ; elles s’étaient toutes les deux vu offrir un chèque de cinq-mille dollars en dernière année pour leurs remarquables essais lors d’un concours. Leurs noms étaient sur des petites plaques dorées dans le couloir, en dessous de tous les autres noms gravés. Quel était le lien entre être une excellente diplômée de lettres modernes et jouer la morte en string en dentelle et rouge à lèvres ? Sarah était à genoux contre le lit, les mains en position de prière. Elle sentait ses cheveux être caressés, encore et encore, ce qui était agréable. Elle décida que c’était son client préféré. Il la pencha contre le mur, dans le coin. Elle laissa son corps glisser et s’effondrer, et il la releva, en la positionnant plus attentivement. Elle adorait qu’on s’occupe d’elle si précautionneusement, elle adorait savoir qu’elle pouvait tomber et tomber. Sarah ne se sentait pas jugeante envers cet humain doux qui avait été obligé de regarder des filles en plastique dans des magazines toute sa vie, qui avait peut-être même grandi dans une maison de poupée, qui voulait des jolies filles totalement dociles qu’il pouvait trimballer partout et poser. Au moins il gérait sa merde, et elle l’aidait, peut-être qu’en étant morte quelques heures, d’autres filles n’auraient pas à être mortes pour toujours. Sarah sauvait des vies.

Et elle aussi, elle avait grandi entourée de poupées et de Photoshop. Qui n’a jamais voulu, d’une certaine manière, être en plastique ? Si le vrai pouvoir était inaccessible, qui ne voudrait pas être une poupée ? Les poupées se faisaient coiffer avec des mignons petits peignes. Les poupées se faisaient habiller et tenir et conduire dans des poussettes. Le client replia Sarah sur ses genoux sur le tapis. Elle pensa aux centaines de dollars qu’elle recevrait pour cette séance, et aux centaines d’autres qu’il lui donnerait peut-être en pourboire. Elle s’arrêterait au Whole Foods sur le chemin de la maison et prendrait du brie haut de gamme pour Katherine, une baguette, de superbes légumes pour faire une soupe pour sa sœur en ce jour où être une nature morte payait vraiment. Sarah ouvrit les yeux dans un battement moribond et jeta un coup d’œil à Steele, à présent posée sur le banc à fessée, l’air tendue, pas du tout relaxée, tremblante même. Inconfortablement vivante. Sarah ferma les yeux. Elle le savait, Sarah le savait – elle était bien meilleure que Steele, bien meilleure que toutes les filles, à être morte.

Exorcisme ou manger ma·on jumelle·au

Ma jumelle et moi nous sommes rencontrées dans la ville universitaire du Midwest où elle vit, qui est la ville où j’ai un jour été à l’université, à une convention de fans de Buffy contre les vampires. J’étais habillée en Faith, la méchante tueuse, en cuir noir et lèvres bordeaux. Ma jumelle était Giles, le bibliothécaire anglais, en pull sans manches. Notre gémellité n’était pas immédiatement évidente, mais notre attraction mutuelle faisait sens : j’ai vu en ma jumelle quelqu’une capable de stocker et d’organiser du savoir,alors qu’elle me voyait comme un éros total et complet. En rencontrant Faith, Giles rougit un peu et dit de Buffy : « Cette fille est vraiment pleine d’entrain. » Faith, en revanche, n’a pas l’air de s’intéresser à Giles, mais c’est parce qu’elle est en mesure de transcender sa jolie-fille-ité grâce à des combats musclés et létaux, elle n’a donc pas besoin de lui. Étant donné que je ne sais pas me battre en vrai, ni même faire une traction, j’ai donc besoin du savoir des livres pour transcender ma propre jolie-fille-ité. Je suis facilement attirée par les Giles butchs, et de toute façon, une convention, c’est comme un hôtel dans un roman de Marguerite Duras : un monde clos et temporaire où les gens sont prompt·es à l’intimité.

Nous nous étions rencontrées comme ceci : on était dans le même groupe de discussion d’auteurices de fanfictions de Buffy, où nous échangions autour des rares épisodes aux fléaux non vampiro-centrés. J’ai suggéré que le fléau chez Buffy avait un potentiel révolutionnaire, que c’est à travers une maladie contagieuse ou une malédiction démoniaque que les personnages découvrent de nouvelles manières d’être, comme celle de développer une mentalité de groupe et les habitudes alimentaires des hyènes, ou de parler exclusivement et automatiquement avec le médium comédie musicale. Ma jumelle a dit quelque chose à propos de la façon dont, dans la série, le noyau dur du groupe d’ami·es construit de l’immunité en fonctionnant comme une sorte de corps multi-personnes. J’ai vu ce corps multipersonnes comme une forme potentielle d’un fléau révolutionnaire, néanmoins j’ai ajouté : « La santé mentale est toujours tellement mesurée par la capacité de la personne à se développer individuellement. Mais peut-être que l’indépendance ne devrait pas être le but. Peut-être qu’on devrait aspirer à faire partie d’un corps multi-personnes. »

Ma jumelle hocha doucement la tête et dit : « J’aime bien cette idée. »

La voix de ma jumelle n’avait rien à voir avec celle de Giles. Elle était comme ma voix – de fille, avec la même cadence bizarre. Nos intérêts mutuels pour la perméabilité et la contagion semblaient un peu troublants, et comme nos voix identiques traçaient des routes pathologiques vers une fusion utopique, j’ai senti mon corps répondre. Quand les gens commencèrent à se lever de leurs chaises pliantes, ma jumelle et moi nous sommes rapprochées en nous jetant des regards furtifs et graves, en déglutissant et en plantant nos ongles dans la peau sèche de nos pouces rongés. Dans ma nervosité, je fus prise d’un fou rire ; ma jumelle pâlit.

Elle éclaircit sa voix. « Nous avons des sujets communs vraiment intéressants. Je travaille actuellement à la réhabilitation des relations lesbiennes parasitaires.

— Des relations lesbiennes parasitaires, répétai-je.

— Tu sais, il y a toutes ces représentations négatives de lesbiennes dans les romans et les films dit-elle, où une fille est une sorte de rien pathétique qui finit par prendre le style et la personnalité de l’autre, qui est peut-être celle qu’elle voulait être depuis le début. » Elle mit tout son poids sur un pied. « Je veux juste revendiquer qu’être un·e parasite est un mode d’existence valide. »

— Être un·e parasite est un mode valide, dis-je, mon cœur bondissant secrètement.

— Tu sais, dit-elle, on veut juste toustes vivre dans et sur l’autre, se transformer et se nourrir mutuellement. Donc pourquoi on ne peut pas juste assumer ça ? »

En dehors d’être Giles, ma jumelle finissait une thèse en littérature anglaise, elle était donc douée pour dire des choses intimes et étranges d’une manière sobre qui avait l’air saine et même professionnelle. Quand elle a parlé des parasites lesbiennes, mon cœur a envoyé des halos brillants et ondulants jusqu’aux bords de ma poitrine, et j’ai su qu’elle pourrait m’aimer.

On se mit face-à-face – moi avec mon eyeliner de chat et ma jumelle avec ses lunettes de Giles, et ce fut comme si une voix me soufflait mon texte, je réussis à dire, calmement : « J’adorerais qu’on discute plus. Tu as diné ? »

Je vais essayer d’être transparente et dire ce que je fais ici : j’essaye d’exorciser le fantôme de ma jumelle, ou alors de la manger. L’exorcisme serait mieux, puisque j’essaye d’être une personne éthique et que j’aimerais laisser son corps physique intact si possible. Cela fait seulement trois semaines depuis qu’on s’est vues, donc ma jumelle est presque encore vraiment vivante. Mais si l’exorcisme échoue, je suis prête pour le cannibalisme.

Nous sommes donc allées diner dans un supper club. Étant donné que nous étions dans une petite ville du Midwest, les cocktails étaient à deux dollars et nous avons vite été ivres. Il s’est avéré, bien sûr, que nous avions toutes les deux été des enfants solitaires, obsédées par Stephen King et Tori Amos. Nous avions toutes les deux grandi allongées sur des lits de filles avec des couvertures molletonnées, à ronger nos cuticules, à ressentir un manque profond, à se languir d’une jumelle.

Ma jumelle me posa des questions sur le travail, auxquelles je ne voulais pas répondre car je travaillais dans un café et que je me sentais dénuée d’autres ambitions, ce qui, ayant été élevée par des juif·ves, me remplissait d’une sorte de culpabilité. J’ai posé des questions à ma jumelle sur sa famille et son enfance, cela la braqua. Elle avait été élevée par des protestant·es blanc·hes du Midwest qui trouvaient ce genre de question bizarre ou malpolie. Elle semblait, à juste titre, vouloir que l’on rédige un article ou quelque chose ensemble. Je voulais juste savoir si elle était vraiment ma jumelle.

Nous avons parlé des textes que ma jumelle utilisait pour son projet, à propos des jumelles lesbiennes parasitaires dans Tipping the Velvet et Créatures célestes, et du groupe Sleater-Kinney, et une chose incroyable arriva : le supper club dans lequel nous étions en train de boire se transforma en karaoké et, sans perdre un instant, ma jumelle dit : « Oh, on devrait chanter du Tegan and Sara. » Cette suggestion était très significative car Tegan et Sara sont des chanteuses pop jumelles et lesbiennes, et donc je savais qu’elle savait. Il n’y avait qu’une chanson de Tegan and Sara dans le catalogue et la main de ma jumelle, ses cuticules sanglantes comme les miennes, trembla alors qu’elle écrivait nos noms sur la fiche.

Nous avons continué à discuter jusqu’à ce que nos noms soient appelés, puis nous nous sommes mises à chanter, c’était comme si là, au milieu de ce terrible resto de poisson frit, nous patinions sur un lac gelé inhabité. C’était comme si nous avions rencontré le démon de la comédie musicale et que nous pouvions uniquement traduire nos sentiments en mots grâce à des vocalises passionnées de paroles pop, et à travers les paroles de Tegan and Sara, nous nous sommes dit :

All I wanna get is, a little bit closer. All I wanna know is, can you come a little closer?

Quand notre chanson fut terminée, une fille – l’âge d’aller à la fac, avec des cheveux décolorés – cria : « Ohmandieu je vous aime tellement les meufs ! » Ma jumelle sourit un peu, mais n’eut pas l’air confuse ou quoi que ce soit d’autre, ce qui selon moi indiquait que l’amour de la fille était peut-être bien placé. Alors que je regardais ma jumelle, je voyais que nous rougissions aux mêmes endroits et j’avais envie de mettre mes bras autour d’elle, de l’embrasser et de m’écrier qu’on s’était enfin trouvées ! Mais elle dit juste : « Je crois qu’on s’en est bien sorties avec la chanson. » J’ai senti que c’était son parcours universitaire qui parlait, ou son protestantisme. On lui avait appris à ne pas s’épancher.

On commanda un verre de plus. Un vieil homme dégingandé vint à notre table et pencha son visage alcoolisé trop près de celui de ma jumelle. Il marmonnait quelque chose comme est-ce que c’est un garçon ou une fille. Ma jumelle bégayait et était pâle, du coup j’ai jeté mon bras pour la protéger, comme une maman qui prend un virage serré en voiture. C’était un de mes nouveaux talents, de fixer les hommes avec des yeux-marteaux qui anéantissaient leur vision jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus nous voir. « On ne veut pas te parler », lui dis-je. L’homme fit marche arrière – littéralement, au début en nous faisant face et en se renfrognant de manière cartoonesque, avant de faire demi-tour – et bien que ma jumelle semblait secouée, j’étais un peu contente que ce soit arrivé. Cela prouvait que notre collectivité cultivait l’immunité.

Ma jumelle m’écrivit dès que je fus dans mon Uber : « J’adorerais parler plus de certaines des idées qu’on partage. Envoie-moi du fan-art, ce sur quoi tu travailles en ce moment. »

Tandis que je réfléchis au protestantisme académique de ce texto, je me rends compte que j’ai accidentellement déjà raconté un mensonge : j’ai dit qu’on se languissait sur des lits de filles avec des couvertures molletonnées, et ma jumelle se languissait bien sur une de ces couvertures, mais pas moi. Les juif·ves font des couvertures afghanes, pas des molletonnées. Je ne sais pas pourquoi c’est comme ça, j’imagine que c’est lié au confort physique des couvertures afghanes, ou alors au fait que les molletonnages en patchwork requièrent de la pérennité ; un très long héritage de chutes de tissus. Les couvertures molletonnées ont l’air inconfortables, mais j’ai grandi en en voulant une quand même, sans doute parce que le temps n’est pas linéaire et que ma jumelle me manquait.

Avant de continuer mon exorcisme, je vais renommer ma jumelle, histoire d’arrêter de dire « ma jumelle ». Je vais l’appeler Tegan. Parce que Sarah est, déjà, mon nom.

Après avoir pris l’avion me ramenant à Los Angeles, je me suis effectivement mise à finir mes fanfictions, ça me donnait un prétexte pour envoyer un e-mail à Tegan. J’ai écrit une histoire romantique sur les confessions amoureuses de tueuse à tueuse entre Buffy et Faith. J’ai écrit une histoire où Willow la magicienne maléfique et Willow la gentille geek sont amoureuses l’une de l’autre. J’ai écrit une histoire dans laquelle Giles devient un combattant fier et fatal qui met du rouge à lèvres et du cuir et s’associe avec Faith. Je pensais que ces histoires aideraient Tegan à voir combien nous étions compatibles, combien l’on pourrait s’infecter l’une l’autre, être tout.

Je dirai maintenant que ce n’est pas ce que ma thérapeute voulait pour moi. Ma thérapeute voulait que j’avance doucement, que je travaille à m’émanciper de ma mère borderline – diagnostic de ma thérapeuthe basé sur des histoires de mon enfance et des textos que je lis à voix haute en séance – elle ne m’a jamais laissé d’espace pour m’individuer, dit ma thérapeute. Cela me fait pleurer encore et encore parce qu’on dirait quelque chose que t’es censé·e faire quand t’as genre 5 ans, de s’individuer, et j’en ai 26. Ma thérapeuthe veut que je m’entraine à répéter en boucle mon prénom devant le miroir, en me présentant à moi-même : « Salut, je suis Sarah », mais le seul fait d’essayer est humiliant donc la plupart du temps je m’allonge sur son canapé beige et me lamente, ensuite je rentre chez moi et je réfléchis : De toute façon, pourquoi ce serait si génial de s’individuer, ce qui est génial c’est d’avoir une jumelle, et ensuite j’écris une fanfiction.

Visiblement, mes fanfictions fonctionnaient car Tegancommença à m’écrire des mails de plus en plus longs où elle partageait ses ressentis sur des films, des expositions et des scandales d’Internet. Je recevais les mails sur mon téléphone pendant que je me promenais sur les collines desséchées au-dessus de ma maison, où je passais la plus grande partie de mon temps. Je n’avais plus de désir pour ma ville désormais, il n’y avait que Tegan. Et ces collines : des chemins enroulés tout autour de leurs crânes chauves où personne n’était jamais là à part moi et des corbeaux. Peu importe ce qui allait m’arriver, j’avais décidé que ça m’arriverait ici, sur une colline aride, sur mon écran où les nouvelles de Tegan s’affichaient, sur mon écran où je tapais des histoires pour que Tegan m’aime, dans les collines où c’était ok d’être un·e animal·e moche.

Un jour, j’étais assise sous un acacia mort et j’ai tapé : Est-ce que je peux te rendre visite ? Tegan répondit immédiatement : OMG OUIIII !!!! Elle avait perdu un peu de sa contenance académique. Dans ces e-mails au moins, elle commençait à me gémeller. Un·e corbeau apparut à mes pieds et regarda avec une approbation sage mon écran de téléphone. Ces corbeaux. Iels étaient mon tarot.

Des nouvelles de l’exorcisme : maintenant c’est juste moi et les corbeaux. Parfois, il y a une fleur violette piquante qui ressemble à du plastique. La ville est juste en dessous et je peux voir la ligne d’horizon, bien qu’à Los Angeles la ligne d’horizon ne représente pas grand chose. Cette ville est pleine de composantes secrètes, de tunnels qui mènent à une pièce en bas d’un manoir construit dans une colline, où les gens sont assis·es sur des chaises Papasan dans des costumes trois-pièces et décident qui est la voix du futur, qui mènent à une piscine de queers dans un rêve collectif sous psilocybine au bord d’une falaise, à un sous-sol dans Chinatown où tout le monde est allongé·e comme si c’était la maternelle pendant qu’une poètesse lesbienne légendaire de 70 ans lit pendant des heures, à un vieil entrepôt où tout le monde s’entraine à mourir.

Mais ça ne m’intéresse pas de penser à tous les petits mondes que je ne peux pas voir, même s’ils sont magiques. Je suis exclusivement intéressée par le fait d’écrire à Tegan, lettre après lettre que je n’envoie pas. Je pense à mettre ma petite bouche-griffe parasite dans le cerveau de Tegan et à le sucer, mais en réalité, c’est très dur à faire : Tegan est un système fermé, loin, son sang et ses idées brillantes, aussi galopantes qu’elles soient, sont distantes et insuçables. Donc peut-être que Tegan est ma parasite – je suis celle dont le cerveau est pillé, dont l’énergie et la force de vie sont devenues un jet concentré qui ne peut couler que vers notre gémellité disparue.

Quand je suis descendue de l’avion, Tegan est donc venue me chercher et m’a conduite à son appartement dans cette ville universitaire du Midwest. Dans l’appartement de Tegan, il n’y avait pas d’écrans de téléphone ou de karaoké ou de corbeaux, aucun outil facilitateur, et du coup nous ne savions pas quoi faire. Nous avons bu une bière chacune et discuté du vol, de la maison de Tegan et d’un récent scandale Twitter, tout ça sans se toucher, et ensuite Tegan prit un drap dans sa penderie et l’enveloppa grossièrement autour des coussins du canapé.

« Dors bien, dit Tegan.

— Dors bien », répondis-je. On se tenait face-à-face devant le canapé. Ensuite on s’est prises dans les bras pour se dire bonne nuit et au lieu de s’enlacer et de lâcher prise, on s’enlaçait et personne ne lâchait prise. Au lieu de lâcher prise, on a serré nos bras de plus en plus fort autour du dos de l’autre. Je pouvais sentir, à travers ma chemise, le contour du corps de Tegan. J’ai mis ma tête un peu en arrière pour voir le visage de Tegan, qui, à cet instant, ressemblait exactement au mien, effrayé et vivant. Puis nos visages, eux aussi, sont tombés l’un dans l’autre. J’ai enlevé ma chemise et tiré le bas de la chemise de Tegan pour lui signaler de l’enlever également et ensuite j’étais nue et Tegan portait un binder noir et quand je fus sur le point de l’enlever, Tegan enleva mes mains et me poussa sur le lit.

Nos baisers donnaient l’impression qu’on avait de très larges langues, comme si on avait trop de lèvres. Ça ne donnait pas l’impression qu’on s’embrassait, mais qu’on faisait quelque chose d’autre, peut-être qu’on mangeait. La respiration de Tegan était lourde et me rappelait les baleines, bientôt tout se transforma en quelque chose de tellement glissant et ouvert que j’avais l’impression qu’on avait été renvoyées dans la mer. On est restées ici pendant des heures, avec la promesse de devenir essentielles ou futuristes. Finalement, je sentis que le moment était venu pour moi de me détacher du corps de Tegan, ce que je fis. J’ai tiré le corps de Tegan contre le mien et me mis en cuillère. J’ai toujours été insomniaque, mais là, en cuillère avec Tegan, je m’endormis instantanément et je sus que l’insomnie avait juste toujours été la conséquence du manque de Tegan, du besoin inné de mon corps de savoir où elle était.

Je veux faire le point sur l’évolution de l’exorcisme. Ça avance, mais pour les mauvaises raisons, je le sais. Je me souviens que Tegan est mon amour, ma précieuse, ma jumelle. Je l’entends dans mon cœur, qui bat bruyamment, qui fait Te-gan-Te-gan. Ce dont je fais l’expérience,je m’en rends compte maintenant, est peut-être l’opposé d’un exorcisme, une façon de se nourrir indéfiniment de souvenirs et de rêves. Je remplis ma baignoire d’eau chaude et je mets du gloss sur mes lèvres. Je monte dedans et me roule comme une anguille.

* * *

Le jour d’après, toutes liées par le sexe que nous étions, nous nous sommes promenées dans le quartier de Tegan en se tenant la main. Nous sommes entrées dans un salon de coiffure au style rockabilly avec des chaises turquoises et un comptoir scintillant parce que le design m’attirait et j’ai choisi d’interpréter cette attirance comme un signe et je me suis fait couper les cheveux. J’ai fait raser le dessous de mes cheveux comme Tegan, mais je les ai laissés plus longs sur le dessus. Le bourdonnement du rasoir semblait violent et j’aimais ça, cette part menaçante dans le fait d’être désassemblée.

Après la coupe de cheveux, Tegan et moi nous sommes acheté des pulls dans une boutique de seconde main et puis sommes allées à l’épicerie prendre des bières à boire sur le perron. C’était une ville universitaire dans le Midwest, il y avait donc beaucoup de bières différentes entassées dans le frigo mais Tegan pointa du doigt un pack de six avec un grand sourire. J’ai regardé l’étiquette sur l’emballage. Des majuscules tourbillonnantes épelaient DEUX FEMMES. Les deux femmes étaient dessinées avec de longs cheveux ondulés. L’une avait une tenue de serveuse allemande avec un lederhose et l’autre était une hippie de festival tenant une gerbe de blé devant ses seins. J’ai jeté un œil à ma combi-short noire et à mes bottes de combat, puis au débardeur sportif et au jean slim de Tegan – à nos cheveux rasés et asymétriques – puis de nouveau aux deux femmes sur la bouteille. Elles me donnaient l’impression que deux femmes avaient comme un pouvoir magique, qu’elles avaient peut-être été façonnées par un regard patriarcal, évidemment, mais ici, sur l’étiquette de bière, elles vivaient ensemble et pouvaient être n’importe quoi. Je les ai imaginées en train de faire cette danse campagnarde où tu joins tes bras et tu te balances, le foin volant jusqu’à ce que les seins de la fille hippie se balancent librement dans l’air doux de la campagne. J’ai fait un grand sourire. Tegan faisait déjà un grand sourire.

De retour chez Tegan, je ne pouvais pas m’empêcher de toucher ma tête. Je faisais courir toute ma paume depuis ma nuque rasée vers le haut, puis je faisais la même chose à Tegan. Sentir ma tête me fit penser que désormais, je ne pourrai plus me montrer en rentrant dans ma ville natale sans que ma mère ne fonde en sanglots ni que mon père crie à s’en étouffer. Toucher ma tête me fit penser que je ne leur appartenais plus, la personne à qui j’appartenais maintenant, c’était Tegan.

Mise à jour de l’exorcisme : ok, bon, peut-être que notre gémellité a toujours été plutôt pathologique. Peut-être que seule quelque chose de communicable ou de démoniaque nous avait permis de parler de nos sentiments à travers la musique pour commencer. Mais je me sens ok avec ça. Je pensais que Tegan était ok avec ça. Je me sens malade. Je veux être malade avec Tegan, ce qui me rendrait pas malade, ce qui me ferait appartenir à une autre dimension. Mais une personne seule dans une autre dimension est une personne malade. Je le sais, et je ne veux pas être une personne malade. Je pense à comment UNE FEMME serait une bière très triste.

Après cette première visite, j’ai donc écrit un e-mail suggérant à Tegan que je vienne vivre avec elle pendant les vacances d’hiver, quand – je le savais d’après une recherche Internet – elle aurait six semaines de pause. Durant les heures où Tegan ne répondait pas, je rafraichissais constamment ma boîte mail. À chaque fois que je ne voyais pas le prénom de Tegan, j’étais paniquée.

Mais ensuite Tegan répondit. Tu es la bienvenue. Je viderai le placard de la chambre d’ami·es pour que tu puisses mettre tes affaires dedans. Je travaille le jour, et parfois la nuit.

Le manque d’enthousiasme de Tegan me troublait, mais j’ai pris la décision d’accepter n’importe quel oui. J’ai quitté mon travail au café, estimant que si je revenais un jour, je pourrais juste en trouver un autre. J’ai sous-loué mon appartement et me suis envolée jusqu’à la ville universitaire de Tegan. Dans la ville de Tegan, dans la maison de Tegan, j’ai décoloré nos cheveux et étalé de la teinture bleue sur l’entièreté de nos têtes avec des gants en plastique. Je voulais célèbrer notre nulle part où se rendre de six semaines entières. Je voulais qu’on parvienne à réaliser l’autre-dimensionnalité ou qu’on devienne un corps multi-personnes via notre coiffure commune. J’ai mis des sous-vêtements gainants que Tegan avait en plus et on a glissé d’avant en arrière sur le corps de l’autre, en écoutant la microfibre se refermer sur elle-même. Je nous ai commandé des plugs anaux à queue d’animaleaux sur Amazon et quand ils sont arrivés, Tegan admit qu’elle avait toujours eu envie d’en porter un, et on les porta – des grosses queues duveteuses de putois collées à des bouchons en caoutchouc cylindriques – pendant qu’on faisait la vaisselle et qu’on regardait YouTube. Je savais que ce n’était pas exactement le genre de jeu auquel ils étaient destinés mais je voulais qu’on soit des putois jumelles aux cheveux bleus, inaptes partout, sauf ici.

Pendant que Tegan postulait à des jobs universitaires sur la table de la cuisine, j’étais allongée dans le lit et j’écrivais de la fanfiction dans laquelle la Willow dark enchaîne la Willow geek à l’ordinateur dans la bibliothèque de Sunnydale et la force à chercher des sortilègespour unir leurs âmes pour toujours à travers les dimensions, tout en lui tirant cheveux et en léchant son corps. J’ai écrit une fiction dans laquelle les deux Tueuses deviennent une Tueuse à deux visages, une magnifique fille musclée disposant de toutes les prouesses sexuelles de Faith et de la loyauté et la lucidité de Buffy. Je voulais donner vie aux théories de Tegan, créer un corps multi-personnes avec des pouvoirs, pour illustrer la magie – plutôt que la pathologie, de la fusion lesbienne.

Quand j’entrais dans la pièce où Tegan était en train d’écrire, Tegan ne levait pas la tête. Une fois, je me suis attardée, étirée sur le lit et j’ai baillé bruyamment. Tegan m’a regardée, remuant inconfortablement. « Je travaille là », dit Tegan.

Quand je m’assis sur les genoux de Tegan, enroulant mes bras sensuellement autour de son cou, elle dit : « Sar, allez. »

Le soir, immobiles, quand on se mit en cuillère sur sa couverture molletonnée, Tegan dit : « Il y a des programmes de master d’art ici.

— Je ne pense pas que ma fanfiction soit assez sophistiquée pour ça.

— Ta fanfiction est bien », dit Tegan.

Et puisque Tegan était en train de finir une thèse, je la crus, et puisque toute la vie était stupide sauf Tegan, je commençai à travailler sur ma candidature. Pendant que j’écrivais, je sentis poindre l’attrait pour la formation, l’idée de devenir toutes ces choses : une autrice, une personne dans un master d’art, la partenaire de Tegan. J’imaginais Tegan me présentant à une soirée : c’est ma partenaire, Sarah, elle est en master d’art, elle est écrivaine. Nous pourrions nous rendre dans le monde, un petit peu, protégées par le fait d’être un corps à deux personnes, puis revenir à notre monde privé, à la maison.

Mise à jour de l’exorcisme : Tegan savait déjà. Elle savait qu’elle voulait se dégémeller de moi et elle a quand même nourri mes fantasmes de gémellité. Je m’assieds sur le lit et prends de grandes respirations, comptant jusqu’à cinq en inhalant et jusqu’à sept en expirant, pensant que si j’expulse plus d’air que j’en inspire, une partie de ce que j’expulse doit être Tegan. Cela ne marche pas du tout donc j’ouvre mon ordinateur et commande des bougies Come To Me d’une botanica8 qui a une boutique sur Amazon. Leur arrivée imminente m’apaise – je dois juste attendre quarante-huit heures avant de pouvoir jeter un sort qui me ramènera Tegan. Pendant ce temps, je grimpe dans la baignoire, remplie de bulles supposément apaisantes et j’attends.

Je veux dire combien il faisait froid ici, dans la petite ville du Midwest. Il faisait tellement froid, inimaginablement froid si vous ne l’avez pas expérimenté, mais peut-être même si vous l’avez expérimenté – cela cause un sentiment tellement extrême que votre corps doit probablement l’oublier pour ne serait-ce que continuer à vivre. Donc, rouges et ratatinées après avoir dépassé les deux pâtés de maison qui nous séparent du restaurant laotien, nous nous sommes mises à transpirer dans nos vêtements thermiques dès l’instant où nous avons pénétré à l’intérieur du restaurant chauffé.

J’ai regardé le menu et je voulais tous les mots dessus : citrouille, tofu frit, ananas, tamarin, sauce cacahuète. Je voulais du curry, des nouilles, du riz gluant et de la soupe. J’énumérais les éléments du menu qui m’excitaient mais Tegan m’interrompit.

« Tu devrais prendre ce que tu veux, dit Tegan. Je vais juste prendre du riz frit au poulet. »

Je l’ai fixée. Cette remarque piqua mon visage déjà piqué. Je me suis demandé : comment ma jumelle peut-elle ne pas être excitée à l’idée de descendre tout ce qui est épicé, en sauce et frit, particulièrement par ce temps ? Je me suis demandé : qui est Tegan ? Je me suis demandé : riz frit au poulet ?

J’ai commandé un cocktail. Tegan dit qu’elle voulait juste de l’eau. Elle était peut-être malade ?

« Est-ce que tu te sens bien ?

— Oui, pourquoi ?

— Oh, je sais pas, je me suis dit que le riz frit au poulet et l’eau semblaient… très Franny. »

Les traits de Tegan ont paru se rapetisser et devenir de plus en plus proches les uns des autres, alors que son visage s’allongeait et rougissait. « Eh bien Salinger était un trou-du-cul misogyne », dit Tegan.

Cela semblait hors sujet. Même si c’était vrai, c’était aussi vrai que quand Franny commandait un sandwich au poulet, elle rejetait le monde en silence, et plus concrètement, saon date. Mon cocktail arriva, bleu vif dans un verre tulipe.

Avec mon cocktail et son eau, on porta un toast aussi faussement lumineux que ma boisson, puis on se mit à parler d’autres auteurices de fanfiction de notre communauté élargie : quels textes étaient incroyables, qui avait été malpoli·e à une convention une fois. Nous étions souvent en désaccord, peut-être parce que nous étions toutes les deux irritées par l’histoire du riz frit au poulet.

Mais ensuite on tomba d’accord sur quelqu’une d’intelligente, de belle, de très gentille, dont le travail était super, puis Tegan dit : « Au fait, je voulais te poser une question. As-tu des relations romantiques ou sexuelles avec d’autres personnes, quand tu es chez toi ? »

Nos plats arrivèrent, disposés partout sur la table, d’une telle manière que je dus passer à Tegan son assiette de riz. J’avais envie de crier : Bien sûr que non, euh, allo, j’ai enfin trouvé ma seule et unique ! Mais à la place j’ai juste dit : « Non, et toi ?

— Pas en ce moment dit Tegan. C’est assez difficile ici, il n’y a pas tant de personnes queers.

— C’est vrai, dis-je. Tu aimerais qu’il y ait plus de personnes queers ici… pour pouvoir les fréquenter ?

— Ben oui, dit Tegan. Je veux dire, j’adore ça, elle agitait une baguette d’avant en arrière entre nous, mais je pense que c’est important de voir aussi des gens qui vivent près de nous. Je ne savais pas ce que tu en penserais »

Je fis des trous dans un morceau de courge kabocha avec ma baguette. Ce que je ressentais, c’était mon cœur qui rapetissait à la taille d’une noix, comme un escargot effrayé, comme un testicule qui a froid, comme, je ne sais pas, quelque chose qui rétrécit très vite en réponse à un stimulus effrayant.

« Pour moi, c’est une manière de garder des limites saines, dit Tegan. En plus, je me rends compte que je suis en recherche d’intimité avec des personnes butchs et transmasculines. »

Le morceau de kabocha était plein de trous et j’utilisais maintenant le côté de ma baguette pour l’aplatir en une pâte. « Eh bien, je suis tellement contente que tu partages ça avec moi » répondis-je. Je n’ai pas dit ça parce que c’était vrai, mais parce qu’interagir avec Tegan m’avait un peu entrainée à la contenance universitaire protestante, et parce que ça semblait être la bonne réponse. « Je nous souhaite totalement d’être capables de continuer à apprendre des choses sur nous-mêmes et de les partager. » Je me dis que je n’étais pas attachée à un style de vêtement en particulier, ou à une manière de marcher ou à une certaine intonation ; je pourrais apprendre à être butch si c’est ce que Tegan voulait.

« C’est super, dit Tegan. Parce que je voulais aussi te dire que je prévois de commencer à prendre de la testostérone. J’ai un rendez-vous pour une analyse de sang la semaine prochaine.

— Oh wow. C’est tellement super pour toi. Mazel Tov franchement. » Je voulais dire la bonne chose, la chose qui témoignait à Tegan que notre gémellité n’importait plus, que nous avions besoin de nous respecter l’une et l’autre comme des entités distinctes, libres de juste réaliser des choses qui nous concernaient nous, et nos désirs, des choses qui voulaient dire que nous allions devenir des choses qui n’étaient pas l’autre.

« Si tu as des questions, dit Tegan, je serais contente d’y répondre. »

J’ai sucé la paille de ma boisson bleue, sorti mon gloss de sécurité de mon sac. Han, je ne serai jamais une butch. « Ben, genre pourquoi ? demandai-je.

— J’ai juste envie, dit Tegan. Je pense que ça m’ira mieux, que ça sera plus ce à quoi je veux ressembler.

— Mais tu as déjà l’air super. »

Le visage de Tegan était très blanc, avec les yeux à la fois exorbités et rétractés.

« C’est pour moi, dit Tegan, prenant l’addition sur la table.

— Pourquoi ? » demandai-je. Tegan aimait habituellement diviser la note en la détaillant au centime près, d’une manière embarrassante.

« Par générosité », dit Tegan.

* * *

Cette nuit-là, pendant que je prenais Tegan en cuillère, je pensais à toutes les autres personnes avec lesquelles elle voudrait faire la cuillère. Des butchs et des personnes transmasculines. Plus je tenais Tegan, moins j’arrivais à dormir, et plus j’imaginais ses poils et la définition des muscles grandissants sur le corps de Tegan, plus je paniquais. Il était près de sept heures du matin quand j’ai réalisé que la voix de Tegan allait baisser, devenir un type de voix différent de ma voix, que Teganallait renaître et que j’allais juste être une fille sans jumelle.

Je secouai Tegan pour la réveiller. Je suis sûre que j’avais les yeux éclatés, avec un regard de folle qui n’a pas dormi de la nuit. « Tu es sûre que tu vas faire ça ? »

À la façon dont Tegan me fixait, on aurait dit que son visage entier ressemblait à une boule dans la gorge.

Puis Tegan se leva et commença à faire le petit-déjeuner bruyamment dans la cuisine.

« Il est sept heures du matin ! criai-je. C’est le milieu de la nuit ! »

Je ressentis de la terreur, la terreur d’avoir fait partir Tegan pour toujours. Je suis restée allongée en paniquant pendant une heure, puis je me suis levée.

« Du coup, est-ce que je dois utiliser des pronoms différents maintenant ? », ai-je demandé en me tenant sur un pied dans la cuisine (comment pourrais-je être une butch un jour ?), ma main au fond d’un sachet de chips de bagel. À la table de la cuisine, Tegan arrêta d’écrire et leva la tête, ne me trouvant manifestement pas mignonne du tout.

« Iel », dit Tegan, et iel retourna à l’écran de son ordinateur.

Mise à jour de l’exorcisme : je veux dire à Tegan que je suis désolée. Je n’ai pas été aimante. Tegan est une personne distincte. Ma thérapeuthe le dit et maintenant, sans Tegan, je dois faire confiance à ma thérapeuthe. Ma thérapeute est ok. Elle essaye de me convaincre que Tegan n’a jamais été ma jumelle, mais une personne distincte dans le monde, sans similarité inhérente à moi, génétique ou autre. Je peux maintenant admettre que Tegan est une personne distincte, et que j’ai heurté cette personne distincte avec ma peur, avec ma mauvaise réaction paniquée.

« Pourquoi étiez-vous si inquiète de la transition de Tegan d’ailleurs ? » Il y a un long silence où en m’attendant, ma thérapeuthe s’assoit, ses sourcils au bon endroit mais ses yeux étonnamment de travers.

« J’ai peur que Tegan devienne quelqu’un·e qui n’a plus besoin de moi », je finis par annoncer.

Ma thérapeuthe hoche la tête avec compassion. « Pourquoi Tegan n’aurait-iel plus besoin de vous ? »

« J’imagine qu’iel serait genre plus avancé·e. Genre, si tu n’es pas une fille dégoutante, pourquoi tu voudrais fréquenter une fille dégoutante ?

— J’aimerais revenir à pourquoi vous pensez que les filles sont dégoutantes, dit ma thérapeuthe, mais j’aimerais aussi pointer le fait que beaucoup, beaucoup de gens qui fréquentent des femmes ne sont pas elleux- mêmes des femmes.

— Exactement ! Dans chaque relation que j’ai eue avec des hommes, j’ai toujours dû être la fille, et j’ai eu le sentiment qu’avec Tegan je ne devais pas être la fille, comme si je pouvais être autre chose.

— Comme un genre différent ?

— Non, comme un·e dauphin·e… Je ne sais pas. C’était comme si on avait tacitement reconnu que toutes les manières dont la société définit les filles sont horribles et donc, que nous devions être une autre sorte de chose.

— Arrêtons-nous là-dessus, dit-elle. Tegan vous a-t-iel indiqué attendre de vous que vous soyez un peu plus fille, maintenant qu’iel transitionne ? »

Je me mouche. « Non, j’admets.

— Et qu’est-ce que ça veut dire, d’être la fille ? »

Tous les matins qui suivirent la nuit du restaurant laotien, Tegan était debout bien avant moi, écrivant à la table de la cuisine. Iel me regardait à peine quand j’entrais et que je mangeais des œufs froids à même la casserole sur la cuisinière. Dehors, la neige soufflait à des milliards de kilomètres à l’heure, de sorte que le monde entier était fait de flocons blancs denses et rapides. Nous étions clairement coincé·es dans la maison. Initialement, c’était la raison pour laquelle les congés d’hiver de Tegan étaient si longs – tu ne pouvais pas aller dehors du tout en janvier.

Je restais dans le lit de Tegan avec mon pyjama de foot pendant qu’iel portait un t-shirt féministe, un cardigan et un bas de pyjama en flanelle et restait debout toute la journée. J’écrivais de la fanfiction, ce qui était le seul moyen pour digérer mes sentiments, vu que Tegan était de plus en plus fermé·e. J’écrivais depuis la perspective d’Angel, de Spike, d’Harmony. Il y avait tellement de raisons différentes qui pouvaient donner envie à quelqu’un·e de manger quelqu’un·e d’autre.

Je voulais que Tegan dise que c’était ok, que c’était dur et perturbant pour moi, donc je trainais dans la cuisine pendant que Tegan écrivait, en faisant semblant de nettoyer, mais iel ne me le dit pas, ni rien d’autre. Tegan soupirait juste beaucoup, serrant ses dents assez fort pour que je puisse le voir.

Un jour pourtant, Tegan leva la tête en soupirant et dit : « Il y a une scène ouverte demain soir dans un bar. Je me suis dit qu’on pourrait aller lire nos fanfictions. » J’étais excitée que Tegan veuille qu’on fasse quelque chose ensemble.

On a garé la voiture et couru dans le vent qui projetait de la neige sur nos visages. Dans le bar, tout le monde qui n’était pas nous était un mec blanc avec une guitare et, pendant chaque chanson sur des sentiments fades de mâle, Tegan et moi étions assis·es raidement l’un·e à côté de l’autre, incapables de dire quoi que ce soit. Personne ne nous dit qu’il nous aimait bien ou même juste ne nous parla, et je sentis que nous n’étions plus des jumelles, juste des lesbiennes dégoutantes, juste les seul·es non-mecs, sauf que bientôt Tegan serait un mec et je serais seule échouée sur l’île dégoutante du lesbianisme. Ou j’imagine que je deviendrais une fille hétéra, ce qui serait encore pire. Quand l’un des garçons blonds à guitare s’approcha de notre table pour complimenter nos fanfictions (il dit « vous » mais ne regardait que moi), je fis mousser mes cheveux et lui fis de l’œil pendant au moins cinq bonnes minutes. Je ris à chaque chose ennuyeuse qu’il dit et pendant les deux jours qui suivirent, Tegan m’ignora foncièrement, filant à l’autre bout du lit quand j’essayais de la·e prendre en cuillère. Au milieu de la nuit, je me réveillais et trouvais le lit vide.

Un matin, Tegan se réveilla et me trouva penchée au-dessus du matelas au sol de la chambre d’ami·es, le·a regardant dormir.

« Salut », dis-je tristement.

Ce que Tegan dit juste après fut : « Sarah, tu es réellement incapable de laisser de l’espace à qui que ce soit. On dirait que tu n’as pas besoin d’espace du tout. »

Statut de l’exorcisme : nique Tegan. De l’espace n’avait jamais été ce sur quoi on s’était mis·es d’accord. Je veux dire, je sais que nous avons parlé des choses uniquement de manière indirecte, mais ne nous étions-nous pas mis·es d’accord pour être contaminé·es ? Est-ce que ce n’était pas la totalité de nos « sujets communs » dont Tegan avait parlé si professionnellement ? Tegan voulait ça, Tegan a dit oui, j’ai senti notre gémellation, j’avais une jumelle, Tegan avait une jumelle, Tegan était ma jumelle et c’était la meilleure chose qui était arrivée à chacun·e d’entre nous. J’allume les bougies Come To Me. Je sais que tu n’es censé·e qu’en utiliser une, mais je mets un demi-cercle de bougies autour de mon lit. Je veux être sûre qu’elles marchent. Je dis ma prière : Tout ce que je veux savoir c’est, peux-tu te rapprocher un peu de moi.

« Tu veux que je parte ? » ai-je finalement demandé à Tegan.

Tegan ne dit rien pendant quelques minutes. J’avais l’impression que mon estomac flottait au milieu de mon corps.

Au bout d’un moment qui ressemblait à des années, Tegan dit : « Oui. »

Puis Tegan dit : « Désolé·e. »

Je me suis sentie apaisée, que le problème soit enfin réglé. J’ai marché sous la neige pour prendre des nouilles laotiennes. Tandis que je portais les nouilles à ma bouche avec une main, je me servis de l’autre pour réserver un vol retour sur mon téléphone.

Je n’ai jamais pleuré. Je suis juste retournée à mes fanfictions, aux corbeaux. Je me sentais sevrée, sans jumelle, insomniaque de nouveau. Ça allait.

Statut de l’exorcisme : je veux bannir Tegan de mon corps – je suis prête pour que tu arrêtes de me hanter Tegan ! – mais je veux aussi faire une visio avec ellui, lui écrire une lettre, ou une fanfiction, quelque chose qui pourrait convaincre Tegan que je suis quelqu’une de bien, que nous sommes bien ensemble.

J’écris un mail à Tegan, puis un autre, puis un autre, puis un autre et j’en envoie certains, un peu au hasard, quand je ne peux pas m’en empêcher.

La nuit, je sens mes cuisses épaisses et collantes. Je sens le renflement de mon ventre, de mes seins. Je me sens répugnante. J’hyperventile.

Le jour, ma voix ressemble à une voix stupide de cruche.

Le jour, ma voix semble être la meilleure des voix, franchement Tegan est un·e idiot·e d’avoir abandonné cette voix, iel va sincèrement le regretter.

La nuit, j’imagine Tegan chauve et en colère contre moi.

La nuit, je consulte les vues de ma page de fanfiction et elles sont nombreuses, et je pense à comment Tegan est cellui qui m’a poussée à vraiment finir et poster de la fanfiction et tout ça me fait pleurer.

La nuit, je m’imagine prendre Tegan en cuillère et je me dis qu’on se fiche que Tegan soit un garçon.

Le jour, je me rase la tête. Je prends une tondeuse, je la mets sur deux, je laisse tous mes cheveux tomber par terre.

Le jour, je trouve une salle de sport et je commence à soulever des poids. Je peux me jumeler à Tegan.

Le jour, je suis prise au master d’art. C’est comme quelque chose sorti d’un rêve, quelque chose que je n’aurais jamais pu imaginer. C’est totalement financé. Iels me donnent une bourse.

La nuit, je pense à être là-bas, dans la ville universitaire du Midwest où vit Tegan, à regarder Tegan avoir un nouveau visage, un nouveau prénom, une nouvelle voix. Je pense à mon envie de prendre Tegan en cuillère.

Le jour, j’envoie un mail à Tegan et je lui dis que j’ai été prise au master et je demande si on peut parler. Tegan répond des jours plus tard.

Bravo pour l’admission ! Ainsi commence l’e-mail de Tegan. Iel recommence à faire l’universitaire protestant·e. Tegan dit que pour l’instant c’est mieux pour ellui de continuer à prendre l’air loin de moi, mais qu’iel me souhaite bonne chance pour faire mon choix.

La nuit, je veux tuer Tegan. Je veux attraper des poignées de muscles d’épaules grandissants de Tegan et les fourrer ensanglantés dans ma bouche. Je veux mâcher les muscles de Tegan.

Le jour, je pleure encore et encore. Je pense aux mastersd’art. Je pense aux collines jaunes et aux corbeaux. Les deux semblent impossiblement loin. J’ignore finalement la lettre d’admission, et les e-mails institutionnels qui suivent.

Le jour, j’arrête de me réveiller. Il fait trop ensoleillé dans ma ville, et de plus en plus le soleil rend ma tête lourde, mes yeux me lancent et j’ai l’impression qu’ils vont bruler hors de mon crâne.

Cet exorcisme ne fonctionne pas. Je pensais que j’arriverais à comprendre quelque chose de nouveau, mais la seule chose que je comprends c’est que j’aime Tegan. J’aime mon souvenir de Tegan, ou mon invention de Tegan, et je déteste la·e nouvelleau Tegan, le·a Tegan réel·le, qui ne s’appelle sans doute plus Tegan, ou plutôt, s’appelle comme Tegan s’appelait avant que je ne l’appelle Tegan.

Dans ma fanfiction, Angel ne peut pas supporter de vivre aux côtés d’une Buffy qu’il ne peut pas toucher, mais il ne veut pas une version vampire de Buffy non plus, donc il la mange entière, complètement, le sang d’abord et ensuite, noyant son visage affamé dans sa poitrine, il mord, fort, à travers la peau, à travers la chair, mâchant les fibres de ses muscles, déchirant ses veines, cognant ses dents à sa cage thoracique jusqu’à ce que ses lèvres atteignent son cœur, qui gicle et pulse,comme les cœurs font dans toutes les bonnes fanfictions. De la chair entre ses dents, Angel incorpore les prouesses au combat de Buffy, sa présence d’esprit. Ses dents continuent de grincer.

La fiction fonctionne pour l’instant.

Je peux constater que le cannibalisme est beaucoup plus drôle qu’un exorcisme, le cannibalisme peut prévenir le fait de devoir continuer cet exorcisme, qui commence à m’ennuyer. Je mets du rouge à lèvres violet et de grands anneaux à mes oreilles, ce qui rend super bien avec ma tête rasée. Je mets un binder de Pas-Tegan que j’ai volé et un débardeur, une petite veste en cuir, un jean slim, des bottes à plateforme. Je me regarde dans le miroir et je me sens sexy pour la première fois depuis toujours.

Je pince mes lèvres devant le miroir et je grogne. « Salut, je suis Sarah », dis-je sensuellement. Je danse un peu devant le miroir et me sens tellement dans mon personnage que ça me fait rire. J’attrape mon portefeuille et mes clés. Je ferme la porte derrière moi et je conduis, affamée, dans la nuit.

Palais de rêve

À présent tu es Sarah. Te voilà partie, tu dévales l’autoroute, short court remonté, cuisses épaisses étalées et suantes sur le cuir du siège conducteurice. C’est le désert, mais pas le genre rocailleux magnifique. C’est plutôt le genre tout brulé, exception faite de quelques buissons insignifiants. Tu es couverte d’une couche de graisse, qui provient de quand tu as forcé l’ouverture de ton pot de baume à lèvres fondu et qu’il t’a éclaboussée. À présent tu te sens comme un·e oiselleau dodu·e et juteux·se, comme si ta peau pouvait produire des bulles d’air croustillantes. Ta clim est tombée en panne, et tu te verses de l’eau dessus toutes les deux minutes. Ton rouge à lèvres est rose chewing-gum et tu portes des lunettes de soleil. Ton CD n’arrête pas de sauter et tu n’as aucun réseau dans le désert, ni radio ni téléphone. Tu fuis, sans attache, une fille et une voiture et mille dollars de pourboires que t’as économisés. Tu te dis que tu veux tout recommencer, et pourquoi pas de cette manière. De temps en temps, tu passes devant des panneaux pour des feux d’artifices, des flingues, du porno, et ensuite des heures de vide, un seul cactus, une tonne de sable.

Tu vois une enseigne qui dit PALAIS DE RÊVE. L’enseigne est connectée à un énorme bâtiment, un bâtiment qui est comme un grand magasin ou un petit centre commercial recouvert de franges argentées.

Tu aimes les palais et les rêves.

Tu marches encore et encore autour du bâtiment, mais tu ne vois pas de porte. On dirait que le bâtiment entier a été emballé dans du papier cadeau, donc peut-être que s’il y a une porte, elle est recouverte. Tu es convaincue que la brillance du bâtiment reflète le soleil sur toi et donc que tu le reçois deux fois plus fort et aussi tes cuisses frottent l’une contre l’autre et s’irritent et juste quand on dirait qu’elles vont vraiment se mettre à saigner et que tu n’en peux plus tu vois un endroit où le mur se ride pour former des marches, qui mènent à deux bulles gonflées nichées l’une contre l’autre. Tu prends une gorgée d’eau et tu grimpes, ravie de trouver des encoches en forme de doigt dans chaque pli, qui te font sentir en sécurité, comme si c’était la bonne manière de faire les choses. Quand tu arrives en haut, les bulles se touchent, mais, instinctivement, tu balances ta tête dans la fente entre les deux. Les bulles ne s’ouvrent pas pour toi. Tu essayes à nouveau. Sur le second lancer de tête, tu es aspirée entre les bulles par une espèce de force baveuse, et dieu bénisse le mélange de ton baume à lèvres et de toute la sueur car une fois que tu passes au travers, tu glisses complètement à l’intérieur. Seulement maintenant tu es coincée. Tu es dans une cavité étroite à peine plus large que ton corps, aux parois rouges qui ont l’air d’être faites de couches, comme des tissus, et vivantes. Tu sens ce qu’il se passe autour de toi, et les parois sont molles, avec des petites protubérances bosselées. Tu te rends compte que tu l’as fait : tu as réussi à retourner dans l’utérus. Tu te sens à la fois réconfortée et excitée, même si tu ne sais pas comment tu vas faire pour en sortir un jour. Tu veux être nue dans l’utérus donc tu t’attèles à enlever ton short et pousse ton entrejambe contre une protubérance bosselée qui, tu es surprise de le constater, répond pendant que tu te presses contre elle, comme oscillant contre et dans toi. Tu penses aux choses qui vivent dans le fond de la mer, les choses qui peuvent être agentes, ou qui peuvent juste être un paysage. Tout oscille en quelque sorte, et pulse autour de toi, et tu oscilles et tu pulses aussi.

Le temps s’arrête. Cela pourrait faire quelques minutes ou des jours que tu es suspendue, à pulser. L’une des protubérances algueuses s’agrandit et s’allonge, ondulant vers toi jusqu’à te pincer le nombril. Tu as un nombril profond, et c’est un peu perturbant quand la protubérance creuse pour ensuite s’enraciner, mais cela fait aussi du bien d’être connectée à l’espace ondulant et en pulsation autour de toi, de baisser les yeux et de voir ta peau se transformer en quelque chose qui ressemble à une algue rouge ou au tissu d’un·e mammifère. Cela fait du bien d’être complètement connectée à ce monde en pulsation. Toute pensée a cessé mais parfois tu vois des images : un·e alligator en tutu, une galaxie tourbillonnante, un·e cheval·e à bascule avec le visage de ta mère.

Quand l’utérus s’ouvre, tu es persuadée d’être devenue quelque chose d’autre. Cette chose qui est maintenant toi est poussée vers le bas le long d’une pente membraneuse rose, toujours étroite et en pulsation. Le doigt algueux auquel tu es reliée devient une épaisse anguille autour de laquelle tu enroules tes membres.

Toi et ton anguille glissez vers une cavité, youhouuu, et dans la cavité il y a deux filles lovées, avec des cuisses épaisses et des têtes de chat·tes.

Elles sont en position fœtale et tête-bêche. Cette cavité est faite de velours de canapé rouge pelucheux, plissé et froncé avec des morceaux de quartz rose, des coussins tout autour. Quand tu glisses à l’intérieur de la pièce, les filles émergent et se penchent directement sur ton nombril. Elles se lèchent les lèvres et s’avancent. L’une creuse avec ses deux paires de griffes, pendant que l’autre donne une sorte de coup de tête là où l’anguille rejoint le ventre et suce. Ça fait mal, mais c’est une sensation si précise et avide que c’est comme si c’était ce qui est censé se passer, et tu t’y laisses aller. De toute façon tu sais comment la naissance fonctionne – tu ne peux pas garder ton anguille pour toujours, même si tu aimerais bien. « Tu vas rester dans la Cabine Suceuse trois jours », murmure une fille chatte avec un accent allemand après t’avoir relâchée. Tu baisses les yeux et vois un trou vert-noir irisé au centre de ton corps. L’autre fille chatte est encore en train de le lécher pour le nettoyer, récoltant les derniers morceaux d’iridescence avec sa langue rugueuse. Elle cogne sa tête contre toi, te frotte avec sur tout le long de ton corps. Elle ronronne. Tout le monde ronronne, toi compris. Les filles continuent de te lécher, en te stimulant partout avec ce que tu comprends maintenant être leurs coussinets. Elles te malaxent et te griffent parfois, faisant jaillir du sang. Tu t’accroches à leurs ventres quand tu souffres de leurs griffes et elles repoussent doucement les tiennes. Les filles ont des bouches humaines et plusieurs rangées de seins humains en forme de ballons avec des petits cônes et des tubes qui pendent. Tu les suces tous. Certains déversent quelque chose ressemblant à un smoothie qui à un gout de banane et de sel. D’autres contiennent quelque chose ressemblant à une liqueur de sucette qui envoie ton esprit flotter dans une mer rose. D’autres sont remplis de quelque chose qui ressemble à de l’eau de mer. Tu penses je deviens primaire et ensuite tu ne penses plus du tout, tu es juste en train de sucer le smoothie de la mer et tu te sens vaporeuse. À la fin de ce que tu imagines être trois jours, les filles te lavent entièrement avec leur langue de chat·te et te poussent vers la sortie.

VOOUSSHH tu glisses et tu glisses tout droit jusque dans une cavité qui est une pièce et dans la pièce tu peux seulement ramper sur le parquet éraflé. Tu es entourée par des chaussons plats en cuir, des chevilles soignées, des jupes corail flottantes. Tu entends des rires haut perchés et des éclats de verre qui tintent au-dessus. Tu veux un verre mais tu te rends compte que tu ne peux pas te tenir debout. Tu t’affales en position fœtale et suces ton pouce. En faisant ça, tu rentres en collision avec une cheville. Le visage d’une rousse apparait à côté de la cheville et dit « gazougazougazou » et « areu-areu » et te chatouille. Quelqu’une avec un carré plongeant se penche et te ramasse. « Qu’est ce que tu fais ici ? elle crie. Tu n’as rien à faire ici. » Iels te mettent sur leur épaule et te donnent une fessée avant de t’emporter vers une ouverture noire et pulsante qui t’avale.

Tu es entrainée d’une façon contrôlée et musculaire, quasiment intestinale, ballotant dans un liquide putride, puis tu te retrouves à ramper sur de la moquette, te relevant peu à peu, jusqu’à marcher. Le vestibule sent le moisi. Tu entres dans une pièce faite de vieilles dalles miteuses en mousse d’école maternelle, autrefois blanches, où il y a des bouts d’ordinateur partout. Une grande butch aux cheveux longs se retourne. « Salut salope », elle dit. Ça t’excite immédiatement. Ce qui est étrange, tu t’en rends compte, c’est que c’est la harceleuse de ton école primaire, adulte. Elle t’attrape par les deux bretelles de ta brassière de sport et enroule ses doigts autour de ta gorge en enfonçant son autre main dans ton short. Tu es super contente de la tournure que prennent les évènements. Elle fourre ses doigts dans toi et pendant qu’elle te baise, elle continue de te tenir par la gorge. Quand elle enlève son pantalon tu es déroutée de voir sa bite parce que tu étais pourtant sûre qu’elle n’en avait pas étant enfant quand elle te pissait dessus à la récréation ; « Où tu l’as eu ? tu murmures. — Cet enfant dans notre classe qui est mort me l’a léguée dans son testament elle explique. Il s’est avéré que c’était un féministe. » Elle te retourne ensuite, te penche sur le bureau couvert de câbles et de pièces d’ordinateur. « Pourquoi ? elle dit, T’en veux une ? » et ensuite elle rigole et rigole. Elle utilise les câbles pour entraver tes mains puis te baise. On dirait qu’elle te baise pendant des jours mais c’est aussi trop tôt quand elle se retire et demande : « Rampe. » Tu rampes vers le vestibule en moquette qui sent le moisi pendant que la harceleuse de l’école primaire te frappe avec une cravache et ricane, et pour finir elle te lâche dans un trou stérile, une goulotte.

Tu tombes et tombes tout le long de la goulotte comme si tu tombais dans l’espace et c’est sombre et ça fait un peu peur mais de la poussière d’étoile tourbillone dans le trou noir autour de toi et des limaces géantes en costume de l’espace t’attrapent sous les bras et tu tourbillones doucement, toi aussi. D’une certaine manière tu te sens détendue.

Tu es délicatement installée sur une table d’opération, et des genres d’extraterrestres de dessin animé avec des masques de chirurgien·ne ouvrent la fermeture éclair de ton ventre (qui est maintenant une sorte de matière gélatineuse semi-translucide), en retire une chèvre semi-translucide d’une matière assez similaire, un escarpin en cuir bordeaux et un·e poisson·ne qui se débat, irisé·e avec des lèvres rouges en forme de bisou de dessin animé. Tu es placée sur une civière et emmenéeà travers l’obscurité totale. Ça va vite et ça te rend nerveuse et tu montes, montes, montes jusqu’à finalement te retrouver dans une pièce aérée blanche, une pièce qui respire. Il y a un haut plafond vouté, et des poutres et des objets en peluche pastel partout – des plaids, des poufs et des oreillers, beaucoup de choses tricotées. Ça sent le baume au citron, la sauge. Taon ex est sur le lit sous des couvertures patchwork à motifs. « Salut, tu dis. — Salut », iel dit. Tu rampes sous les couvertures. Vous portez toustes les deux des liquettes en coton blanc comme si vous étiez à l’hopital ou que vous étiez des bébés ou dans Peter Pan. Tandis que la pièce respire autour de vous, vous commencez à respirer à son rythme et finissez par vous synchroniser toustes les deux. Tu as l’impression que vous êtes jumelle·aux dans un incubateur et tu te dis, maon ex est tellement belleau et ensuite après des heures ou des jours, iel a juste l’air quelconque, comme n’importe quelle autre personne. « Je dois y aller », tu dis et tu remarques pour la première fois que l’un des trucs en tricot autour de toi est une paire de bulles en tricot qui se touchent contre le mur. Tu te diriges vers elles, tu t’insères facilement dans la cavité tricotée, tu trouves des poignées auxquelles tu t’accroches, et tu dévales un toboggan en métal, directement jusqu’à ta voiture. Tu montes et sais exactement où tu veux aller.

La première Sarah

La première Sarah avait les cheveux noirs et bouclés qui lui tombaient à la taille, et quand elle tournoyait, ils attrapaient le vent et devenaient un parachute de cheveux, flottant et ondulant. C’est à ça qu’elle ressemblait la première fois qu’Abey tomba amoureux d’elle, en pleine pirouette, absorbée par une branche d’arbre déployée, des pétales de fuchsia qui pleuvaient : une vision. Sarah ne s’appelait même pas Sarah ; on l’appelait encore par son prénom de naissance, Sarai, mais ce nom aux consonances guerrières ne lui allait pas, du coup quasiment tout le monde l’appelait Sari.

Abey et Sari avaient un papa en commun, et donc Abey connaissait bien sûr Sari depuis sa naissance, mais enfant, Sari portait des petits pantalons et une kippah et ses boucles étaient tondues à part ses papillotes. Abey était allé étudier ailleurs et quand il revint après des années, Sari était passée d’un garçon peu remarquable à une fille magnifique, c’est pourquoi Abey ne reconnut pas sa demi-sœur tournoyant en dessous de l’arbre à fleurs ; il s’est simplement dit, cette fille qui tournoie sera ma femme.

Sari était d’avant que Dieu crée le binarisme de genre. On le sait : dans toutes les peintures, tout le monde a des bites et des muscles parfaits ou alors des courbes et des fentes nettes, mais dans les faits, ce n’était pas comme ça. En fait, les organes génitaux pouvaient ressembler à un bourgeon, ou à un bourgeon qui éclot, à une courgette, ou plus à une grappe de baies, à une anémone ou à uneétoile de mer ou à une paire de concombres de mer. Les corps venaient avec toutes sortes de combinaisons desurfaces planes et de bosses. Les gens s’identifiaient à des façons de s’habiller masculines ou féminines, en accord ou non avec leurs organes génitaux et leur type de corps, et personne ne s’offusquait encore de ça.

L’organe génital de Sarah ressemblait à une jeune courge d’été et celui d’Abey à une courgette trop mûre, et bien que ce n’était pas forcément la combinaison d’organes génitaux la plus courante pour un couple d’amoureux·ses, ce n’était pas non plus très important. Iels se marièrent.

C’était étrange, pensait Sari, que la joie qu’éprouvent les filles dans leur propre liberté était si souvent la chose qui donnait envie aux hommes de les transformer en épouses. Sari n’était pas particulièrement pressée de se marier, mais elle savait que c’était inévitable, et Abey était un gentil garçon et sa mère approuvait, ce qui importait à Sari. Ce n’était pas un sujet d’épouser son demi-frère à cette époque ; il n’y avait juste pas assez de gens sur Terre pour que l’on commence à être tatillon·ne concernant l’inceste.

Sari était tellement jolie, et elle se ravissait du monde qui l’entourait, ainsi Abey s’en ravissait lui aussi. Sari et Abey partirent en lune de miel pendant des années, errant à travers le désert, profitant de la sensation du soleil sur leur peau. Iels ramassaient du sable et le laissaient couler en scintillant entre leurs doigts. Iels tranchaient des cactus et les grillaient sur un feu et iels se nourrissaient l’un·e et l’autre de ces cactus tranchés, grillés sous les étoiles. Sari tendait ses jambes en l’air et Abey durcissait en voyant la petite étoile rose entre les fesses de Sari et il poussait les genoux de Sari derrière ses oreilles et les ischio-jambiers de Sari la brulaient et ça lui faisait du bien, elle haletait de plaisir et Abey entrait en elle et elle se sentait si pleine si pleine. Abey et Sari mettaient leurs doigts, puis leurs parties cucurbitacées dans la bouche l’un·e de l’autre et s’endormaient dans une couche rêveuse d’éjaculation, de bave et de sable brillant. Iels montaient des chameaux et identifiaient les formes des constellations que les étoiles faisaient – des cactus, des châteaux et des nuages. Abey et Sari étaient les premièr·es cartographes des étoiles.

Au bout d’un moment, Abey et Sari rentrèrent de leurs aventures en plein air. Il était temps de se poser. Leur père le leur dit, et Dieu aussi. Iels ne pouvaient pas passer toute leur vie à flâner, à cueillir des fruits sur les arbres et à jouir partout l’un·e sur l’autre ; iels étaient Spécialeaux, du moins Abey l’était – il était destiné, lui dit Dieu, à être le père de nombreuses nations. Cela déconcertait Sari – comment allait-elle donner naissanceà plusieurs nations ? – mais Abey ne cessait d’insister sur le fait que Dieu allait faire un miracle. Sari croyait Abey – Dieu faisait tout le temps des miracles autour d’elleux. De plus, l’anatomie n’était pas encore totalement comprise, du coup personne ne savait vraiment dans quels compartiments internes les bébés grandissaient et donc Sari et Abey avaient une perspective qui différait de la nôtre quant à ce qui est possible. Iels savaient juste que les trous externes étaient mystérieusement connectés à des tubes et des cavités internes, il ne semblait donc pas impossible qu’un·e petit·e bébé puisse prendre racine dans une des cavités de Sari. Sari avait un petit ventre rond et au moins un trou qui n’était pas la bouche par lequel des choses de l’extérieur pouvaient entrer et sortir du ventre, transformées, et cela semblait peut-être suffisant.

Sari et Abey emménagèrent donc dans une jolie maison avec des sols en pierre fraîche et d’épais tapis tressés et des arbres fruitiers en abondance et des animaleaux. Iels avaient des serviteureuses pour frotter les sols et amener de l’eau fraiche, soigner les animaleaux et aider pour cuisiner – pourtant, Sari aimait toujours cuisiner ; transformer des choses de la terre en quelque chose de comestible la rendait heureuse.

Sari adorait l’idée d’être enceinte. La vérité, c’était qu’après quelques années, elle se sentait fébrile dans cette vie installée. Abey allait au travail et Sari restait à la maison et trainait et cuisinait un peu et avait l’impression que chaque jour avait trop d’heures. Un·e bébé, pensa-t-elle, lui donnerait une raison d’explorer à nouveau – chanter, flâner, tourbillonner, cueillir des fruits aux arbres. Elle visitait Abey dans sa chambre, dans la plus onctueuse et soyeuse des nuisettes et faisait la chatte sur le lit ou ramenait ses genoux contre sa poitrine et pinçait ses lèvres avec sensualité. Une fois qu’Abey avait fini, elle mettait ses pieds sur le mur dans la chambre d’Abey pendant qu’Abey priait et chantait ses Baroukh ata.

Mais la prière ne marchait jamais. Aucun·e enfant ne prenait racine dans les mystérieuses cavités internes de Sari. Abey était de plus en plus frustré. Il mangeait trop de gâteaux et buvait trop de vin et dormait mal. Il en voulait à Sari d’être un obstacle à sa destinée. « Je suis censé être le père de nombreuses nations, gémit-il.

— Que dit Dieu mon chéri ? demanda Sari aussi doucement que possible, en massant le dos d’Abey.

— Je lui parlerai », dit Abey d’un ton macho.

C’était l’hiver, et les pluies ne vinrent jamais. La terre fut mise en jachère. Le blé ne germa jamais, et aussitôt qu’elles apparaissaient les feuilles vertes se ratatinaient et jaunissaient.

Les moutons tombaient malades et devenaient maigres, et le grain séché pour nourrir les poulets venait à manquer. Sari était en train de faire frire des œufs que les serviteureuses avaient ramenés du poulailler, quand Abey entra dans la cuisine.

« J’ai parlé à Dieu, annonça Abey.

— Ah oui, qu’a-t-il dit chéri ? demanda Sari en retournant un œuf.

— Il a dit que nous devrions aller vers le sud en Égypte, où nous pourrions faire des provisions.

— Qu’est-ce que ça veut dire, faire des provisions ? demanda Sari en dressant leurs assiettes.

— Je ne suis pas sûr, dit Abey. De toute façon, un voyage serait une bonne chose.

— Je pense aussi », dit Sari.

Des chameaux tiraient la charrette qui emmenait Abey et Sari vers le sud, en Égypte. Dans la charrette, le soleilles illuminait. Sari s’assit derrière Abey, le chevauchantavec ses longues jambes nues pendant qu’il conduisait, embrassant la sueur sur ses épaules découvertes. Le soleil cognait ; leurs corps glissaient et luisaient. Le soir, Sari fit un feu sur lequel Abey cuisina des patates et de l’oie et, plus tard dans la nuit, Sari et Abey observèrent les petites petites étoiles dans le sombre sombre ciel et Sari dit : « Je vois une tête de cerf » et Abey dit « Je la vois aussi » et encore plus tard dans la nuit, Sari enroula son corps sur la bosse d’un chameau endormi et jeta un regard séduisant à Abey ; Abey glissa en elle par derrière, tint ses hanches et poussa comme s’il essayait de vivre dans son corps. Durant les nuits de leur voyage dans le désert, personne ne pensait aux bébés ou à leur héritage ou aux futures nations et leur amour semblait frais à nouveau.

En Égypte, Sari et Abey furent reçu·es dans le palais d’un roi. « Je suis Abey et voici ma sœur Sari », dit Abey. Il ne savait pas pourquoi il avait présenté Sari comme étant sa sœur. Ce n’était pas faux, mais il lui semblait plus correct de présenter Sari comme sa femme. Il se demandait si « épouse » lui donnait trop l’air d’être une propriété, et si « sœur » faisait d’elle une individue autonome et presque égale. Pour une raison ou une autre, il se rendit compte qu’il aimait mieux penser à elleux comme des frères et sœurs plutôt que comme mari et femme. « Nous sommes en pleine famine, expliqua Abey, et Dieu nous a ordonné de venir à vous. Nous avons apporté des tapis et des épices. »

Le roi ordonna qu’un festin soit cuisiné, du canard et du riz, de la salade de concombre, du man’ouché au za’atar et du vin dans des coupes, de la baklava au chocolat.Un grand nombre de serviteureuses apportaient des plats éblouissants et les enlevaient. Les hommes parlaient des remèdes contre la famine et de politique internationale pendant que Sari était assise en silence, essayant de manger son canard et son riz délicatement, bien qu’elle fût affamée après de nombreux jours de voyage dans le désert. Abey vit la manière dont le roi et son fils regardèrent Sari pendant le repas, comme si c’était elle qu’ils auraient préféré manger.

« C’était brillant de me présenter comme ta sœur », murmura Sari plus tard, dans le couloir devant leurs chambres à coucher adjacentes.

« Brillant ? demanda Abey.

— Eh bien, je suis très belle », expliqua Sari en battant des cils exagérément. Elle réalisa qu’Abey avait le cœur pur et n’était pas aussi astucieux, et qu’il n’avait probablement pas planifié tout ça. « Et maintenant que je suis célibataire, ils voudront quasi certainement ma main en mariage pour un des fils du roi. Ils nous donneront des cadeaux pour convaincre Papa, et nous survivrons à la sécheresse.

— C’est pour ça que Dieu nous a envoyé·es ici ! » comprit Abey. Alors que beaucoup de gens croyaient en un Dieu qui s’occupait de toustes ses bébés équitablement, Abey savait qu’il était l’Élu, le Spécial, un véritable fils pour Dieu. Dieu l’avait choisi pour être le père de nombreuses nations après tout, et il n’aurait pas de problèmes à duper un roi moins important pour lui prendre quelques animaleaux et céréales, afin de donner naissance à ces nations.

En effet, le matin suivant, le roi demanda à Abey s’il voulait bien donner Sari en mariage à son fils. « Je suis honoré, dit Abey. Mais ce n’est pas à moi de donner cette permission. Renvoie-nous avec des cadeaux pour notre père. Il cherche un mari pour Sari et il est très difficile. Mais je connais mon papa. Il sera convaincu par des cadeaux qui montrent que Sari aura une vie riche et prospère. Renvoie-nous avec des cadeaux qui l’assurent de cela, et il dira oui.

— Partez dès maintenant alors, dit le roi, pour que nous puissions avoir une réponse bientôt. »

Le roi ordonna à des serviteureuses de charger le charrette d’Abey et de Sari avec de la nourriture qui pourrait les aider à traverser la sécheresse : des figues et des abricots secs, des sacs de riz, des meules de fromages, des grenades, deux agneaux à tuer, deux bébés chèvres pour le lait. Le roi offrit aussi un chameau en plus, pour tirer la charrette, dorénavant assez lourde.

Quand la charrette fut chargée, le fils du roi émergea de sa chambre avec une fille, à peine adolescente, qu’il dirigeait par les épaules. La fille marchait timidement, avec ses yeux de biche aux longs cils noirs. « C’est Hagar, dit le fils du roi. C’est la fille de la domestique de ma mère. J’aimerais l’offrir à Sari. »

Hagar s’agenouilla sur le sol en pierre, inclina sa tête, et baisa les pieds de Sari.

« Oh chérie, dit Sari. Ce genre de servilité n’est pas nécessaire. Nous sommes des gens très décontracté·es. Viens, lève toi. » Sari attrapa les mains d’Hagar et l’enleva de ses pieds. « Merci beaucoup, dit Sari au fils du roi en mettant ses bras autour d’Hagar. Je n’ai jamais eu de fille à moi auparavant. »

* * *

Sur la route du retour, Sari reprit sa position avec ses jambes derrière Abey, et Hagar s’assit dans le fond avec les bébés animaleaux. « Que va-t-on dire au roi ? » demanda Sari.

« On lui dira juste que Papa t’a trouvé un garçon de chez nous pendant notre absence et que nous sommes vraiment désolé·es », dit Abey en haussant les épaules.

En regardant Hagar descendre de la charrette devant la maison en pierre, Sari se sentit de nouveau frappée par la jeunesse d’Hagar, cette enfant envoyée si loin de tout ce qu’elle connaissait. « Viens ma chérie, tu as fait un long voyage. Pourquoi ne dinerions-nous pas toustes et ensuite nous enverrons quelqu’un·e te montrer les quartiers des serviteureuses. »

La présence d’Hagar rajeunissait Sari. Sari avait montré à Hagar comment trancher et griller des cactus, elle allait marcher avec Hagar et récoltait des dattes et des figues. Sari apprit à Hagar à intensifier son regard avec du kohl et lui montra à quel point c’était agréable de tournoyer sous des arbres en fleurs au printemps. Elles tournoyaient côte à côte sous le bleu bleu ciel. Hagar donnait des bains à Sari dans une grande baignoire en métal, versant des coupes d’eau sur la nuque et les épaules de Sari, frottant avec du savon sous les bras de Sari. Hagar tressait les cheveux bouclés de Sari et étalait des crèmes florales sur la peau de Sari. Ni Hagar ni Sari ne savaient lire, mais elles inventaient des histoires à propos de filles, de grenouilles, de princes, de sorcières et de chat·tes effrayant·es et se les racontaient l’une à l’autre encore et encore, promettant de se souvenir de tous les détails que l’autre oubliait, comblaient les lacunes de l’autre jusqu’à ce qu’on ne puisse plus savoir qui inventait l’histoire et qui comblait les lacunes.

Pendant les balades, elles inventaient des noms pour les fleurs sans noms. Flipsissirilla, cupthula, wisteria, pudus.

Dans la baignoire, Hagar savonnait le dos de Sari et frottait les peaux mortes de ses talons avec des pierres. Un jour, Sari demanda à Hagar de la rejoindre dans la baignoire, et ce jour-là, elle vit pour la première fois ce qu’il y avait entre les jambes d’Hagar, elle vit ce qui ressemblait à deux limaces blotties l’une contre l’autre.

Quand Sari n’arrivait pas à dormir, elle demandait à Hagar de venir l’enlacer : cela n’aurait pas été appropriéd’entrer dans la chambre de son mari et de le réveiller juste pour ça ; Abey avait un travail tellement important à faire, alors que ça, c’était totalement le travail d’Hagar, justifiait-elle. Hagar se mettait en cuillère derrière Sari et lui massait les épaules et lui murmurait des mots doux comme « Vous partez à la dérive sur une nuée de nuages en forme de dragon, Maitresse, et vos cheveux sont faits de longues plumes », jusqu’à ce que Sari dorme, et Sari savait que c’était pour ça qu’elle voulait une fille, pour tout ça.

À mesure que les années passaient, Abey se décourageait. « Je suis censé être le père de nombreuses nations, soupirait-il » comme hébété.

« Là, là, mon cœur », disait Sari. Elle vivait une nouvelle jeunesse avec Hagar, elle cuisait des tartes aux fruits expérimentales et buvait du thé sous la lune. Elle ne pensait pas beaucoup aux futures nations.

Pourtant, Sari était triste de son mariage. Elle souhaitait qu’Abey lui explose à la figure, une sorte de déferlement d’émotions qui au moins signifierait qu’iels étaient connecté·es, mais au lieu de ça, il la saluait de manière distante, absorbé par son travail. Abey commença à se retirer dans sa chambre à la fin de la journée pour dinerseul. Sari visitait la chambre d’Abey une fois par semaine, la nuit de Shabbath, pour du sexe reproductif et répétitif, du sexe durant lequel Abey pompait mécaniquement et gardait les yeux au mur.

Tandis que se succédaient les années et les tentatives, le sexe était de pire en pire. Auparavant, Abey avait l’habitude de frotter et de sucer la bébé courge de Sari jusqu’à ce qu’elle gicle d’un plaisir irrésistible, il avait l’habitude généreuse de lentement mordre ses tétons et de longuement caresser ses fesses, mais récemment Abey ne prêtait attention qu’au trou de Sari, à la partie qui semblait nécessaire à la production d’enfants. Et étant donné que Sari ne produisait aucun·e enfant, elle trouvait cela extrêmement peu excitant.

Finalement, la magie d’avoir une fille à ses côtés s’usa un peu, elle aussi.

« Je m’ennuie, dit Sari.

— Je m’ennuie aussi, confessa Hagar.

— J’aimerais qu’on ait un·e bébé », dit Sari. Elle n’avait pas voulu dire « on » mais une fois que ce fut sorti de sa bouche, de nouvelles choses devinrent possibles. Elle regarda le visage d’Hagar et vit une lueur, Hagar aussi prenait conscience des possibilités.

« Oui, dit Hagar. J’aimerais ça aussi, Maitresse.

— Nous aurons à convaincre Abey que c’est son idée », dit Sari.

Le soir du Shabbat suivant, Sari visita Abey dans sa chambre.

« Tu penses que c’est sans espoir ? demanda Sari, après qu’Abey eut fini. Nous essayons depuis tellement d’années.

— Nous devons continuer à essayer », dit Abey, mais ses yeux n’étaient que des plis, avec des poches en dessous de la taille de ses yeux, et il semblait résigné. « Tu le sais, Sari.

— Argh, s’exclama Sari, en ramenant ses poings le long de son corps. J’ai juste l’impression que c’est de ma faute, que c’est mon corps le problème. J’ai vu ce que Hagar a, et tu sais à quoi ça ressemble en bas ? Ce sont deux petites limaces dodues, nichées ensemble, et on dirait que ces limaces se nichent pour protéger un trou, un trou qui remonte jusque là où le·a bébé vit, et peut-être que je n’ai juste pas ce trou.

— Bien sûr que tu l’as, bébé, dit Abey, caressant Sari entre les épaules. C’est juste ici », dit-il en pressant tendrement sa petite étoile rose.

Sari commença à pleurer encore et encore, des vraies larmes. Ce n’est qu’après avoir décrit les limaces d’Hagar à voix haute qu’elle sut qu’elle n’avait pas ce qu’il fallait pour faire un·e bébé. Abey l’enlaçait pendant qu’elle pleurait de son inaptitude, de sa propre stupidité durant toutes ces années, d’avoir ruiné la destinée d’Abey, de son mariage dissous, et cætera. Jusqu’à ce qu’elle s’endorme dans le lit d’Abey.

Le lendemain, Abey demanda à diner avec Sari. Cela faisait longtemps. De l’agneau et du taboulé de riz furent préparés, et on servit du vin.

« Du coup, j’ai parlé à Dieu », dit Abey.

Sari leva les sourcils dans l’expectative.

« Il veut que je te demande quelque chose. » Il regarda profondément dans les yeux de Sari et toucha sa main. « Tu me prêterais Hagar ? Je veux dire, pour porter notre bébé ? »

Sari feignit la surprise. Elle posa son verre de vin. « Wow, dit-elle. Je dois y réfléchir. Ça serait dur », dit-elle, se rendant compte que c’était le cas.

— Elle serait juste un cuiseur externe pour bébé, dit Abey. Pour notre bébé.

— Ok, dit Sari.

— Chérie, écoute, dit Abey en caressant sa main. Hagar est notre propriété. On peut la mettre à la tâche qui nous sert le mieux. En plus, c’est ce que Dieu suggère.

— C’est une suggestion qui fait vraiment sens, dit Sari. Baruch HaShem », ajouta-t-elle, sentant que juger la logique des suggestions de Dieu était peut-être irrespectueux de sa part.

« Dors cette nuit et penses-y, dit Abey. C’est ta décision. »

Sari dormit seule cette nuit-là. C’était son idée qu’elle avait semée dans l’esprit d’Abey, et maintenant elle détestait cette idée. Le matin suivant, Sari était assise à sa coiffeuse, se bouclant les cheveux avec un peigne en conque-araignée et réfléchissant, quand Hagar arriva avec des draps propres. « Abey est d’accord avec le plan », dit froidement Sari, regardant furtivement Hagar dans le reflet du miroir. « Tu viendras avec moi au prochain Shabbat dans la chambre d’Abey et il essayera de mettrenotre bébé en toi. » Le « notre » était vague et Sari aimait bien ça comme ça. Cela laissait ouvert le fait que Hagar soit incluse ou non dans la parentalité du·de la·e bébé.

Hagar s’agrippa aux draps qu’elle tenait, et se figea. « Ce n’était pas le plan », dit-elle doucement.

Pendant qu’elle enroulait une mèche de cheveux autour de son doigt et l’épinglait en arrière, Sari continuait de regarder Hagar dans le miroir. « Nous n’avions pas préparé de plan, dit Sari. De toute façon, ce n’est pas à nous de faire des plans.

— Le plan… commença Hagar. Peu importe. » Hagar voyait bien que Sari était distante et vexée. Elle baissa la tête et fit les coins du lit.

Le plan d’Hagar, qu’elle pensait compris par Sari, de par leur connection psychique et leur communication subtile, venait de Mère Nature. Mère Nature, une grosse gouine velue et suintante qui en avait marre que Dieu ait le dessus. « Je ne suis pas fan de ce Dieu, dit Mère Nature à Hagar. Il essaye toujours de diminuer les choses pour les mettre au niveau de son ego. La terre est magnifique, des fruits partout, de l’eau qui coule, manger et baiser continuellement et allégrement à chaque étape de l’existence, une splendide palpitation cacophonique sans fin d’attirance et de recherche et d’avalement et de fusion et de naissance, mais ce Dieu, il veut que tout soit contenu et organisé, dit Mère Nature. Il va finir par me tuer, à assécher les cascades, stériliser les sols et tuer toutes les minuscules créatures qui font pousser les fruits, tuer tous les petits champignons supers qui permettent aux plantes de parler entre elles et avec les créatures qui les mangent. Si cela ne tenait qu’à Dieu, personne ne recevrait jamais aucun message des plantes, et voilà, je suis morte. » Mère Nature voulait qu’Hagar et Sari fassent le·a bébé, et laissent Abey en dehors de tout ça. « Je ne suis pas favorable aux nations, dit Mère Nature à Hagar. Les lesbiennes devraient être les mères des futur·es humain·es de cette Terre. Et Sari et toi serez en capacité d’avoir un·e bébé. »

Une fois que Sari accepta de prêter Hagar, Abey redevint chaleureux avec elle. Avec l’affection d’Abey, Sari se mit à regarder les choses différemment. J’aime Hagar et j’aime Abey, pensa Sari. Peut-être que ça serait bon de les voir s’aimer l’un·e l’autre.

Nous savons que la scène dans laquelle Abey, Sari et Hagar couchent ensemble a été aseptisée dans ce livre qu’on trouve dans chaque tiroir de table de nuit d’hôtel, ensuite repris de manière très sinistre dans The Handmaid’s Tale, mais sachez-le : Sari ne se tenait pas derrière Hagar en lui tenant chastement les mains. Nous n’allons pas tout décrire ici, mais nous pouvons vous dire que ça a commencé avec Hagar qui faisait la chatte, Abey derrière elle et Sari face à elle, et que ça a fini dans un amas désordonné des trois, évanoui·es, leurs membres aux quatre coins du lit.

À partir de ce moment, iels dinèrent ensemble, Hagar à côté de Sari et Abey en face.

« Hagar est comme une extension de toi maintenant, bébé dit Abey. Elle est ton utérus. »

Cette affirmation dégouta Sari et Hagar à la fois, qui, pour des raisons différentes, tenaient à voir Hagar comme une personne à part entière.

Après le diner, Hagar suivit Sari dans sa chambre pour défaire ses cheveux.

« Tu penses que tu es enceinte, chérie ? demanda Sari tandis que des mèches bouclées se libéraient de leurs épingles.

— Bien sûr que non, répondit Hagar. Un·e enfant ne peut prendre racine que lorsque la Lune est nouvelle, au moment où elle est noire, ou bien quand il ne reste que le plus minuscule éclat de croissant. » Elle détacha une épingle à cheveux. « Nous avons fait notre affaire lors d’une demi-lune.

— Si tu savais que ton corps ne serait pas en mesure de concevoir lors de la demi-lune, dit Sari, clairement exaspérée, pourquoi as-tu voulu que nous nous engagions dans une telle activité ?

— Vous ne vous êtes pas amusée ? » demanda Hagar, un coin de lèvre se relevant en sourire, que Sari pouvait apercevoir dans le miroir en face d’elle.

Sari soupira. « Ça complique la dynamique.

— Ou ça pourrait simplifier la dynamique, dit Hagar, en commençant à brosser les cheveux de Sari. « Maitresse ? dit Hagar. J’ai un plan, voilà ce qu’il faut faire. J’aimerais vous le dire, mais j’espère que vous ne vous fâcherez pas.

— Je suis déjà un peu fâchée, chérie, dit Sari.

— Je pensais que vous et moi on pourrait le faire, dit Hagar rapidement, avec un enthousiasme enfantin qu’elle ne pouvait contenir. Je me disais qu’on pourrait faire les nombreuses nations ensemble. Je pense qu’on le peut. »

Sari était abasourdie. Elle n’avait pas considéré qu’elles pouvaient faire un·e bébé toutes les deux. Mais elle aimait l’idée de ne plus être écartée de la très Spéciale fabrication du·de la·e bébé. « Ce n’est pas ce que Dieu veut, dit Sari.

— Eh bien, Abey n’aura pas à le savoir », essaya Hagar nerveusement.

Sari mâchonna une épingle à cheveux et réfléchit. « C’est une bonne idée, dit-elle. Fais en sorte que cela arrive s’il te plaît. »

Quand la Lune fut vide, Hagar allongea Sari sur le lit dans un peignoir en soie crème, comme une belle vierge, et s’accroupit au-dessus du centre de Sari. Les limaces du centre d’Hagar s’écartèrent afin de sucer la petite courge d’été rose entre les cuisses de Sari et lacaverne musculaire que les limaces d’Hagar protégeaient avala et Sari gémit et Hagar balança ses hanches et cria commesi elle était possédée. Sari hurla et Hagar absorba la potion d’eau de mer qu’elle savait se trouver là, qu’elle savait capable de faire un·e bébé durant la Lune noire.

Pendant la grossesse, Sari frottait les pieds d’Hagar et lui commandait des thés spéciaux. Elle invitait Hagar à dormir contre elle, pour qu’elle puisse la tenir contre son centre et murmurer à leur bébé, pour qu’elle puisse sentir son premier coup.

« Vous êtes vraiment faites de la même chair vous deux », remarqua Abey bibliquement, voyant Hagar et Sari se blottir l’une contre l’autre autour du ventre de huit mois d’Hagar.

« Berk », murmura Sari quand il partit. Les deux femmes rirent.

Quand Ishmael naquit, Abey dit qu’il ressemblait à Sari. Il essayait seulement d’être gentil, mais c’était vrai. Ishmael avait les boucles lâches de Sari et ses yeux de chatte clairs, le nez plus droit d’Hagar et ses lèvres pulpeuses. Sari et Hagar sentaient chacune un sentiment profond de connexion, et même de propriété envers le bébé. Abey aussi, bien sûr.

« Dieu est tellement content que tu aies enfin donné naissance à mon bébé qu’il aimerait changer ton prénom, dit Abey à Sari. Du fait de ton grand sacrifice, Dieu veut te donner un prénom plus féminin, dit Abey. Il aimerait te renommer Sarah. »

Mère Nature était enchantée de la naissance d’Ishmael. Elle croyait que les mères lesbiennes empêcheraient la construction des nations, qu’à partir de maintenant, l’humanité regarderait en l’air vers les branches des arbres, trancherait et grillerait des cactus, jouirait partout les un·es sur les autres dans le sable, mangerait des champignons magiques qu’elle aurait parsemés ça et là afin que tout le monde puisse parler aux plantes. Les cascades de Mère Nature déferlèrent pleines d’écume en célébration ; ses trous boueux bouillonèrent d’humidité ; ses cigales sortirent de leur carapace et chantèrent ; les plus minuscules créatures des sols surgirent avec le désir de fusionner et d’avaler et de donner naissance, et quelque part, un volcan explosa de joie.

Pendant les premières années, plus de fruits poussèrent, plus de pluies tombèrent et Hagar et Sarah étaient heureuses. Chacune sentait la dissolution qui vient avec une nouvelle maternité. Elles sentaient que leurs extrêmités étaient indistinctes entre le bébé, le fruit, le sable, l’une, l’autre. Sarah fit d’Hagar sa domestique personnelle pour qu’elles puissent toutes les deux paresser, inventer des histoires et les raconter au bébé, se câliner, offrir à Ishy différent·es fruits et fleurs du désert, l’observer et rire lorsqu’il écrasait les couleurs parfumées sur son visage. Hagar allaitait et Sarah berçait le bébé pour qu’il s’endorme. Iels s’endormaient en cuillère toustes les trois.

Abey adorait voir la proximité entre le bébé, sa mère et sa nourrice. Lui et Sarah étaient en pause de sexe post-bébé. Parfois, Sarah et Hagar complotaient sur la manière de faire venir Abey afin de les servir sexuellement, mais à la place, elles finissaient par rire puis s’embrasser, se faire des câlins et parfois se frotter paresseusement l’une l’autre jusqu’à l’orgasme, pendant qu’Ishy dormait dans son berceau.

Mais après qu’Ishmael eut commencé à parler, Abey invita Sarah à un diner solennel. Sarah enleva sa robe de chambre à fleurs, mit une robe ajustée et rejoignit Abey pour du canard, des tubercules et du vin.

« C’est merveilleux qu’Hagar soit si présente dans la vie du bébé, dit Abey.

— Absolument merveilleux, dit Sarah.

— Et que tu sois si à l’aise avec le lien qui existe entre Ishmael et elle, ajouta-t-il.

— C’est vrai, dit Sarah nerveusement en remuant son vin dans son verre.

— Vraiment, c’est beau à voir, dit Abey, en servant à Sarah du canard d’un grand plat. Mais maintenant que l’enfant est sevré, je pense qu’il est temps qu’Hagar retourne dans les quartiers des serviteureuses, et qu’Ishmael ait sa propre chambre. »

Sarah ne voulait pas que les choses changent, mais que pouvait-elle dire ? Elle savait, tout au long de l’idylle de l’enfance d’Ishy, que ça ne pourrait pas durer pour toujours, ce temps naïf à sentir les fleurs et à faire la sieste l’après-midi, cette confusion entre le jour et la nuit. Elle n’y avait pas beaucoup pensé, mais elle savait.

« J’ai pris un tuteur à Ishmael, dit Abey. Il commencera son entrainement la semaine prochaine. »

Sarah sursauta au mot « entrainement ». Comme un ours dansant, pensa-t-elle. « Je suis triste de me rendre compte qu’il grandit si vite, admit Sarah. Mais tu as raison, il doit être scolarisé.

— Sar ? demanda Abey en plaçant sa main sur son épaule. S’il te plaît, comprends que le temps d’Hagar avec Ishmael est limité. J’adore que vous ayez toustes été proches pendant les premières années de la vie d’Ishmael, et cela faisait sens, étant donné qu’Hagar était sa nourrice, mais un garçon qui grandit ne doit vraiment pas être trop attaché à sa nourrice. »

Sarah se tortilla loin de la main d’Abey et regarda son canard de travers. « J’aurais aimé savoir que tu pensais ça avant qu’Hagar et Ishy soient pratiquement inséparables, dit-elle.

— Les bébés sont tout le temps retiré·es à leurs nourrices, dit Abey. Les deux s’y habituent. Ishmael doit être au clair avec le fait que tu es sa mère. Ce n’est pas ce que tu veux ? » Il planta sa fourchette dans le canard et utilisa son couteau pour découper un morceau. « Il ne faudrait pas qu’Ishy soit troublé. »

Le trouble ne semblait pas être la pire chose imaginable pour Sarah qui, elle-même, se sentait troublée. Mais ensuite, elle comprit que c’était comme ça que ça se passait. Ishmael était censé être le début des nations qu’Abey devait engendrer, et les fondateurs de nations n’étaient probablement pas des câlineurs reni-fleurs sous le soleil.

« Ok, convint Sarah. Je ferai déménager Hagar. »

Quand elle annonça la nouvelle à Hagar, Sarah parla froidement. Cela aurait été trop douloureux de le faire d’une autre façon. « Nous devons être réalistes, chérie, dit-elle. Ishy va devenir prince ou quelque chose du genre, et nous devons laisser Abey le former. Après tout, c’était le but de tout ça.

— Les nations de Dieu », dit Hagar. Elle n’avait pas vraiment d’argument en réponse, du moins aucun qui allait être bien accueilli.

Hagar fit un sac et parcourut calmement les cent-sept pas depuis la chambre de Sarah et d’Ishmael jusqu’à sa propre cabane longtemps abandonnée. Elle ferma la porte derrière elle, puis s’effondra sur sa paillasse jetée dans un coin du sol en pierre froide et fondit en larmes.

Mais bientôt iels instaurèrent une nouvelle routine : Ishmael était formé durant la journée, dinait avec Sarah et était mis au lit par Hagar, juste avant que Sarah soit mise au lit par Hagar.

« Tu ne devrais pas mettre Ishmael au lit ? demanda Abey à Sarah.

— Je suis fatiguée », dit Sarah, mais la vérité c’était qu’elle voulait laisser à Hagar un peu de temps seule avec Ishy tous les jours – un moment pour lui raconter des histoires et embrasser son visage – c’était le moins qu’elle puisse faire.

Toustes les trois découvrirent la sensation de dormir seul·e. En dormant seul·es, les trois rêvaient plus intensément, mais personne n’était là pour les enlacer fort quand iels faisaient des petits bruits de cauchemar. Parfois, Ishmael courait dans le couloir jusqu’à la chambre de Sarah et grimpait dans le lit avec elle. Sarah feignait l’irritation mais était heureuse que les petits membres d’Ishmael se cramponnent à elle, heureuse de passer ses doigts dans ses doux cheveux de bébé jusqu’à ce qu’iels se rendorment toustes les deux. Parfois, aussi, Sarah entrouvrait la porte, attentive à ne pas la faire grincer, et parcourait les cent-sept pas dans le sable jusqu’à la cabane d’Hagar, où Hagar prétendait consentir à la demande de caresses de Sarah mais était surtout enchantée de l’accueillir. Durant ces nuits, elles se frottaient l’une contre l’autre comme si elles étaient affamées, insérant des doigts et des langues partout. Et puis Sarah disparaissait.

Ishmael avait 5 ans quand, un soir, Sarah et Abey organisèrent un festin pour présenter leur futur petit chef. Toutes sortes de gens Spécialeaux des clans voisins y assistèrent. Hagar servait, portant des plats de différentes sortes de volailles, des figues tranchées, du riz, des légumes verts. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à planter ces légumes côté à côte avec Sarah, avec le bébé sur sa hanche, à laisser Ishy ramasser des figues et les fourrer dans sa bouche.

Parce qu’elle faisait partie du décor, Hagar entendait les gens murmurer que le teint du jeune enfant était très foncé, plus foncé que celui de Sarah et Abey, et cela lui faisait plaisir, mais tout le monde commentait également l’aplomb d’Ishy, son sérieux et son calme. Iels disaient toustes que l’habit officiel allait parfaitement à Ishmael, qu’on pouvait être sûr·es qu’il deviendrait un chef.

De son côté, Sarah prit beaucoup de plaisir à mettre une robe de soirée, à se faire coiffer par Hagar, qui lui fit une coiffure glamour comme dans l’ancien temps. Elle adora être amenée en calèche tirée par un chameau sur les quelques acres jusqu’à la tente qui avait été installée pour l’occasion, et sentir le petit corps d’Ishmael s’endormir contre elle pendant le trajet. Elle adora être admirée par autant d’iconnu·es, être qualifiée de beauté, qu’on lui dise que son enfant était beau.

Hagar retourna à sa cabane tôt – tard dans la soirée, il y avait besoin de moins de serviteureuses pour verser le vin, pour ranger le désordre.

Bien après minuit, Sarah apparut, ivre, au chevet d’Hagar. Hagar l’invita à s’allonger. Elle enlaça Sarah et caressa ses cheveux puis dit simplement : « Sari, je vais partir. » (Elle ne s’était jamais habituée à appeler Sarah par le nom que Dieu avait choisi.)

La première réaction de Sarah fut de rire, pensant qu’Hagar initiait un jeu. « Où irais-tu ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas trop, répondit Hagar. Mais je déteste ça. Je veux être une mère pour notre enfant. Je veux que notre enfant m’appelle mère et je veux être présentée comme sa mère et je veux décider de comment l’élever. Je ne sais même plus qui est Ishmael maintenant – il est comme un ours dansant, toute sa nature a été domestiquée. Et j’ai juste été oubliée. Maintenant qu’il ne mange plus de nourriture provenant de mon corps, je n’ai plus ma place ici. »

Sarah recula un peu malgré elle. C’est facile de ressentir du dégout face au désespoir quand tu as quasiment tout ce que tu veux. « Je ne t’ai pas oubliée, dit Sarah.

— Tant mieux, dit Hagar. Parce que je veux qu’Ishmael et toi vous veniez. Nous pouvons aller quelque part où nous serons une famille.

— Où proposes-tu que nous allions ? demanda Sarah, l’air plus amusée qu’elle ne l’aurait voulu.

— Nous prendrons la charrette et trouverons quelque part où nous pourrons vivre. Nous prendrons des animaleaux et des jarres d’eau et des graines et une tente. Les gens font ça depuis toujours.

— Nous ne pouvons pas faire ça, dit Sarah.

— Pourquoi ? » demanda Hagar.

En réalité, Sarah s’était habituée au luxe. Elle aimait toujours les balades dans le désert et les petites excursions, mais elle adorait son lit, sa robe de chambre en soie, ses crèmes florales, sa coiffeuse, ses poulets. Elle comptait sur ses serviteureuses pour cuisiner son oie quand elle le voulait.

« Je ne peux pas, clarifia Sarah.

— Oh, dit Hagar. Je vois.

— Je t’aiderais à retourner en Égypte si c’est ce qui te convient le mieux. Tu m’as bien servie et tu me manqueras terriblement, mais je veux que tu sois heureuse.

— Je n’avais pas pensé à ça, dit Hagar, mais j’imagine qu’Ishmael et moi pourrions aller en Égypte.

— Ishmael ? dit Sarah. Tu ne peux absolument pas faire ça. Ishmael est à Abey et moi au regard de la loi. Tu le sais, chérie. »

***

Et c’est ainsi qu’Hagar en vint à kidnapper son propre bébé au milieu de la nuit et à errer dans le désert, disparaissant pendant des années. Elle n’était pas du genre à prendre des décisions basées sur les concepts communs de la propriété selon la loi des gens. Elle suivait les lois de Mère Nature, gouvernée seulement par la faim et l’amour. Hagar sentait qu’elle n’avait pas abandonné Sarah, mais que Sarah l’avait abandonnée, qu’elle était devenue quelqu’une de totalement inconnue à ses yeux, quelqu’une qui n’avait pas su reconnaitre qui elle était, qui elles avaient été, qui elles et leur enfant pourraient être. Il fut plus simple qu’elle ne l’avait pensé, d’entrer dans la maison silencieusement, de préparer de la nourriture et de l’eau, de réveiller Ishy, de prendre sa main et de partir.

Sarah s’enfonça dans une solitude telle qu’elle n’en avait jamais connue auparavant. Les arbres ne lui apportaient plus de joie, plus rien ne lui en procurait, ni le sexe ni l’affection ni les oies rôties. Elle était si vieille. En public, par simple épuisement, elle laissait circuler les ragots concernant sa domestique maléfique qui avait volé son unique enfant et fui, acquiesçant de la tête et produisant des bruits d’assentiment apathique à quiconque en parlait. En privé, elle mangeait très peu, tressait et détressait ses cheveux, recommença pour Shabbat à visiter la chambre d’Abey pour de l’amour doux et paresseux, ou mécanique et déconnecté, en fonction de son humeur.

Vous connaissez le reste de l’histoire : Dieu décida que Sarah lui avait prouvé sa loyauté et d’une certaine façon, lui avait aussi prouvé sa féminité aussi, et il fit le miracle que Sarah avait attendu depuis si longtemps, mais auquel elle avait totalement renoncé à penser. Sarah tomba enceinte. Elle appela le bébé Isaac, pour pouvoir l’appeler Izzy, ce qui était proche de Ishy.

Pendant ce temps, Hagar et Ishmael campaient, glanaient, et allumaient des feux la nuit pour rester au chaud. Hagar racontait à Ishmael les histoires avec lesquelles elle avait grandi et des histoires qu’elle avait inventées avec Sarah. Iels développaient des compétences en mangeant des plantes et des champignons et en écoutant la voix de Mère Nature, et iels collectaient de l’eau de pluie pour boire.

Un jour, l’eau de pluie vint à manquer. Hagar et Ishmael devinrent malades et faibles. Hagar commença à avoir des visions de l’ange de la mort. Elle ne voulait pas mourir, mais plus que ça, elle ne voulait pas qu’Ishmael meure. Elle en appela à Mère Nature. Je ne fais pas de miracles, dit Mère Nature en haussant les épaules. Mais heureusement pour toi, il y a une source un peu plus loin. Marche en direction du soleil et bientôt tu auras à boire.

Hagar marcha et marcha vers le soleil avec Ishy à ses côtés, à présent un grand enfant au nombre d’années de liberté innombrables. Au bout de quelques temps, elle s’effondra en sanglots, incapable de continuer, certaine qu’iels allaient toustes les deux mourir. C’est Dieu qui s’adressa alors à elle.

« Félicitations, Hagar, dit Dieu avec la voix d’un présentateur de jeu télévisé. Tu es arrivée jusqu’à la source. Cependant, j’ai dissimulé la source. »

Hagar voulut hurler que Dieu était un sacré enfoiré, mais à la place elle demanda : « Oh Dieu, que puis-je faire pour que la source réapparaisse ?

— Si tu acceptes de retourner à la maison d’Abey afin qu’Ishmael puisse accomplir sa destinée d’être le père d’une grande nation, je révèlerais la source. »

Contrainte de choisir entre laisser son enfant engendrer des nations ou le laisser mourir, Hagar accepta. Elle se raisonna, iels se dépatouilleraient de cette histoire de paternité des nations plus tard. Donc Dieu révéla la source et iels burent et Hagar retourna dans la maison en pierre, terrorisée pour son enfant.

Le cœur de Sarah fit un bond en voyant Hagar, mais elle resta sur la réserve. Elle ne pouvait pas prendre le risque d’être abandonnée de nouveau – sa douleur avait été trop grande. Les deux ne partagèrent plus jamais leur lit, sauf à l’approche de la mort de Sarah.

Izzy et Ishy vécurent sous le même toit comme des frères. Izzy était studieux et précieux et se tenait bien ; Ishy avait retrouvé son naturel dans le désert et était téméraire et musclé et pouvait parler aux plantes. Sarah portait son attention sur Izzy mais regardait Ishy passionnément, avec amour et fierté – il ressemblait vraiment à leur enfant avec Hagar. Leur amour se mélangeait encore en lui et le voir ici faisait gonfler le cœur de Sarah.

Ishy en voulait à Izzy d’être précieux et il se moquait de lui pour ça. Izzy en voulait à Ishy d’être fort et sage et il essayait sans cesse de l’entrainer dans des compétitions qu’il était certain de gagner. De son côté, Ishy étudiait, il apprenait rapidement et commença à surpasser Izzy. De son côté, Izzy allait dans le désert pour essayer de retrouver sa connexion à la nature – il sentait le pouvoir de Mère Nature à des moments, assistant à l’éclosion d’une fleur jaune sur le haut d’un cactus ou à un bébé lièvre bondissant avec des oreilles en forme de succulentes autour de lui, mais Izzy était fondamentalement trop proche de Dieu. À certains égards, c’était une rivalité de fratrie classique, mais les nations qu’ils ont engendrées sont toujours en conflit. « C’est comme ça avec les nations », peut-on entendre Mère Nature croasser sur son lit de mort. Les nations font la guerre. » Dieu à évidemment vaincu Mère Nature ; beaucoup de ses rivières sont des filets d’eau et la plupart de ses plantes sont muettes maintenant, mais parfois, on en trouve qui ne le sont pas, et ainsi, d’une voix des plus grinçantes et monocordes, on peut entendre Mère Nature.

Elle nous a raconté cette histoire après qu’on eut mangé des orecchiette dans une sauce à la crème d’aquafaba aux champignons de la cueillette, mais elle s’arrêtait toutes les deux secondes, nous devions combler les lacunes et au final nous ne savions plus si nous l’avions retranscrite correctement ou bien si nous l’avions inventée.

Pierres précieuses

Ry n’a pas cessé d’annoncer qu’iel prenait un jour de repos – de quoi, ce n’était pas clair. La plupart des jours, Ry s’étirait sur le canapé dans sa robe sweat grise, en scrollant Internet et appelait ça travailler. Ry faisait quelques missions de correction et tenait à jour des réseaux sociaux en freelance, en passant ensuite le reste de la journée prêt·e à écrire un poème à tout moment. Ry savait que cela avait plus de chance d’arriver si iel allait au zoo ou faire un tour ou quoi, mais un certain mélange de culpabilité, de fatigue, d’une prétendue éthique de travail, et des problèmes avec son image de soi le·a maintenait enlisé·e dans son canapé, avec un vêtement taché de ce qui ressemblait à du dentifrice, de l’huile d’olive, de l’encre. Comment prend-on un jour de repos, se demandait Ry, de ce qui ressemble déjà, aux yeux d’un·e observateurice extérieur·e, à un jour de repos ?

Manny se rendait à un vrai travail dans des vêtements ajustés et propres, avec des chaussures et des lunettes chères, puis rentrait à la maison, mettait un paquet de chips de maïs dans un bol, pressait du citron et du Tapatío dessus et commençait à boire des bières. Ry était généralement encore là, sur le canapé, à scroller. Ry ne buvait pas avant minuit, quand Manny dormait déjà – avant ça, se disait Ry, il se pourrait qu’iel se mette au travail.

« Il faut qu’il y ait une sorte de frontière entre ton travail et ta vie, dit Manny.

— Je suis un·e poète·sse », dit Ry, en mettant une casquette de baseball en simili cuir dans son panier en ligne.

Dans les histoires de jours de repos, il y avait toujours des parent·es auxquel·les il fallait échapper. Ferris Buelleravait des parent·es. Bill et Ted avaient des parent·es. Même Dorothy avait des figures parentales. Ry n’avait pas de parents, mais Ry avait Manny.

Ce n’est pas que la relation de Ry et Manny était nulle ; mais parfois, c’était juste dur de savoir si elle était bien. Dans ce que Ry regardait, les lesbiennes mouraient, ou alors elles formaient une équipe féroce avec une mission radicale, ou elles étaient tragiques et obsessionnelles et se gravaient des cœurs sur les cuisses les unes des autres. Les lesbiennes n’étaient plus censées être tragiques, du moins pas plus que n’importe qui, et Manny était un·e designeureuse graphique pointilleux·se qui ne laisserait quelqu’un·e lui graver quelque chose sur la peau que si c’était genre un·e professionnel·le rémunéré·e, et en plus, Ry était trop aspiré·e par l’inertie pour rejoindre une mission radicale, c’était donc parfois difficile de savoir si iels menaient correctement cette relation lesbienne et d’identifier les marqueurs de réussite et d’échec parmi tous les moments de réinvention et d’assimilation.

Manny entra dans la salle de bain alors que Ry était enveloppé·e dans des serviettes post-douche.

« Qu’est-ce qu’il dit déjà le théoricien que t’aimes bien ? demanda Manny. Que la queerness n’est pas encore là9 ? Manny essayait de créer du lien avec Ry en parlant son langage.

— Oui, la queerness n’est pas encore là, répéta Ry. José Muñoz.

— Eh bien elle n’est pas encore là, déclara Manny. Donc pour l’instant, tu dois trouver un moyen d’enlever cette tache de règles des draps avant qu’il soit l’heure de se coucher, ou bien aller chez Target en acheter de nouveaux. »

Manny poussait tout le temps Ry à aller chez Target, seul·e la semaine ou ensemble les samedis. Ry n’y allait jamais seul·e, ce qui agaçait Manny, qui voyait Ry comme disposant d’un temps infini. Si le temps de Manny était divisé entre différentes sortes de tâches productives qui amélioraient la qualité de vie, le temps de Ry s’étirait et se brouillait, disparaissant d’une manière qu’iels ne s’expliquaient pas. Ry détestait être chez Target le samedi ; iel voulait être plein·e de passion et encore au lit ou plein·e de passion à une manifestation devant la mairie. Mais Manny insistait, il leur fallait une solution de rangement pour les médicaments et les produits pour la peau qui débordaient de partout dans la salle de bain – tous à Ry – et quoi qu’il en soit, Manny affirmait que sa présence racisée au genre non-conforme commandant un mimosa post-Target dans un endroit chic avait plus d’impact politiquement que si iel était juste un corps de plus dans une mer de manifestant·es en sueur.

Jamie, le déclencheur du jour de repos de Ry, était arrivé·e dans la ville de Ry deux nuits plus tôt. Bien que Ry et Jamie ne se soient vu·es qu’une seule fois, iel était allé·e chercher Jamie à l’aéroport. Ry trouvait ça facile d’être gentil·le avec les gens avant de les connaître assez pour les trouver décevant·es, et Ry aimait bien Jamie ; iels s’étaient rencontré·es à un colloque de poésie deux ans auparavant, juste après la sortie du premier et unique recueil de poésie de Ry, quand Jamie, tout excité, avait approché Ry et lui avait annoncé que son livre était son préféré de l’année. « Oh mon dieu, allons-nous devenir meilleur·es ami·es ? » lui avait demandé Ry.

* * *

Iels n’étaient pas devenu·es meilleur·es ami·es, mais cette fois-ci, le colloque de poésie était dans la ville de Ry et, une chose en entrainant une autre, Jamie logeait chez Ry. Manny détestait cette qualité chez Ry, sa tendance à juste se retrouver avec des invité·es à la maison. Ry ne voyait pas le besoin de se préparer pour les accueillir, alors que Manny avait besoin que les éviers et la cuvette des toilettes brillent et que chaque placard soit parfaitement organisé.

Après le premier jour du colloque, Ry et Jamie s’assirent sur le canapé, Ry était en salopette et crop top et Jamie en bermuda serré et t-shirt noir en maille, iels burent du prosecco en se disant quelles présentations avaient été bien, lesquelles avaient été ennuyeuses et qui avait porté une tenue cool. Manny s’assit à l’autre bout du canapé, buvant une bière et regardant son téléphone.

« J’ai aimé le truc de Matt à propos de l’éternelle adolescence des voix queers, dit Ry.

— Moi aussi ! dit Jamie. Je me sens éternellement adolescent·e ! Mais c’est dommage, Matt envisage d’arrêter d’écrire. Il dit que le monde n’a pas besoin de plus de poètes gay blancs.

— C’est tellement cool, dit Manny. Genre… est-ce-qu’il va aussi se suicider ? » Manny se leva et se dirigea vers la cuisine.

Jamie rit, mal à l’aise. « Mon dieu, Manny est tellement intense », dit Jamie, une fois que Manny eut disparu.

Le deuxième jour du colloque, Ry et Jamie prirent une journée de repos. Alors que Manny faisait du café, Ry s’approcha d’iel par derrière, s’appuyant contre son dos et lui demanda si iel aussi voulait prendre une journée de repos, mais Manny insista : Ry et Jamie avaient leur propre lien spécial de poètes·ses, iels devraient passer du temps ensemble seul·es.

« Tu sais, toi et Jamie devriez aller discuter tranquillement des relations et des vêtements de chaque poètes·se que vous connaissez, dit Manny.

— Pardon ?

— Toi et Jamie m’agacez un peu, bébé, dit Manny, en enveloppant le corps de Ry dans un câlin. En plus, je dois aller au travail.

— Tu aurais juste pu garder la partie travail, dit Ry.

— Allez. Passe une bonne journée, Rhizome. » Manny frotta vigoureusement Ry entre les épaules.

Ry regarda Manny. « Ok, ok. Toi aussi, Manuela.

— On peut diner ensemble tout à l’heure ? demanda Manny.

— Ok », dit Ry.

Ry et Jamie embarquèrent à bord d’un train qui courait le long du bassin en béton, anciennement une rivière, jusqu’à une version miniature et imaginaire d’une ville japonaise. Ni Ry ni Jamie n’avaient été au vrai Japon, mais dans cette version miniature, tout était mignon. Les magasins vendaient des palettes de maquillage et des boules de poils pastels que tu pouvais mettre dans tes cheveux, des desserts aux couleurs bonbons, et des grille-pain Hello Kitty. Il y avait toutes sortes d’animaleaux en peluche – avec de gros yeux, potelés, des hamsters pastels, des léopard·es des neiges roses fluo et des petit·es chien·nes avec leurs cheveux imaginaires coupés en carrés parfaits comme les animaleaux de compagnie japonais·es que Ry et Jamie avaient vu·es sur Internet. Il y avait des boucles d’oreille en forme de frites.

Iels errèrent dans un musée de peinture sur velours tenu par un vieux punk en jean taille haute et avec une moustache en brosse qui semblait collée sur son visage. Il leur parla de sa collection de peintures sur velours, la plus grande au monde, et se plaignit de la hausse des loyers partout dans la ville. « Vous pourriez être parmi les dernièr·es visiteureuses », dit-il. Cela les rendit toustes les deux tristes. Il y avait des peintures sur velours d’Anderson Cooper torse nu et séducteur, un Liberace recouvert de fourrure dont les bijoux étincelaient dans la lumière comme s’ils étaient vrais, une corne d’abondance de Vierges Maries et des Elvis. Iels s’assirent sur des poufs zébrés et fumèrent de la weed saveur menthe avec une vapoteuse.

Quand Ry et Jamie sortirent du musée, iels virent un magasin qui ressemblait à un comptoir à maquillage mais dont l’enseigne affichait une rangée de macarons vides et brillants qui ressemblaient à des grandes lèvres luisantes. « J’adore les macarons », dit Jamie. Iels entrèrent et prirent un sachet puis s’assirent sur une marche en béton pour les manger : citron, framboise, pistache, lavande. Jamie prit une bouchée de chaque macaron et les passa ensuite à Ry.

Jamie parla à Ry d’un dessin animé qu’iel adorait, dans lequel les personnages étaient modelé·es à partir de pierres précieuses. Parfois, les pierres précieuses fusionnaient, afin que Rubis et Saphir deviennent une toute nouvelle pierre précieuse, de plusieurs fois la taille de Rubis ou de Saphir. La nouvelle pierre précieusepossédait des super-pouvoirs complètement nouveaux, comme la super vitesse ou le troisième œil qui voit l’avenir. Est-ce que Jamie pensait qu’iels pourraient fusionner et développer des super-pouvoirs ? Ry ne fumait pas beaucoup d’herbe d’habitude et iel se rendit compte qu’iel était défoncé·e. Ry fourra un macaron rose fluo à moitié mangé dans sa bouche.

« C’est un des seuls quartiers fait pour les fems », dit Jamie.

La bouche de Ry était remplie de sucre qui craquait, de roseur. Les macarons lui faisaient gagner du temps avant de répondre, mais iel avait l’impression qu’iel ne pouvait pas comprendre ce qu’était un macaron et c’était troublant. Est-ce que c’était un cookie ? Un bonbon ? Un gâteau ? « La plupart du monde n’est pas aussi mignon, dit finalement Ry. Il y a cette boutique mignonne ici avec une poubelle rose et j’y pense beaucoup, genre, et si toutes les poubelles étaient roses ?

— Des poubelles roses ça serait incroyable, dit Jamie. D’ailleurs, qui est en charge du design du monde ?

— Manny, dit Ry.

— On valide Manny cependant, dit Jamie.

— Ouais, dit Ry. C’est juste… J’en sais rien. C’est difficile les relations.

— Pour moi aussi, dit Jamie. Ce qui fait sens parce que je pense qu’on est fondamentalement la même personne.

— J’étais en train de lire cet essai, dit Ry, qui explique qu’ensemble, les pédés et les vieilles filles sont capables de résister à l’homonormativité et d’entrer dans une sorte de temps queer extatique impossible à reproduire au sein d’un couple.

— Berk, dit Jamie. C’est tellement binaire Ry.

— Ok, désolé·e, dit Ry, inquièt·e d’avoir tout gâché. Le langage aussi c’est difficile.

— Pas vraiment, dit Jamie. Allons au centre commercial. »

Dans le centre commercial où Ry et Jamie allèrent flâner, la plupart des boutiques étaient fermées et on aurait dit qu’il n’y avait qu’elleux. Iels étaient entouré·es de photomatons vides et de vitrines avec des peluches, des léopard·es des neiges phosphorescent·es et de minuscules robes ornées de palmiers photoréalistes. « J’ai l’impression d’avoir déjà rêvé de ça », dit Jamie.

Jamie se fit avoir en essayant de gagner un·e lapin·e dans une de ces machines avec une pince qui descend dans un puits de jouets. Ry regarda la pince avaler la tête du·de la lapin·e, lui brouter légèrement la longueur des oreilles, puis claquer ses mâchoires dans le vide au-dessus d’elles. « Cette machine est une arnaque, dit Ry. Les lois de la physique ne te permettront jamais d’attraper ce·tte lapin·e. »

* * *

Ry alla flâner encore plus loin dans le centre commercial. Dans un coin négligé et poussiéreux, il y avait une sorte de photomaton avec des rideaux violets et une enseigne en majuscules argentées qui épelait LA MACHINE À SARAHS.

Ry se sentit appelé·e, et même s’il ne lui restait plus que quarante-six dollars sur son compte, Ry glissa sa carte bancaire pour payer les seize dollars que la machine réclamait. UN·E OU DEUX JOUEUREUSES ? demanda l’écran tactile de la machine. Ry appuya sur UN·E. CHOISIS TAON SARAH, dit l’écran tactile. C’était un choix difficile. Ry regarda les prénoms de toustes les Sarahs clignoter en majuscules fantaisistes. IL NE RESTE PLUS BEAUCOUP DE TEMPS !!! avertit l’écran tactile, où un décompte clignotait. « Très bien », dit Ry. Iel choisit SARAH PAULSON. Sarah Paulson était tellement éblouissante, une vraie lesbienne mature et glamour. Ry vit son corps et son visage à ellui apparaitre à l’écran et regarda alors qu’un ovale rebondissant les encerclait. Ry entendit un son de ciseaux, après quoi le visage de Ry resta à l’écran, mais ses cheveux furent remplacés par des cheveux platine tirés en arrière. L’écran se sépara en deux et le visage de Sarah Paulson apparut sur l’autre moitié de l’écran. Les yeux de Sarah Paulson apprirent à Ry comment regarder : droit devant, intensément, plus intensément, non, pas aussi intensément. Ry imita, ajusta. Ry en Sarah Paulson était totalement autonome, iel n’allait pas fusionner avec quelqu’un·e pour devenir une super pierre précieuse ou quoi que ce soit. Ry avait maintenant des sourcils épais sur l’écran. Les sourcils de Ry étaient d’habitude assez épars et écartés et ces sourcils épars contribuaient significativement, Ry en avait l’impression, à la faible capacité d’ouverture de son visage. Sur l’écran face à Ry, le visage de Ry était le visage de Ry, mais il était amené à faire quelque chose que le visage de Ry ne pouvait normalement pas faire ; à faire quelque chose que seul le visage de Sarah Paulson pouvait faire. L’appareil photo se déclencha. L’écran devint gris. Une série de tenues apparut dans des vignettes. Ry choisit une robe rouge effet plastique avec des manches bouffantes de princesse. Ses lèvres devinrent rouges et sa peau rosée. Ry s’émerveilla de combien, en tant que Sarah Paulson, iel pouvait avoir l’air indépendant·e dans ces manches en plastique de princesse. Il y avait quelque chose dans le regard – la manière dont iel ne contenait aucune colère, mais pas d’invitation non plus. Les cheveux aidaient aussi, leur hauteur et leur solidité. Sarah Paulson était là pour son propre plaisir. Ry s’émerveilla en songeant au fait que Sarah Paulson avait utilisé son abondant capital sexuel pour son travail seulement, et avait ensuite choisi d’aimer une femme de plus de 70 ans, une personne dans la catégorie de gens avec le capital sexuel le plus bas. Ry s’imagina foncer pour rentrer à la maison dans sa robe rouge en plastique pour accueillir Holland Taylor. Cela fit sourire Ry – un sourire joyeux, non sollicitant. L’appareil photo se déclencha.

Jamie trainait pendant que Ry attendait. « Tu avais raison pour le·a lapin·e, dit Jamie.

— Je sais », dit Ry. Cela faisait du bien que Jamie dise qu’iel avait raison sur quelque chose, même si ce n’était pas quelque chose d’important.

Puis Jamie regarda la machine. « C’est ça que tu as fait ? » demanda Jamie.

Ry hocha la tête. « C’est puissant, dit Ry.

— Je veux le faire », dit Jamie en insérant sa carte.

UN·E OU DEUX JOUEUREUSES ? afficha la machine. Jamie choisit DEUX. L’écran afficha le·a Joueureuse Un·e pour sélectionner un·e Sarah. « C’est tellement dur », dit Jamie pendant que les noms des Sarahs défilaient. Jamie chouina à chaque nom qui disparaissait.

« Oh mon dieu, Sarah Schulman ! » cria Jamie, et iel toucha le rectangle. Ce fut au tour de Ry de sélectionner un·e Sarah. Iel choisit SARAH SILVERMAN.

KARAOKÉ OU IMPROVISÉ ? afficha l’écran tactile.

« Karaoké ? » dit Ry, et Jamie toucha le rectangle karaoké. L’écran se divisa en quartiers : Jamie et Sarah Schulman, Ry et Sarah Silverman. Puis chaque paire fusionna.

« C’est tellement étrange, dit Jamie.

— Tellement étrange, répéta la voix de Sarah Schulman.

— Tellement étrange, répéta Jamie, sa propre voix s’ajustant pour matcher celle de Sarah Schulman.

— Étrange, dit Sarah Schulman.

— Étrange », dit Jamie.

La machine sonna.

« Je t’adore en Sarah Schulman ! » dit Ry. La voix de Sarah Silverman corrigea Ry jusqu’à ce qu’iel répète « Je t’adore en Sarah Schulman ! » plusieurs octaves plus haut.

La machine sonna. Une balle bondissante suivit les mots sur l’écran et Ry et Jamie les lirent.

« Salut Sarah », dit Jamie. Sa voix ressemblait à celle de Sarah Schulman, ou du moins à ce que Ry imaginait être la voix de Sarah Schulman : sonore, cultivée, juive.

« Salut Sarah », dit Ry avec la voix d’enfant sage de Sarah Silverman.

Il y avait des balles bondissantes, comme dans un karaoké.

« Sarah, je veux que tu lises mon livre comme si tu voyais une pièce de théâtre, dit Jamie.

— J’adore les pièces de théâtre ! s’exclama Ry, nasal·e et charmant·e. Mais du coup, tu ne veux pas que j’argumente ?

— Si, tu peux argumenter. Je veux juste que tu comprennes que dans une pièce, certaines choses vont résonner, certaines seront rejetées et d’autres pourraient produire de nouveaux savoirs.

— Tu parles comme ma grand-mère, dit Ry-en-Sarah- Silverman. Ça me fait sentir tellement en sécurité.

— Tant mieux Sarah, mais que je parle comme ta grand-mère ou pas ne devrait pas déterminer ton niveau de sécurité. Les gens sont perçu·es comme des menaces simplement car iels ne sont pas familièr·es, et cette mauvaise perception peut mener à l’incarcération et à la mort. » Les mains de Jamie gesticulaient à l’écran, suivant celles de Sarah Schulman. C’était comme si les mains parlaient leur propre langage. L’appareil photo se déclencha.

« Arghhhh, t’es tellement intelligente Sarah, dit Ry-en- Sarah-Silverman. Je veux vraiment voir ton vagin. Tes grandes lèvres, prononça-t-iel . On dirait le nom d’une constellation mais ça n’en est pas une, ce sont des lèvres de vagin.

— Je voudrais dire, Sarah, répondit Jamie-en-SarahSchulman, que même s’il me met mal à l’aise, je ne vois pas ton désir comme une attaque. Et j’espère que tu ne vois pas mon rejet comme une attaque. Vivre avec d’autres personnes hors d’une structure suprémaciste implique d’être mal à l’aise parfois.

— Ne t’inquiète pas Sarah, dit Ry-en-Sarah-Silverman. En tant que mouilleureuse de lit de longue date, j’ai arrêté de me sentir attaqué·e par le rejet depuis longtemps. »

Quand le dialogue prit fin, l’écran afficha CHOISISSEZDES TENUES. Sarah Schulman allait avec une sélection de cardigans, de chemises boutonnées jusqu’en haut et de pulls à capuche. Sarah Silverman avait une garde robe de salopettes, un col roulé rayé horizontalement, un t-shirt des années soixante-dix de la ligue de baseball pour enfants. Ry cliqua de manière indécise pour mettre et enlever de l’eyeliner sur son visage hybridé.

« Wow, je me sens possédé·e, dit Ry, toujours avec la voix de Sarah Silverman.

— C’est vraiment super d’être possédé·e par Sarah Schulman, dit Jamie. Tu veux le refaire ?

— C’est seize dollars, se plaignit Ry.

Jamie mit sa carte. « Je suis en vacances.

— Ok, mais est-ce que je peux aussi faire une partie en Sarah Schulman ? demanda Ry.

— Fais-le, dit Jamie. Ça me semble super que Sarah Schulman soit l’interlocutrice de qui que ce soit. »

Ry rit et toucha le rectangle SCHULMAN.

« Oh mon dieu, Sarah Edmondson ! dit Jamie, appuyant sur le bouton pour la sélectionner. Tu la connais ? La dame de la secte ?

— Ouais, dit Ry. Ce type avec qui je suis allé·e camper était dans la même secte. »

KARAOKÉ OU IMPROVISÉ ? afficha l’écran tactile.

« Karaoké encore, n’est-ce pas ? » dit Jamie, appuyant sur le rectangle.

Ry regarda l’écran alors que son visage vieillissait, une joue pendant légèrement et des petites poches apparaissant sous ses yeux. C’était bizarrement inconfortable pour Ry de voir à quoi iel pourrait ressembler dans trente ans. Les tenues apparurent en premier cette fois-ci, inexplicablement. Une chemise sans manche boutonnée jusqu’en haut ou un col V en coton magenta. Ry choisit le col V. Ry en Sarah Schulman se sentit comme un·e vrai·e intellectuel·le queer, pas quelqu’un·e avec des lunettes cool et une coupe de cheveux chère dont iel devait prendre soin constamment, mais quelqu’un·e qui n’était pas du tout là pour être regardé·e. Comme Sarah Schulman, remarqua Ry, iel avait abandonné le male gaze et peut-être tous les gaze, à part ceux qui voyaient directement son génie, ou ceux qui voulaient co-créer un nouveau monde. Ry sourit à son reflet. « Je ne pense pas avoir été un jour attiré·e par Sarah Schulman, mais je suis étonnamment excité·e par le fait d’être Sarah Schulman.

— Être Sarah Schulman, répéta la voix de Sarah Schulman.

— Être Sarah Schulman », répéta Ry, essayant d’imiter le ton.

La machine sonna.

Les pommettes de Jamie jaillirent, ses cheveux poussèrent, et devinrent noirs et lisses. Iel portait un débardeur basique et un jean, il n’y avait pas d’autres options.

« Je n’ai même pas d’accessoires ? » dit Jamie. Bizarrement, il n’y avait aucune sonnerie pour la voix de Sarah Edmondson. Comme si sa voix pouvait être n’importe quelle voix, comme si ça n’avait pas d’importance. Une balle bondissante suivit les mots sur l’écran, et Ry et Jamie les lurent.

« Comment j’ai atterri ici ? » dit Jamie. Iel semblait exténué·e, pris·e au dépourvu. « Qui es-tu d’ailleurs ?

— Sarah Schulman, dit Ry.

— Sarah Schulman, dit Jamie. Est-ce que je t’ai lue à l’université ? » Iel plissa les yeux un instant, pas assez longtemps pour avoir une réponse. « C’est bon, tu es intelligente. J’ai besoin de parler à quelqu’un·e d’intelligent·e. Les gens n’arrêtent pas de raconter à quel point je suis forte et peut-être bien que c’est vrai. C’est difficile de quitter une secte. Mais la vérité c’est que je me sens merdique. Leurs idées étaient mes idées, toute leur structure était mon cadre. C’était comme si je ne voyais qu’à partir de cette structure, et puis un jour, quelque chose arriva, et je ne pouvais que voir la structure de l’extérieur. Est-ce que ça t’es déjà arrivé Sarah ?

— Eh bien Sarah, dit Ry, nous sommes toustes dans des rapports de pouvoir en permanence. Nous devons travailler pour continuer à les voir, pour comprendre comment elles forment nos perceptions.

— Je n’arrête pas de penser à cette réplique, dit Jamie, de quand j’étais dans My Little Poney : Les ami·es, c’est magique. J’étais un·e Pégase bleu·e avec une frange orange et je parlais à cet·te autre petit·e poney orange, et je disais : “Scootaloo, tu es juste tellement doué·e pour mettre des œillères.” »

Ry-en-Schulman rit. « Les sectes sont vraiment douées pour mettre des œillères, dit-iel. Mais la plupart des gens travaillent dur pour garder leurs œillères. Les gens font en sorte d’éviter d’être seul·es, car ce que les gens voient quand iels sont seul·es peut les rendre fol·les.

— Oui, le truc un peu secret, dit Jamie, c’est que je me sens vraiment fol·le. Je déteste être seul·e. Ma meilleureamie Lauren m’avait catégorisé·e comme un·e animal·e, c’est absurde mais parfois elle me manque tellement que j’aimerais remettre mes œillères, si seulement je savais comment faire.

— Je comprends Sarah, dit Ry. Vraiment. L’amitié est magique, comme tu le dis. Et je comprends que tu aies eu des difficultés à trouver une vraie amitié alors que tu essayais d’être un·e artiste à l’époque de la gentrification. Quand j’avais une vingtaine d’années, nous avions des loyers bas, et on avait du temps pour trainer dans le quartier, s’amuser et jouer toutes sortes de pièces, y compris des mauvaises pièces. On pouvait faire tout ça et quand même avoir le temps de nous rassembler, de trouver des façons de changer le monde, de changer la relation qu’avait l’État avec nous, nos conditions de vie. » Cela fait du bien de déclamer, pensa Ry. « De nos jours, un bol de nouilles coute quatorze dollars. » Ry mit une main entre les épaules de Jamie. « Les nouilles facilitent le chemin de conversations qui invitent à l’imagination collective nécessaire à la fois pour le théâtre et pour l’organisation radicale.

— Je n’ai pas mangé de nouilles depuis des années », dit Jamie-en-Edmondson. Ry-en-Schulman regarda Jamie tristement. Iel n’était pas surpris·e.

La session se termina.

Ry pensa à Manny, à comment Manny devait tout le temps se faire le·a serviteureuse du capitalisme pour que Ry puisse faire du mauvais art et essayer de s’impliquer ou de se connecter ou peu importe. « Mon Dieu, j’ai l’impression que j’ai littéralement besoin de devenir quelqu’un·e d’autre pour apprendre quoi que ce soit, dit Ry. Tu penses que c’est un trouble de l’apprentissage ?

— Peut-être, répondit Jamie. Est-ce qu’on peut le faire encore juste une fois ? Genre avec des Sarahs plus drôles ? »

Iels choisirent SARAH JESSICA PARKER et SARAH MICHELLE GELLAR, IMPROVISÉ.

« Je rêve d’être SJP depuis School Girls, dit Ry les cheveux bouffants, en apprenant à faire un sourire mignon et désarmant, quand elle prouva que même une fille à papa sainte-nitouche pouvait devenir cool, pouvait devenir une danseuse à la télévision, si seulement sa vraie passion secrète était remarquée par un·e aventurièr·e solitaire qui a du gout.

— Oh mon dieu, est-ce que je suis l’aventurièr·e solitaire ? » demanda Jamie alors que ses cheveux poussaientjusqu’aux épaules, et que sa voix s’ajustait. Iels regardèrent ensemble leurs looks de femmes blondes et mignonnes.

— Nous sommes des juif·ves tellement différent·es maintenant, dit Ry-en-Sarah-Jessica-Parker.

— Des juif·ves blond·es, répondit Jamie-en-SarahMichelle-Gellar.

— Le blond change tout, dit Ry-en-SJP. Je me souviens de cette réplique que je t’ai dite quand j’ai fait une apparition dans Sex and the City. Tu étais Carrie et j’étais une fille à une soirée, et je t’ai dit genre : Je suis toi, du moins, je le serai quand j’aurai 30 ans.

— Tu penses que c’est arrivé ? demanda Jamie-enSarah-Michelle.

— Peut-être, mais d’une façon cheloue où personne ne nous caste, dit Ry-en-SJP.

— Peut-être que c’est juste qu’on est Buffy et Carrie pour toujours, genre, personne ne peut oublier ça, suggéra Jamie-en-Sarah-Michelle.

— J’aimerais qu’on puisse être Buffy et Carrie pour toujours. »

— On pourrait avoir un spin-off.

— Les quinquagénaires Buffy Summers et Carrie Bradshaw ont pris leur retraite à Los Angeles où elles combattent des démons en Manolo Blahnik, dit Ry-en-SJP.

— La perpétuelle incapacité à s’empêcher de se questionner de Carrie pourrait être très utile pour résoudre des crimes démoniaques, dit Jamie-en-Sarah-Michelle.

— Ou nous pourrions partager une maison et cultiver notre blondeur et commencer à faire des bouillons aux kneidlers, juste devenir des Carrie et Buffy totalement matriarches juives.

— Je pense que ce serait bien pour les enfants d’être élevé·es par Buffy et Carrie, dit Jamie.

— Tu penses ? demanda Ry. En fait, une partie de moi s’inquiète que Carrie perpétue le fantasme selon lequel tu peux être un·e écrivain·e auto-centré·e mais quand même réussir à avoir un placard rempli de chaussures à mille dollars.

— Mais elle a des petits amis riches pour les payer non ? dit Jamie.

— Non, dit Ry. C’est une carte de crédit avec un prêt. Carrie est genre une vraie romantique, pas douée avec l’argent.

— Je pense que Buffy a la tête sur les épaules, dit Jamie. Elle est prête à prendre un travail dans le secteur tertiaire si elle en a besoin. Son style est un peu basique mais au moins elle ne vit pas au-dessus de ses moyens. Les enfants seront ok. »

Jamie et Ry s’étourdirent en choisissant des chaussures puis un harnais pour Jamie-en-Sarah-Michelle-Gellar, pendant qu’iels choisissaient des leggings, de la tulle, des écharpes, un bijou de tête, des bijoux autocollants fleurs, des brassières, et une combinaison à sequins pour Ry-en-Sarah-Jessica.

« Elles auront une vie de co-parentes platoniques vraiment fabuleuse, dit Ry.

— Sarah Jessica, tes yeux et ce bustier éblouissant vont faire tourner des têtes dans le rayon snack de Whole Foods », dit Jamie.

« Est-ce qu’on ne devrait pas continuer à s’appeler Sarah ? demanda Jamie dans le train du retour.

— Bien sûr Sarah, dit Ry.

— J’ai l’impression que c’est la manière dont je veux faire de l’art pour toujours, dit Jamie.De l’art sans produit. Enfin, c’est sûr que nous avons ces photos mais ce n’est pas le but.

— J’aime bien ça, dit Ry. De l’art sans public. Faire semblant que nous sommes dans une pièce de théâtre. »

À la maison, Manny était prêt·e pour aller diner, chemise rentrée et les cheveux sprayés avec de l’eau salée.

« Tu veux voir nos photos ? » demanda Jamie qui commença immédiatement à les étaler, racontant à Manny combien c’était sexy d’être Sarah Schulman, et le spin off Buffy / Carrie où des femmes juives blondes élevaient des enfants et combattaient des crimes démoniaques.

Ry riait hystériquement pendant tout ce temps. Manny semblait confus·e.

« Il y avait une machine au fond du centre commercial », expliqua Ry, et elle nous a transformé·es en Sarahs, Ry continuait de rire.

— Pourquoi tu parles comme ça ? demanda Manny. Vous êtes toujours des Sarahs ? »

Ry réalisa que sa voix était toujours haute et nasale, une combinaison entre celle de SJP et de Sarah Silverman. Iels étaient toujours des Sarahs. Et Manny était toujours Manny. Ry se tut.

« Bon, où est-ce que vous voulez aller pour diner ? demanda Jamie. Avec Ry on se disait peut-être des nouilles ?

— Peut-être des nouilles, répéta Manny. Tu vas te changer ? » demanda-t-elle à Ry.

Manny suivit Ry jusque dans la chambre et ferma la porte.

« Tu comptais demander si Jamie pouvait venir diner ? demanda Manny.

— C’est notre invité·e, dit Ry.

— Ce n’est pas notre invité·e, dit Manny. C’est un·e poète·sse obscur·e qui avait besoin d’un endroit où dormir et maintenant tu as décidé que c’était taon BFF.

— Ok, qu’est-ce que tu suggères pour la suite ? demanda Ry.

— Dis la vérité à Jamie, dit Manny. Que nous avions quelque chose de prévu.

— Je ne peux pas », dit Ry.

Manny regarda Ry, qui campait sur sa position.

« C’est la dernière soirée de Jamie ! » Ry avait un sentiment d’urgence.

Ry commença à pleurer. Pourquoi Ry était-iel si immature ?

« Mon dieu Ry », dit Manny.

Ry alla dans la salle de bain et claqua la porte.

Manny, pensa-t-iel, la mettait dans une position impossible. Parfois, se dit Ry, tu dois suivre ton cœur instinctivement pour prendre des décisions, et si celles-ci perturbent ton foyer, eh bien il fallait créer un nouveau foyer. Ry irait diner avec Jamie ! Iels prendraient des bols géants de nouilles et feraient du mauvais théâtre et inventeraient des mondes en dehors du capitalisme et de la gentrification ! Iels iraient en Utah où Jamie vivait et grimperaient des aiguilles rocheuses jusqu’au ciel et résisteraient à l’attraction de l’homonormativité pour toujours ! Ensuite la nausée envahit Ry. Argh, se dit Ry, la peur de perdre son foyer était tellement primaire.

Ry regarda dans le miroir, détendit ses épaules et relâcha ses hanches. Iel rencontra son propre regard. Iel mit du gel dans ses cheveux et les releva devant.

Ry comprenait que dans la scène de School Girls, iel était la fille avec la vraie passion secrète, exprimée à travers des poèmes, ce qui faisait de Jamie la fille cool et aventureuse qui pouvait voir la magnificence de Ry, qui sortirait Ry de l’emprise de Papa.

Et cela voulait dire que Manny devait être Papa. Mais Manny n’était pas Papa.

Ry le comprenait maintenant, iel n’avait pas arrêté de donner le rôle du Papa à Manny pour avoir quelque chose de simple contre lequel se rebeller, alors que c’était la ville gentrifiée qui était Papa.

Une voix apparut dans la tête de Ry : les agresseureuses se considèrent souvent comme agressé·es quand ce sont elleux qui sont à l’origine de la souffrance. C’était la voix de Sarah Schulman, passant là comme par hasard. Argh, Ry ne voulait pas être un·e agresseureuse.

Le problème de Ry, se dit Ry, c’est qu’iel n’arrêtait pas d’oublier dans quel film iel était.

Ry plissa les sourcils de manière décidée, et croisa son nouveau regard, moins pénétrable.

Ry sortit de la salle de bain et alla dans la chambre.

Manny était assis·e sur le lit. Ry détendit les épaules de Manny et mit un genou entre les cuisses de Manny et embrassa Manny sur la bouche. Manny sourit timidement, hésitant·e, comme si iel voulait s’assurer que quelque chose de bien était en train d’arriver. Ry cala sa main sous la ceinture de Manny puis dans le caleçon de Manny, en mettant juste une petite pression là où la pression importait, embrassa à nouveau Manny, fort. Toujours allongé·e sur le dos, Manny enlaça Ry avec les deux bras. Ry releva un tout petit peu sa tête et dit : « Allez viens bb, allons chercher une pizza. »

Manny sourit. Iel adorait les pizzas. « Et Jamie ?

— Jamie s’en sortira, dit Ry. Je lui dirai juste que j’avais oublié qu’on devait aller quelque part. »

Manny serra la main de Ry et sourit. Iel ressemblait à un·e ado danseureuse intello sur le point de faire le mur par la fenêtre avec saon petit·e ami·e, comme un·e petit·e Pégase bleu·e avec une frange orange, comme un·e hamster pastel potelé·e avec de grands yeux, comme quelque chose, pensa Ry, de très mignon.

Gossip

Vu qu’iels s’appellent Evan et Ada, passons vite sur le fait qu’iels ont l’air édéniques. Evan a ce visage négligé mais rayonnant, encadré de cheveux ondulés (à partir des racines) et de boucles tourbillonnantes (au niveau du menton et de la mâchoire). Il à l’air sous-alimenté et radieux, comme un homme qui suivrait une sorte de régime paléo-végétalien- crudivore, ce que nous imaginons toustes être le régime alimentaire du jardin d’Éden. Et Ada, son corps est potelé, avec des courbes douces. Ada a cet air pied-nus-et-enceinte, même avec du rouge à lèvres, et évidemmentses cheveux sont longs et bouclés.

Mais, si l’on compare encore à Adam et Ève, le mélange de leurs prénoms fait aussi sens, dit Cass : « Evan est le curieux, celui qui écoute les serpents et met des choses dans sa bouche alors qu’Ada veut nommer toustes les animaleaux, tout revendiquer comme lui appartenant. »

L’histoire, c’est qu’iels étaient plus ou moins ami·es, ensuite iels se sont fréquenté·es pendant quelques semaines à partir de Noël, puis iels ont rompu.

* * *

Quand iels se rencontrèrent, en juin de cette année-là, iels ressentirent tout de suite un truc physique. Evan et Ada éprouvèrent toustes les deux une attirance intense, et même si iels n’étaient pas le genre de l’autre, iels étaient toustes les deux du genre à penser que c’était un signe. Ada croyait en la réincarnation, donc avoir un·e crush était pour elle le signe d’une histoire inachevée, de quelque chose d’important à apprendre ou à explorer. Evan croyait simplement qu’il fallait écouter ce que le corps dit et désire.

Evan était masseur. La première fois qu’iels s’étaient rencontré·es, d’après Minhee, Evan avait massé la tête d’Ada à une soirée, et ça lui avait donné envie que sa tête se détache et vive dans la main d’Evan pour toujours. Après ça, quand iels se croisaient, iels se câlinaient, ostensiblement et de manière dégoutante, sans parler beaucoup ni penser au sexe. Iels avaient des ami·es en commun, donc iels se croisaient beaucoup. Iels se caressaient dans des expositions, devant des films, dans des diners. On pensait toustes que c’était bizarre et un peu dégueulasse. Mais Evan et Ada étaient toustes les deux instables et Evan dit à Cori que lorsqu’iels se câlinaient, iels se remplissaient d’un calme neutre.

« Tu penses que ça veut dire que t’es amoureux d’elle ? » avait demandé Cori.

Evan avait secoué la tête. « Non, je veux dire, j’aime bien la voir mais c’est pas comme si j’attendais quelque chose d’elle », dit-il.

Pourtant, quand des semaines après, Cori organisa une petite fête pour Noël, elle invita Evan et Ada, curieuse de voir ce qui pouvait arriver. Selon Cori, qui aimait les maths et les statistiques étranges, Noël est le jour de l’année où les gens couchent le plus ensemble car le déferlement annuel de chansons et de films de Noël intensifie le besoin d’amour. Cori s’était dit que si les choses devaient aller plus loin entre Evan et Ada, ce serait au moment de Noël.

À la soirée, tout le monde jouait à Taboo et au Petit bac, buvait des cocktails au champagne et mangeait les cookies glacés de Cori, puis, à un moment, Ada s’affala dans une causeuse dans un coin de l’appartement de Cori, ivre et somnolente, son rouge à lèvre maculé. Evan s’approcha, pour demander à Ada si elle se sentait bien. Ada acquiesça, mais pressa sa tête contre la cuisse d’Evan comme un·e chat·te, et instinctivement, Evan commença à masser sa tête. Pendant le massage de tête, Ada renversa sa tête en arrière et regarda Evan, et quelque chose traversa ce regard. C’était comme si le regard créait une petite bulle rayonnante autour d’elleux et iels voulaient que la bulle grossisse, de plus en plus rayonnante, entièrement englobante. Ou comme si le regard leur avait donné un petit peu accès à l’intérieur de l’autre, que ça leur avait donné envie d’être complètement dans l’autre. Ada enfonça sa tête et ses épaules encore plus profondément dans le canapé et leva sa main derrière elle, l’enroulant autour de la nuque d’Evan. Pour celleux d’entre nous qui regardions, Ada était comme des sables mouvants, comme un arbre de conte de fées avec des branches soudainement en mouvement, comme quelque chose d’inerte mais de terriblement agité. Sarah leva les yeux au ciel en écoutant ces descriptions et dit : « La plupart des gens ne sont juste pas très sexys. Ada est sexy, et visiblement ça rend les gens tellement jaloux·ses qu’iels ont besoin de la comparer à des paysages. »

Mais Evan fut facilement séduit par le regard d’Ada, par ses mouvements souples, langoureux, par ses ongles en forme de cercueil creusant juste un peu dans le crâne d’Evan pendant qu’elle embrassait sa bouche. Evan rentra avec Ada, et resta chez elle un mois à peu près, jusqu’à ce qu’Evan se sente un petit peu trop étroitement enveloppé dans les branches trop énergiques d’Ada, et qu’il lutte pour s’en libérer.

Cependant, il se passa des choses entre la séduction initiale et la fuite d’Evan. Voici un récapitulatif de ce que l’on sait : iels sont allé·es chez Ada après la soirée de Noël de Cori et couchèrent ensemble. Dès le lendemain, Evan a commencé à appeler après le travail pour proposer à Ada de diner avec lui. Ce qu’elle acceptait souvent. Tout le monde les voyait ensemble manger d’énormes bols de vermicelles ou se nourrissant l’un·e l’autre de diner pie. Iels ont commencé à débarquer aux évènements ensemble, où Ada restait silencieuse et rouge-à-lèvrée à côté d’Evan, nous regardant comme si elle n’était qu’à moitié là, dans un monde où il n’y avait que son cerveau et de la musique, mais quand elle parlait à Evan, on pouvait la voir se brancher à son monde à lui.

Une fois, iels étaient à une performance en journée et certain·es d’entre nous les avons invité·es à boire des verres après. Ada et Evan se mirent d’accord pour dire qu’iels étaient fatigué·es et roulèrent jusqu’à chez Ada. Chez Ada, iels se déshabillèrent et couchèrent ensemble, puis Evan prit du chou kale, de l’ail et du tilapia surgelé dans le frigo d’Ada et fit à manger. Ada ouvrit du vin rouge bas de gamme et remplit des verres.

« Je suis content qu’on ne soit pas allé·es boire des verres, dit Evan. Je suis content qu’on soit rentré·es. »

Le soir où iels rompirent, Evan emmena Ada à la fête au thème gothique d’Oscar. Tout le monde était là, visages poudrés et voiles en tulle noire. Ada portait un corset, un tutu, du vernis à ongles noir à paillettes et beaucoup de fard à paupières turquoise. Evan portait un t-shirt noir et de l’eyeliner, mais ça le métamorphosait. Nous sommes sûr·es que vous pouvez vous l’imaginer – du mec hippie sous-alimenté et rayonnant au prince gothique décharné. Quand Evan vint récupérer Ada, elle était déjà prête et il dit : « Tu es magnifique. » Ensuite il dit : « Ça me rend nerveux, le temps que tu passes à essayer de me plaire. » Cette partie de l’histoire agace Minhee, qui dit que pour Ada, un samedi soir amusant consiste à être chez elle, écouter de la musique, se maquiller, s’habiller et prendre des selfies. « Que tu apprécies ou pas cela chez Ada, dit Minhee, ne crois surtout pas qu’elle le fait pour toi mec. » La nuit de la soirée gothique,Ada avait pré-taillé ses crayons, impatiente de maquiller les yeux d’Evan sur le canapé avant qu’iels ne partent, mais il avait apporté son propre eyeliner neuf et avait insisté pour se maquiller tout seul.

Puis pendant la soirée, Evan avait ignoré Ada. Ada le regardait et Evan évitait son regard, comme s’il avait oublié qu’il l’avait emmenée ici. Ada se bourra la gueule avec des Dark’n’Stormy en discutant avec des gens qu’iels connaissaient toustes les deux, tout en regardant Evan qui détournait toujours son regard.

Ada sortit fumer une cigarette avec Sol qui dit : « Evan est peut-être défoncé. Ne lui parle pas de ça tout de suite. Parler des choses trop vite fait toujours tout foirer. »

Donc quand iels rentrèrent chez Ada, Ada n’en parla pas. À la place, elle demanda à Evan de serrer son corset. « Plus serré », n’arrêtait-elle pas de demander, jusqu’à ce que son corps fasse des petits halètements. Evan n’arrêtait pas de lui demander si ça allait. Ça allait. Ada l’avait dit. Elle mit ses genoux et ses avant-bras sur le canapé. Son cul était très proche du visage d’Evan, qui était penché au-dessus pour voir les lacets pendant qu’il tirait. « Baise-moi, s’il te plaît », haleta Ada, quand le corset fut si serré qu’elle put à peine respirer.

« Avec ta main. » Evan s’exécuta, utilisant sa main qui ne tirait pas les lacets du corset. Ada cria beaucoup. Ses cris étaient gutturaux. Ensuite elle arrêta de crier, car c’était comme si la main qui la baisait n’était pas reliée à un corps. Comme si elle se faisait baiser par une main désincarnée. Elle tourna la tête. Les yeux d’Evan étaient vides, ennuyés et morts. « Ça va ? » demanda Ada. C’était étrange pour une personne avec le cul en l’air de demander ça, mais aussi, c’était approprié. C’est approprié de demander à un·e amant·e aux yeux vides si iel va bien.

« Je crois que je suis pas autant à fond que toi, dit Evan.

— Oh », dit Ada.

« On peut arrêter », dit Ada.

« Ok. Arrêtons », dit Evan.

Du coup, iels arrêtèrent. Iels étaient assis·es l’un·e à côté de l’autre sur le canapé. Les collants d’Ada étaient encore baissés et son tutu ridiculement relevé, il y avait juste son cul nu sur le coussin duveteux du canapé à fleurs Goodwill. Sans main pour le tenir, son corset s’était desserré. Elle essaya de caresser l’épaule d’Evan. Evan n’avait pas l’air mort, mais il avait l’air absent, comme s’il essayait de vouloir s’absenter de son corps. D’offrir gentiment son corps à Ada, mais d’en disparaitre lui-même.

« J’ai juste…, dit Evan. Là tout de suite, le regard dans tes yeux était très intense. Genre très drama.

— Oh », dit Ada. Elle avait dit ça d’un ton blessé. Elle retira sa main de l’épaule d’Evan.

Evan dit : « Jusqu’à maintenant, je pensais qu’on vivait les choses au même niveau émotionnel. Mais là c’est clair que tu as beaucoup plus de sentiments que moi. »

Ada éprouvait beaucoup de sentiments à ce moment-là.

« Tu dis ça à partir d’un regard sur mon visage ?

— Oui. Ton visage avait, genre, le regard le plus drama que j’ai jamais vu de ma vie. » Evan essayait de décrire le visage dans sa tête. Les yeux d’Ada était habituellement ambre et bleus, mais le bleu et l’ambre des yeux d’Ada s’étaient mélangés en un vert pur et uniforme et semblait être le résultat d’un désir si fort que tout en Ada coula et s’ouvrit. Elle avait l’air endolorie, affamée, et tellement vulnérable que ça le dégoutait. Fondamentalement, pointa Sol, Ada était devenue Ève. « C’est là tout l’intérêt de l’histoire : les mecs te kiffent seulement si tu caches ta faim. Les mecs sont pour la plupart pas si affamés que ça – c’est pour ça qu’ils ont besoin des pubs Burger King pour leur dire qu’ils ne sont de vrais hommes que s’ils performent leur faim. » Sol prit une grande gorgée de son soda à la tequila. « T’as déjà remarqué ce truc ? Comment chaque pub de bouffe destinée aux hommes doit les convaincre qu’ils sont affamés, et comment chaque pub de bouffe destinée aux femmes essaye de leur certifier qu’un yaourt Yoplait à cent calories est vraiment la même putain de chose qu’une banana cream pie ? »

Mais revenons à Ada et Evan sur le canapé : « Le regard le plus drama que t’as jamais vu sur qui que ce soit ? » hurla Ada. Nous en sommes sûr·es, maintenant, elle était très drama, sa voix tapant dans les aigus et sur le point de se casser. Des larmes noires et turquoises roulèrent le long des joues d’Ada.

Evan battait de plus en plus en retraite. Pour Ada, son visage était plein de pitié et de rejet. Ada tira sur ses collants comme une enfant de 3 ans qui ne sait pas comment remonter ses propres collants et resta cul nu.

« Je dois y aller, dit Evan.

— Tu dois y aller ? cria Ada. C’est moi qui suis cul nul là, en train de me faire baiser ! Va te faire foutre Evan.

— C’est juste que, je me sens repoussé.

— Tu te sens répugné ?

— Repoussé.

— C’est quoi ce délire. » Ada avait des sanglots dans la voix maintenant, ce qui ne fit que répugner Evan davantage. « Evan ! »

Mais Evan était déjà parti. Elle le savait. Elle essuya son visage dans le coussin du canapé à fleurs, étalant du maquillage noir et turquoise partout sur son visage et sur le coussin.

Alors qu’elle était toujours à renifler et à s’essuyer le visage dans le canapé, il dit qu’iels se parleraient plus tard, se dirigea vers la porte et sortit.

* * *

Mais ce n’est pas toute l’histoire. Ce n’est pas juste qu’Evan partit à cause d’un regard dans les yeux d’Ada. Il devait y avoir autre chose. Lissa, qui a couché avec Evan pendant un moment, dit que ça pourrait être pertinent de savoir que lorsqu’il s’agissait de sexe, Evan était un hippie, et pas Ada. Lissa dit que pour Evan, le sexe c’est l’essence du masculin et l’essence du féminin yin-yangant ensemble. C’est faire un tout. C’est mettre le petit point du yang dans le yin, et le point du yin dans le yang – c’est un échange. Evan aimait l’idée d’échanger les morceaux, de laisser les parties se mélanger, se fondre, ensemble, doucement. Le sexe qu’aimait Evan, c’était un doux missionaire.

« C’est tellement dégoutant, dit Minhee, en remuant son cocktail vodka-lavande. Les hippies sont dégueulasses, iels sont les plus hétéro·as de toustes les gens hétéro·as. Iels ont besoin de convoquer ce fantasme du sexe yin-yang magique et reproductif à chaque putain d’interaction. » Minhee dit qu’Ada pense que c’est à toi de décider qui te lave le cerveau et qu’elle avait choisi les théoricien·nes queers parce que, qui voudrait être un yin ? Selon Minhee, Ada pense que quiconque en a envie devrait pouvoir baiser. Elle pense que quiconque en a envie devrait pouvoir être un bel objet.

Sarah dit que quand elle était l’amante d’Ada, il y avait beaucoup de chevauchage et de pinçage de téton, il y avait de l’échange de gode-ceinture et des coups. Sarah dit que le sexe pour Ada est un endroit où le couple, ou le groupe, ou peu importe, peut exprimer son individualité pour communiquer des choses là où le langage échoue, aux autres comme à soi. Pourtant, Ada a dit à certain·es d’entre nous qu’elle aimait le doux missionnaire d’Evan et les gentils préliminaires de léchage. C’était comme une manière de connaitre Evan, d’expérimenter ses désirs, et elle aimait bien Evan.

Mais quand même, souligne Minhee, quand Ada a montré à Evan son gode à deux têtes, il a eu l’air intéressé, et ça l’a soulagée. « Mais je n’y ai jamais trop cru, dit Minhee en prenant une taffe. Evan était juste excité par l’idée de quelque chose d’expérimental, de drôle, de, je cite : “trouble dans le genre”, quelque chose de transgressif. »

Mais, nous pensons qu’avec ce serrage de corset, avec cette humiliation cul-en-l’air, Ada montrait à Evan quelque chose d’elle. C’était Le Moment des Désirs d’Ada. Evan pouvait voir que les désirs d’Ada n’étaient pas juste du fun transgressif, que quelque part cette restriction d’air, cette humiliation avait lubrifié le potentiel de connexion d’Ada, qu’elle avait ouvert la voie et maintenant Ada demandait à Evan, avec ses yeux tout verts qui pulsent, de se connecter à ses parts sombres. C’était trop.

« Les salopes n’ont pas le droit d’être en chien », réitère Sol.

Mais Jaden dit que Sol a tort à propos de la faim masculine. « La testostérone rend les mecs très affamés en fait. C’est plutôt que, pour la plupart, ils ne sont pas curieux, dit Jaden. Ils mangeront, genre, tout ce qui se présente. Ada, comme Ève, veut trouver le fruit défendu et le mettre dans sa bouche. Les mecs cis pensent toujours qu’ils veulent une meuf comme ça mais en définitive ce n’est pas le cas. »

Mais Lissa insiste sur le fait qu’Evan est juste quelqu’un pour qui l’indépendance compte. Evan avait pensé que c’était important pour Ada aussi, dit Lissa, parce qu’au début de leur relation, iels avaient fait une randonnée dans les montagnes pour aller jusqu’à une cascade et Ada avait insisté pour marcher sur les rochers dans la crique plutôt que le long du chemin, alors qu’Evan était sur le chemin. Ensuite elle s’était allongée seins nus sur une pierre lisse qui émergeait de la rivière et avait contemplé l’eau, regardant à peine Evan, mais ayant l’air très heureuse. « Ça a l’air douloureux si tu veux mon avis dit Lissa, tenant son verre de vin blanc comme pour porter un toast, se faire abandonner par ton rancard pour une rivière. Mais Evan a choisi d’y voir de l’indépendance, de voir Ada comme quelqu’une de romantique et libre, qui aimait fantasquement et voulait ensuite batifoler seule dans les arbres. »

Minhee rit. « Je me souviens d’avoir entendu parler de ce jour. Ada traversait une période difficile parce qu’elle pensait beaucoup à saon ex », dit Minhee. Sarah dressa l’oreille et Minhee dit : « Désolée chérie, pas toi. » Minhee dit qu’Ada s’était réveillée préoccupée en se demandant combien de temps elle pourrait rester dans cette routine sexuelle de doux missionnaire. « Tu sais bien qu’Ada n’est pas en train de traverser la rivière en t’ignorant parce que tout va bien mon grand, dit Minhee. Mon dieu, les mecs sont tellement bêtes. »

Ce fut lors de la soirée gothique qu’Evan put sentir l’anxiété d’Ada pour la première fois, le désir d’Ada d’être docile et divertie. Il la vit à l’autre bout de la pièce, une créature des mers corsetée – et soudainement grotesque – excessivement maquillée, qui l’avait repéré avec ses yeux, qui l’avait approché avec ses tentacules pailletées et collantes, avec l’envie de l’avoir dans ses filets. Evan ne voulait pas être pris dans ses filets. Il voulait qu’iels soient deux créatures libres et distinctes qui se voient occasionnellement pour se régénérer, pour se faire des caresses à des soirées, pour batifoler dans les bois, pour baiser gentiment en missionnaire.

Mais bref, retournons au regard d’Ada parce que la chaleur, l’intensité, importaient. Du moins selon Christopher, une sorte de vieux garçon à chat·tes, mais dont nous ne discréditerons pas totalement l’opinion. Quand les chat·tes sont en chaleur, dit Christopher, iels plantent leurs griffes dans le tapis, rampent, lèvent leur postérieur et miaulent. Iels font ça durant des jours, malgré le sommeil, la faim et l’absence de partenaire qui convienne. « Nous avons développé la culture, dit Christopher, tout un système de feux de circulation, d’écoles, de livres de poésie et de bonne conduite afin d’éviter de se racler le torse contre des trottoirs jusqu’au sang ou de frotter nos fluides de fesses contre les jambes des un·es et des autres. » Du coup les chaleurs se manifestent bizarrement selon Christopher, souventsous la forme de crises de larmes ou d’une rage immense et inappropriée.

Pour Sarah être en chaleur peut se manifester dans une crise de rage ou de larmes, pourquoi pas, mais les chaleurs d’Ada, elles, se manifestent surtout sous forme d’ardeur. « C’est vraiment hot », dit Sarah en souriant et en vidant son IPA.

« Soit, peu importe, dit Christopher, en se servant un verre de bitter-soda. La culture n’a pas fait d’espace aux chaleurs, mais ça arrive, et du coup les gens trouvent ça flippant. Je veux dire, c’est comme toutes les émotions de fille que la totalité de la culture a essayé de réprimer et qui surgissent de l’endroit le plus sombre qu’il y a sous le lit. Perso, je trouve les chaleurs de maon chat·te flippantes aussi, mais je lui cale juste un coton tige à l’intérieur et c’est fini. »

Jaden dit qu’Ada a pleuré saon dernièr·e amoureux·se durant deux-cents-trente-huit jours. (« Pas toi chérie », répéta Minhee à une Sarah aux aguets.) Le corps d’Ada demandait Evan Evan Evan mais son cœur demandait une gaine de latex, une armure d’acier. Le cœur d’Ada pouvait voir que le cœur d’Evan était versatile. Le cœur d’Ada pouvait voir ça dans l’irritabilité d’Evan, dans sa torpeur extrême occasionnelle. « Mais Ada est une personne cérébrale, dit Jaden. Elle n’est pas toujours connectée à ce que son cœur ressent. »

Sarah avait des informations complémentaires : Ada a un problème quand elle boit et qu’elle fait du sexe, elle glisse dans le temps. C’est le mélange entre l’alcool et l’envie de jouir qui détraque les horloges, qui débloque Ada. Par exemple, un jour, déchirée à la vodka, Ada a commencé à crier sur Sarah et à hurler car pendant que Sarah baisait Ada dans le présent, Ada se faisait baiser par un bassiste punk manipulateur dix ans auparavant. C’était littéralement vrai, insista Sarah, et pas une métaphore. « Si c’était moi, dit Sarah, je ne ferais pas de sexe en étant bourrée, mais Ada n’est pas douée pour se fixer des règles. »

Et ce qui n’aida pas Ada à rester ancrée dans le temps, pointa Jaden, c’était qu’elle portait le corset qu’elle avait acheté au moment de la relation avec saon ex (« Pas toi, mon dieu Sarah », dit Minhee), le corset qu’elle portait pour leurs soirées chics de concerts de Rasputina et dans des cirques expérimentaux. L’amant·e avait serré de plus en plus fort les lacets d’Ada, regardé sa respiration un peu plus empêchée à chaque légère pression, avait embrassé son visage ou avait doigté sa clavicule à chaque fois que les yeux d’Ada s’agrandissaient. Lors de leurs nuits dehors, Ada avait mis de l’eyeliner sur saon précédent·e amant·e et cet·te amant·e était devenu·e un·e prince·sse gothique et décharné·e. « Je vois totalement comment le corset, plus les jeux de contrôle de la respiration, peuvent faciliter le glissement d’Ada dans le temps », dit Jaden.

Et donc, si ce que dit Sarah est vrai, alors le regard que donna Ada à Evan à ce moment-là contenait trois ans d’émotions compliquées ; c’était un regard d’amour profond et de deuil qui ne lui était absolument pas destiné.

Inconsciemment, Evan savait que ce regard n’était pas pour lui, et ça faisait mal.

Voici donc sans doute ce qu’il s’est vraiment passé, si tu crois en cette règle que l’explication la plus simple est la bonne. À la soirée gothique, une des personnes à qui Evan parlait, c’était Marion. Marion était cette très jeune personne, tout juste sortie de la fac, avec un visage simple, neutre, une queue de cheval sautillante et des jambes poilues. Marion était aimable et pas déséquilibrée. Elle portait une robe noire simple et du rouge à lèvres noir et ressemblait à une gothique convaincante mais aussi à une fille gentille avec du rouge à lèvres de déguisement. Marion et Evan parlèrent politique, et Evan commença à se dire que Marion n’était pas déséquilibrée. Il la regarda dans les yeux et ils ne scintillaient pas et n’étaient pas affamés. Ils étaient présents, attentifs et clairs. Evan regarda Ada et elle avait l’air tellement folle. Elle ressemblait à la première femme qui aurait glissé dans le temps juste après avoir mangé le fruit défendu et qui serait arrivée, épuisée et coupable, au XXIe siècle où elle se serait rapidement habillée comme une marionnette Fraggle Rock. Il regarda de nouveau Marion. Marion avait l’air douce et normale, comme quelqu’une qui aurait un travail qui aide les gens, quelqu’une que ta mère apprécierait.

Plus tard, quand Ada était penchée sur le canapé avec son cul en l’air, Evan pensa que Marion n’aurait sans doute pas envie de faire du sexe bizarre et dégradant comme ça. Ce qui se passait, c’est qu’Evan avait commencé à crusher sur quelqu’une d’autre.

Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas sûr·es de quoi que ce soit. Nous pensons que tout est vrai, ou peut être rien ne l’est. Il y a d’autres théories bien sûr – Cass pense que les Scorpion et les Sagittaire sont tout simplement incompatibles, Vic hausse juste les épaules et dit qu’Ada est folle. Vous devriez juste demander à Ada – elle est tellement bavarde, elle te racontera sans doute tout. Ou demande à Evan, – peut-être que tu capteras quelque chose pendant que tu l’interroges, à la manière dont ses mains bougent, ou à comment il détourne le regard pendant qu’il raconte sa version spartiate.

Ou alors, tu sais, t’inventes quelque chose qui fait plus de sens que ça – tu connais Evan et Ada toi aussi, ou du moins tu connais des gens qui sont suffisamment comme elleux pour que ton histoire puisse marcher, pour qu’elle puisse, peut-être même, être la plus exacte.

Devenir arbres

Tout avait commencé lors de la saison où tout le monde était en train de changer : maintenant Tam était hétéra avec un enfant, Mo était soudainement devenu un papa cuir et Oscar avait des nouveaux pecs et des poils sur le visage. Même notre seul ami gay, Luca, semblait être devenu un résident permanent d’une appli sur téléphone qui lui permettait de vivre comme un chien de dessin animé avec des grands yeux et trente ans de moins. C’était comme si tout le monde s’enveloppait dans une chrysalide pour se transformer plus tard en différentes sortes de créatures, et ce que cela mettait en évidence, c’est qu’on était pas en train de devenir quoi que ce soit. On se sentait comme des chenilles qui ne savaient pas qu’être une chenille n’était pas la fin de la partie. On se sentait comme l’eau mousseuse d’un étang.

On parlait de ça à voix basse dans nos maisons la nuit. Pendant la décennie précédente, on avait fait la paix avec l’absence d’enfants – on s’était senties prêtes pour les rides et la peau qui pend, prêtes à boire la journée et à glousser, à devenir des harpies ironiques avant la fin du monde. Mais un jour, Oscar dit qu’il n’avait pas envie d’avoir une « tête de vieille gouine » et cette phrase nous a infectées. On s’est regardées dans le miroir et, alors qu’on se disait avant des phrases comme « vieux beau », « femme mûre » et « daddy », on se disait maintenant « tête de vieille gouine. »

Oscar vint à la maison avec une valise de chemises dans lesquelles il ne rentrait plus. « Mes chemises de lesbienne », dit-il. C’était une belle collection. On hua les cols Oxford et on se reluqua en rose American Apparel. On n’avait pas porté de rose depuis l’enfance. « Ça vous va bien », dit Oscar, mais ses biceps – si tendus et brillants ! – poussaient les coutures de son t-shirt et on savait qu’il voulait juste être gentil.

Plus tard cette nuit-là, on mangeait des burgers végés et on buvait de la bière qu’on avait mise en bouteille nous-même, en utilisant un kit de micro-brasserie que Jan avait reçu en cadeau d’anniversaire. Notre chatte, Judy, chassait un lézard, se jetant sur lui et le libérant encore et encore. On la laissait avoir cette petiteconnexion avec la vie sauvage, même si c’était dégoutant à nettoyer après. Jan annonça qu’elle était préoccupée par le genre : « Je veux dire, il n’y a que deux options. Je ne suis excitée par aucune des deux, mais c’est ce qu’on a. »

Avant que Jan ne soit un arbre, les gens la payaient pour remodeler des choses. Elle virait un plafond et le remplaçait par un plafond différent ; elle transformait d’affreuses cloisons pour révéler des poutres en bois. Elle fabriquait de magnifiques commodes à partir de planches. Ce que Jan faisait ressemblait à de la magie. Elle n’avait pas suivi plein de cours de sciences humaines ou quoi que ce soit, et je trouvais ça sexy, l’irritation de Jan vis-à-vis de l’abstraction, son impatience avec ce qui n’était pas immédiatement applicable, sa capacité à reformuler sans lire tout un tas de livres avant. Mais parfois, je le savais, je finissais par la butchsplainer, et cette nuit-là, ce que je lui butchsplainai fut le binarisme. J’utilisai une analogie, comme quand j’étais prof : « Noir et blanc est un exemple de faux binarisme, dis-je, parce qu’il y a le gris.

— Le gris n’est toujours que du noir et du blanc, Sarah, dit Jan. Mais tu peux mettre du violet dans du gris. La couleur est tellement plus dynamique. » Je n’eus rien à répondre à ça.

« On dirait mon père », dis-je, et je partis me brosser les dents.

Jan me cria dessus : « Je suis préoccupée par le futur ! »

Je savais ce qu’elle voulait dire. On était le genre de gouines qui avaient cru à « Le Future Est Femelle ». On croyait en un futur où les femmes utilisaient le soft power pour empêcher les hommes d’utiliser leurs foreuses phalliques pour siphonner le sang de la terre, pour la sonder sans son consentement et lui voler son jus-énergie noir puissant pour que leurs Lamborghini péniennes aillent plus vite. On rêvait de bureaux de femmes employant des hommes et les payant de bons salaires pour leur faire faire ce qu’on voulait qu’ils fassent : des moulins à vent, des circuits électriques pour remplacer le système d’autoroutes, et des matelashaut de gamme avec trois types de soutien différents que notre gouvernement dirigé par des femmes fournirait à chaque citoyen·ne. « Peut-être que dans le futur, j’ajoutai en montant dans le lit, tout le monde aura de sacrées coupes au bol et enveloppera ses pieds avec du simili cuir dans des gros blocs en bois.

— Des gens font déjà ça, dit Jan. Peut-être qu’iels seront debout sur des éponges géantes.

— Et ensuite iels absorberont tout.

— Je pense que ce serait chouette, dit Jan. Que les gens absorbent plus de choses. »

C’est la manière dont on parlait, quand on était encore des personnes, quand on s’allongeait ensemble sous des édredons et des draps repassés qui sentaient le détergent organique parfumé à la lavande. À présent, je vois la machine à laver depuis l’endroit où je suis en train de devenir un arbre. Elle est toujours là, recouverte d’une couche de poussière tellement épaisse que la poussière ressemble à un doux matelas où les créatures du royaume des insectes se couchent pour faire une sieste. Est-ce que les draps repassés me manquent ? Oui, ils me manquent. Mais revenons à cette nuit.

« Je ne veux pas devenir un homme ou une femme », chuchota Jan avec sa voix ensommeillée. Parfois, c’est quand Jan était quasiment endormie qu’elle disait des choses très importantes, je devais donc faire attention à poser des questions délicatement.

« Qu’est-ce que tu veux devenir ? demandai-je, en lui caressant le dos avec une légère pression.

— Un arbre », murmura Jan en souriant largement. Ensuite, elle commença à rire, un gros rire étrange, ah ah ah, puis elle se mit à ronfler. J’avais besoin d’une combinaison constamment renouvelée de masques de nuit et de crèmes, de compléments à la mélatonine et de bains brulants, mais Jan pouvait ronfler n’importe où, elle pouvait glisser facilement dans un monde dans lequel – je ne sais pourquoi – j’étais terrifiée d’entrer.

Quand Jan dit ça, je me rendis compte que mon cœur était écrasé dans ma poitrine car juste après, il se regonfla. Ça me fit penser à ces capsules en plastique, celles que tu mets dans l’eau et qui se transforment en éponges dinosaures. C’est comme ça que tout a commencé. Mon cœur qui se transforme en éponge dinosaure.

Le lendemain matin, quand je suis allée arroser les plantes, je les regardais différemment. Toutes leurs petites feuilles se balançaient. Pendant que je les regardais, Judy rôdait autour du périmètre d’une parcelle de menthe. J’arrosais les tomates, les pivoines, l’origan, le basilic, la courge d’été. Les plantes semblaient pleines de désirs contradictoires. Elles voulaient s’enfoncer dans le terreau noir et frais tout en s’élevant vers le soleil. Elles voulaient garder leur processus secret dans un petit bouton serré et ensuite se déployer tout d’un coup, roses et glorieuses. Je me suis toujours sentie forcée de me définir comme introvertie ou extravertie. Comme une butch ou comme une fem. Je n’avais jamais cessé de vouloir le beurre et l’argent du beurre. Personne ne disait aux plantes qu’elles devaient être une chose ou une autre. Je me suis glissée hors de mes sandales et suis restée pieds nus dans le jardin. J’imaginais des petits poils pousser sous mes plantes de pieds, puis des tentacules qui se rejoignaient en bas et se multipliaient vers l’extérieur. Soudain, je n’avais jamais autant désiré quelque chose que ça.

Plus tard cette nuit-là, dans le lit, je demandai à Jan : « Pourquoi tu veux devenir un arbre ?

— Je ne sais pas, dit Jan. Juste, il n’y a pas tant d’options que ça pour être humain·e.

— Je veux en être un aussi.

— C’est vrai ? dit Jan.

— Oui, répondis-je, mettant sa tête sur ma poitrine.

— Mais tu veux tout être », soupira-t-elle.

On regarda des vidéos YouTube de gens qui avaient réussi à devenir des arbres avec succès. Il y avait tellement de facteurs à prendre en compte : la diversité des microbesdans le sol, la croissance et le fonctionnement réussi des chloroplastes, être prêt·e à abandonner son identité. L’identité, disaient les vidéos, a toujours été la clé de notre sentiment de bien-être, selon que notre individualité était reconnue et affirmée. En étant un arbre, s’affirmer se ressentirait différemment. L’amour se ressentirait différemment. On serait plus heureuses si notre sol était plein de microbes en conversation. On serait plus heureuses si le sol était assez riche pour contenir un réseau fongique complexe qui nous permettrait de nous mêler à lui et de lui parler, ou juste d’être plus ou moins l’autre.

Dans une vidéo avec des diagrammes informatisés, on apprit que la croissance des chloroplastes humains était modelée d’après les limaces de mer, qui avaient appris à vivre comme des plantes, grâce à la lumière du soleil, en volant des chloroplastes aux algues autour d’elles. Malgré le fait d’être humaine, j’étais quand même confuse avec les diagrammes, mais a priori les limaces de mer mangeaient les algues et trouvaient un moyen d’incorporer les chloroplastes des algues dans leur propre corps, devenant en partie plante.

On regarda une vidéo time lapse d’une femme plantée devenant un arbre, sur sa peau humaine verte se développait une coquille de fibres et ensuite une écorce lisse, son torse et ses jambes devenaient solides et cylindriques, ses longs cheveux noirs devenaient ondulés, puis comme du papier, puis des feuilles. Elle avait l’air sereine tout le long du processus, et ensuite elle avait l’air d’un arbre, comme n’importe quel autre arbre.

On commanda un kit.

Au lit, je demandai à Jan si elle connaissait le mythe de Daphné et Apollon.

« Je ne connais aucun mythe, Ours, dit Jan.

— Je peux te raconter ? demandai-je, un peu inquiète de la butchsplainer à nouveau.

— Oui, dit Jan, laissant tomber sa tête contre mon avant-bras. Mais caresse-moi la tête en même temps.

— Ok. » Judy était roulée en boule de l’autre côté, et je me suis donc occupée de Judy avec une main, et de Jan avec l’autre.

« Donc, Apollon, qui est le dieu de la sagesse, se moque des talents d’archer de Cupidon. En réponse à ça, Cupidon s’énerve et tire sur Apollon. — Mmmh, dit Jan.

— Janny, ne t’endors pas. Écoute. Donc Apollon est touché par la flèche de Cupidon et va donc follement tomber amoureux de la première fille qu’il verra, et il s’avère que cette fille c’est la nymphe des rivières, Daphné.

— Pourquoi ça doit toujours être une fille ? demanda Jan, avec une voix ensommeillée.

— Donc Apollon pourchasse Daphné à travers la forêt. Elle court et court sans s’arrêter et pleure parce qu’elle veut mourir vierge.

— C’est une gouine ? dit Jan, désormais intéressée.

— Probablement. Et donc Daphné crie et supplie le dieu de la rivière de lui venir en aide et finalement quand Apollon est sur le point de l’attaquer, le dieu de la rivière change Daphné en arbre.

— Tu peux pas violer un arbre », dit Jan, et elle se mit à ronfler immédiatement.

Je tirai un peu ses cheveux. « Janny !

— Hé, je suis réveillée, dit Jan. Je t’ai entendue. C’est une histoire horrible. Deux mecs qui se disputent à propos de leurs talents de tir, c’est-à-dire à propos de la taille de leur bite et cette pauvre meuf de la rivière, Daphné, qui se retrouve là par hasard.

— Je sais. C’est comme tout. »

On planta un vaste jardin de légumes pour nous nourrir durant la période précédant le développement des chloroplastes, et pour nourrir le sol. C’était fortement recommandé dans les manuels qui venaient avec nos kits. Si on mangeait ce qu’on produisait, on se développerait mieux une fois qu’on vivrait ici. On commanda des graines à un collectif queer anarchiste et on planta des tournesols, des kales, des blettes arc-en-ciel, des betteraves, du maïs, des haricots de Lima. Après avoir déposé la dernière graine dans le sol, je me suis approchée doucement des arbres et j’ai chuchoté : « Je vais être l’une d’entre vous bientôt. » J’ai mis mon oreille contre l’écorce d’un arbre à kumquat pour voir s’il avait quelque chose à me dire, mais non. Je pris un kumquat et je le mangeai en entier, mais il n’avait rien à me dire non plus. On attendit que les graines qu’on avait enterrées développent leurs désirs et leurs plans. On attendit qu’elles fassent croitre des bouts qui traversaient la terre en direction du soleil, et qui respiraient en dioxyde de carbone, et qui faisaient des fruits et tout ce genre de choses.

Pendant que notre jardin prenait racine, on se plongea dans une retraite de méditation silencieuse, pour s’entrainer à ne pas parler. Les premiers jours, c’était difficile de ne pas parler. Quand une pensée stupide apparaissait dans l’un de nos esprits, comme : Avons-nous rappelé à notre cat-sitter que Judy ne mange que si sa pâtée est parfaitement au centre du bol, qu’il faut parsemer ses croquettes autour ? c’était très difficile de ne pas demander à l’autre d’être rassurée, et quand un sentiment profond apparaissait dans notre esprit, comme : Ma mère ne voulait pas être un monstre étouffant et en demande, elle était juste très abimée par le patriarcat, c’était très difficile de ne pas le dire à l’autre. Mais au sixième jour, ce fut magiquement simple. Je me rendis compte que des mondes pouvaient être faits en six jours, puis je retournai tranquillement à la méditation, sans ressentir le besoin d’en parler à Jan.

Quand je regardais Jan, je sentais cependant qu’on commençait à se voir plus clairement l’une et l’autre, tout en devenant de plus grands mystères l’une pour l’autre. On était en quelque sorte toutes les deux plus multiconnectées et plus autonomes. On se jetait des coups d’œil tout en laissant vagabonder notre regard dehors en même temps. On s’est arrêtées devant un orme qui baillait, on a fait face au soleil, et on a senti nos corps se tendre vers lui comme des arcs. Ce qu’on ressentait n’était pas de la liberté. On se sentait presque comme des marionnettes manipulées depuis la poitrine, mais ça faisait beaucoup de bien, d’être guidées.

On était devenues d’autres sortes de choses – rapidement, dans la voiture, sur le trajet de retour à la maison, on s’émerveilla – des choses progressivement infusées par la façon de comprendre les choses propres aux créatures sans langue.

Sur le chemin du retour, on s’est arrêtées pour regarder les séquoias. Les séquoias me faisaient toujours sentir pleine d’émotions, leur taille et leur âge. Iels avaient 300 ans et certains d’entre eux montraient l’histoire de leur traumatisme, des centres évidés et d’épaisses cicatrices noires. Je me suis jetée contre un tronc de séquoia. La couche supérieure de son écorce était épaisse et couverte de fourrure, cédant un peu contre ma poitrine.

Chez nous, on lança une balle d’aluminium à Judy, on commanda une pizza, on ouvrit quelques bières Saisons qui attendaient au frigo, et on discuta de la maison. Notre ville vivait une crise du logement et on ne pouvait éthiquement pas laisser la nôtre vide. De plus, ça aurait été bien d’avoir quelqu’un·e à la maison au cas où quelque chose tournerait horriblement mal et qu’on aurait eu besoin d’être déterrées et hospitalisées, ou au cas où le système d’arrosage se casserait et qu’on aurait besoin d’être arrosées.

On se rappela qu’Oscar était à la recherche d’un nouvel endroit où vivre.

On lui envoya un sms. On était, de plus en plus, en train de devenir un « nous », une unité qui agissait sans s’accorder avant, plutôt qu’une unité qui savait des choses au même moment.

Après une longue conversation accompagnée de stouts artisanales, ce fut décidé : Oscar emménagerait et vivrait gratuitement ici, et s’occuperait de nous en échange. Si quelque chose qui faisait qu’on devait être bougées, replantées, soignées arrivait, il pourrait utiliser nos quatre-cent-un-mille dollars. Si rien n’arrivait et qu’il était vieux, il pourrait aussi les utiliser.

« Mon dieu, il faut que j’ai un·e enfant maintenant, dit Oscar. Pour qu’iel soit votre parent·e d’arbre après que je sois parti.

— Ne fais pas ça, répondis-je. Taon enfant va juste crever de faim ou bruler vif·ve pendant l’apocalypse.

— Et puis tu es trop vieux, dit Jan. Peut-être l’enfant de Tam ?

— Oui, peut-être Lavande, acquiesça Oscar. Il est déjà très tendre et attentionné. »

On se regarda avec Jan et, via notre communication silencieuse établie pendant la retraite de méditation, on exprima ensemble le poids que représentait le fait de réaliser qu’on allait peut-être vivre pendant très très longtemps.

« Si on est encore là à ce moment-là, on sera probablement plutôt auto-suffisantes.

— C’est vrai, dit Oscar. Mais vous aurez toujours besoin d’une sage-femme. Il sirota sa stout. Je suis entièrement votre homme. »

On mangea nos récoltes. On découvrit que manger du maïs cru donnait du plaisir, que ça créait beaucoup de mousse de maïs dans la bouche, qui se structurait comme un shampoing de féculent. Alors qu’on changeait, on planta de la mélisse et de la sauge, juste pour les sentir. On but de l’eau infusée à la chlorophylle achetée dans notre magasin bio local. On acheta de la chlorophylle sur Amazon et on la mixa en tout, des smoothies le matin et du pesto le soir.

Comme la vidéo l’avait prédit, on se mit à se soucier de nos identités. « Je sens qu’au fond je suis une tapette, je dis à Jan. Et peut-être que je n’avais jamais réussi à l’exprimer pleinement, comme les jeunes le font aujourd’hui. Genre, j’avais l’impression que je devais être fem, et ensuite j’avais envie d’être butch, mais peut-être que je devrais porter genre du rouge à lèvres pastel et une boucle d’oreille ?

— Ce serait mignon sur toi, dit Jan. Tu veux aller au centre commercial ? »

On alla donc au centre commercial et je me décidai pour un rouge à lèvres bleu canard mat, appliqué par un garçon formidable que j’ai adoré immédiatement, avec de l’ombre à paupière orange et une trainée de paillettes dorées sur une joue. Pour ma boucle d’oreille, je choisis un triangle en argent qui pend au bout d’une longue chaine.

Quand on fut à la maison, Jan dit : « J’adore ce nouveau look sur toi. Ours Tapette. »

Mais ensuite, ça me rendit triste. « Je veux vivre la vie comme ça maintenant, dis-je.

— Ce n’est pas une vie, dit Jan. C’est un rouge à lèvres. »

Mais cette nuit-là, peu après que Jan se soit mise au lit, je me faufilai dans la salle de bain et m’appliquai de nouveau mon rouge à lèvres, je mis ma boucle d’oreille et j’admirai ma nouvelle coupe rasée sur les côtés. Je me sentais dure et douce d’une toute nouvelle manière.

Derrière la maison, on construisit une barrière haute afin que les voisin·es n’apprennent pas qu’on était en train de devenir des arbres. Jan construisit des cheminsséparés afin que nos visiteureuses ne dérangent pas Oscar. On envoya des mails à nos ami·es et à nos familles. On leur dit : On est en train de devenir des arbres. Sentez-vous libres de nous visiter en passant par la porte latérale et en descendant le chemin jusqu’à notre jardin récemment clôturé. S’il vous plaît, ne dérangez pas les occupant·es.On ajouta ça parce qu’on ne voulait pas qu’Oscar ait à gérer les sentiments de nos sœurs énervées et de nos mères éplorées. S’il voulait aller dehors et nous présenter, parler de nous, ce serait son choix.

Nos mères pleurèrent en effet, et dirent qu’on avait des désirs de mort, et nos sœurs crièrent et nous traitèrent d’égoïstes. Comment allions-nous être des modèles forts pour nos petites nièces si on était couvertes d’écorces, cria l’une d’elles. Ne sommes-nous pas au courant de tous les combats qui ont été menés pour que les femmes aient une voix et maintenant on allait renoncer à nos bouches, cria une autre. Comme Hello Kitty, hurla une troisième.

« Elles n’étaient pas si heureuses que ça quand on utilisait nos bouches », dit Jan.

C’était tellement vrai. Dans l’ensemble, on avait déjà entendu des reproches sur notre égoïsme et nos désirs de mort et notre stupidité de la part de nos familles, mais on fut un peu surprises quand nos ami·es aussi se sentirent trahi·es. Cependant, on comprenait. Tout le monde était sobre et en transformation, et notre maison était devenu un safe space pour des gouines qui voulaient boire des verres et dire de la merde. On leur enlevait ça.

Le lendemain de l’envoi du e-mail, notre amie Elana est apparue à notre porte. Jan était au travail, donc il n’y avait que moi, mais de toute façon, Elana était surtout mon amie. « Vous n’avez vraiment pas besoin de faire ça », dit-elle. Je me souvins qu’elle avait dit la même chose à Oscar. C’était un truc caractéristique d’Elana : elle n’était pas très curieuse. Elle pensait qu’elle comprenait toutes les relations des gens à leurs parent·es, leurs contextes socio-économiques et leurs sentiments qui se mixaient avec leur situation actuelle et que cela expliquait exactement ce qu’iels étaient en train de faire. Un autre truc avec Elana était qu’elle débarquait toujours. J’ai vu un mème posté récemment, probablement par la mère de quelqu’un·e, qui disait que les seules personnes avec qui tu devrais être ami·es sont celles dont les yeux s’allument quand vous parlez de vos rêves. Quelque chose comme ça. J’ai apprécié ce mème, mais j’ai également pensé que c’est aussi bon de garder près de soi des gens comme Elana, des gens qui veulent que vous restiez comme vous êtes, des gens qui acceptent vos tics agaçants et vos défauts. Et en plus, c’est difficile quand devenir la prochaine version de toi-même veut dire laisser derrière les façons et les rituels des gens avec qui tu as grandi. Je pouvais comprendre ça.

« Je sais que je n’ai pas besoin de faire ça, dis-je à Elana. J’ai juste le sentiment de ne plus rien avoir envie de faire en tant qu’humaine. Et écoute, je n’en peux plus de l’expansion humaine cancéreuse. » Ce n’était pas exactement vrai mais avec les gens comme Elana tu devais avoir l’air encore plus sûr·e de toi que tu ne l’étais déjà, ou iels voyaient tes petites failles d’incertitude et agrippaient leurs griffes dedans et te retournaient le cerveau dans la direction qu’iels voulaient qu’il prenne.

« Oh mon dieu, c’est un suicide ? demanda Elana.

— Non. Enfin, j’arrête pas de penser que c’est en dessous du sol qu’est la vraie vie, du moins dans les endroits où personne ne stérilise les sols pour du maïs sans pesticide et ne fait cette merde de fracturation hydraulique sans consentement.

— Argh, mon dieu, dit Elana. Tu vas devenir un arbre et tu t’inquiètes de la violence cisgenre masculine blanche. »

J’ai rigolé. « Tu viendras me voir ?

— Argh, oui, dit Elana. À vrai dire, je comprends. Moi aussi j’en ai marre de tout. »

Quelque part, cette phrase m’infecta. Cette nuit-là au lit, je demandai à Jan si elle pensait qu’on en avait marre de tout et qu’on était daphnéesques, à juste fuir le gros méchant monde inquiétant.

« Je n’ai pas peur du monde, Ours, dit Jan. J’adore le monde. » Jan lissa mes cheveux en arrière et garda sa main sur mon front.

« Tu penses qu’on fait une erreur ?

— Non, dit Jan, je veux faire ça parce que j’aime le monde.

— Et on va relâcher de l’oxygène dans le monde, faire de l’énergie à partir du soleil et devenir intimes avec ces petites créatures sous terre. » On avait répété ça, et il était facile de s’y raccrocher. « Ok, je dis, je ne pourrais juste pas dire tout ça à Elana.

— C’est ok de ne pas tout dire à tout le monde, Ours », dit Jan.

Elle me disait ça depuis des années.

* * *

On sortit le lit du canapé convertible, on re-regarda nos films préférés et on commanda toute la nourritureà emporter qui allait nous manquer. On lut à voix haute des passages des livres qu’on aimait. On se nourrit l’une l’autre de nouilles, on but des canettes d’eau pétillante, on sentit Judy ronronner sur nos poitrines et on attendit, verdissant doucement.

Un jour, je me suis réveillée et Jan était bien plus verte qu’elle ne l’avait jamais été. J’ai enlevé les couvertures pour l’observer. Des racines comme des petites carottes protubéraient des extrémités de son pied. Je me dis qu’elle était belle, humaine, verte et enracinante.

« Janny, j’ai chuchoté, tu es presque prête.

— Et toi ? demanda-t-elle, ses yeux toujours fermés.

— Vérifie-moi.

— Tu n’es pas assez verte, dit Jan. Tu es vert lézard malade. Je suis vert pousse de petits pois.

— Hmm des pousses de petits pois », dis-je.

On est allées à Chinatown pour manger des pousses de petits pois au petit-déjeuner. Dans notre ville, les gens sont créatif·ves et ont souvent une apparence étrange, comme si iels faisaient de l’art, c’était donc ok que Jan ait la peau verte et des pieds en forme d’ignames japonaises. J’ai essayé de lui faire porter un chapeau de sorcière pour petit-déjeuner, mais elle me fit remarquer que même si elle se fût habillée en sorcière plus tôt dans la matinée, n’aurait-elle pas enlevé son chapeau avant d’aller manger des pousses de petits pois ? Au final, elle portait une veste en jean noire. On se fit des câlins sur une banquette dans un coin, deux gouines verdissantes qui portaient à la bouche de l’autre des baguettes pleines de feuilles graisseuses.

« Et si c’était notre dernière chance de manger des nouilles ? » demanda Jan. Et on a donc commandé des nouilles aussi, qui arrivèrent comme un nid jaune et sec, sur lequel on a versé un peu de jus de viande au fur et à mesure, afin de les manger mi-croustillantes mi-molles, notre façon préférée de les manger.

On était repues et fatiguées, et nos assiettes étaient encore remplies de nourriture. Jan agita vers ma bouche ses baguettes pleines de pousses de petits pois. « Tu as besoin de plus de chlorophylle », insista-t-elle. Et puisque je ne savais pas jusqu’à quand je pourrais manger de la nourriture comme ça, j’ouvris ma bouche pour les baguettes de Jan encore et encore.

Mes jeunes racines de carottes grandirent. Bulbeuses, elles avaient chacune des poils de sorcière et elles me rendaient la marche difficile. Jan était maintenant complètement verte pois, avec des racines longues comme des branches.

Jan se réveillait de plus en plus fatiguée, et je l’aidais à se mettre au soleil, où elle respirait profondément et souriait. Quelques cheveux de Jan s’étaient transformés en feuilles, et elle s’asseyait dans le jardin, parfois avec les yeux fermés, parfois en me regardant. On parlait moins, on ne savait pas si on perdait la parole ou juste notre désir de parler, et si ces choses étaient même différentes après tout.

Toutefois, je m’inquiétais : je ne savais pas à quel point ça pouvait aller vite à partir de là. J’écrivis à Oscar et lui dis que je pensais qu’il était temps pour lui d’emménager. Il a débarqué le soir même avec un sac de vêtements et resta dans notre chambre d’ami·es.

On commença à s’asseoir dans le jardin quasiment toute la journée. Parfois, je farfouillais dans le jardin, je fourrais des feuilles dans ma bouche ou je suçais un kumquat tombé par terre, mais Jan faisait la plupart de sa nourriture elle-même, souriant allongée dans le sol, jambes écartées, pendant que ses chloroplastes convertissaient facilement le soleil en sucre. Plantée sur mes pieds en forme de bulbes, je fus prise d’un sentiment que je n’avais jamais ressenti auparavant, une urgence salope venant de mes racines et remontant jusqu’au sommet de ma tête, et qui en sortit tel un faisceau.

* * *

Plus tard, dans notre canapé-lit, je demandai à Jan : « Est-ce que tu te sens genre excitée par le sol ?

— Je ne sais pas si c’est le bon mot pour ça, dit Jan. Mais peut-être littéralement enclenchée, activée.

— Peut-être que ce sont des sentiments de plantes.

— Peut-être que ce sont des sentiments de plantes », répéta Jan. Elle commença à ronfler. Judy ronronna.

Un autre jour, je me réveillai, et ça ne ressemblait pas à un réveil. Je ne me sentais pas comme une humaine réveillée. Je me sentais, j’imagine, comme un arbre. « Janny, dis-je. C’est aujourd’hui.

— C’est aujourd’hui », répéta Jan. La répétition était comme un sort, rendant cela officiel. Quand Oscar arriva dans le salon, on lui dit : « C’est aujourd’hui. »

Nos racines avaient trop grandi et étaient trop abondantes pour marcher avec. On n’avait plus rien qu’on pouvait appeler « talons » ou « plante de pied ». Oscar apporta une brouette sur le côté de notre canapé-lit. On roula dans la brouette, l’une après l’autre, et on se cramponna l’une à l’autre, face-à-face, en position fœtale. Oscar nous poussa jusqu’au jardin, et nous déposa sur notre parcelle.

De retour dans notre nouvel espace protégé, on se sentit énergisées. On s’allongea et on planta nos doigts et nos paumes l’une dans l’autre, nos corps se tordant contre le sol. On retira nos mains et on plongea dans le sol nos cinq bouts de doigts pressés ensemble comme des petites bêches, nos mains visqueuses poussant dans l’argile dure de la terre et l’ouvrant. Il était difficile de faire la première entaille dans l’argile, mais alors qu’on enfonçait nos poings, la terre se relâcha. On poussa des petites exclamations d’étonnement et de soulagement, et bientôt nos bras furent enfouis jusqu’au-dessus des coudes, et on gémit. On enroula nos mains collantes autour des sacs de fertilisant pour arbres, et on enfonça nos poings dans la terre de nouveau. Je fis un massage à la terre avec une main pendant que je plongeais l’autre dans le corps de Jan, et je pouvais sentir la volonté et l’abandon de chacune d’entre nous trois, Jan, moi, la terre. Chacune d’entre nous poussait, s’ouvrait, prenant plus qu’on pensait pouvoir, mais en cédant plus aussi. Je sentis l’os du poignet de Jan s’enfoncer en moi pendant que la terre avalait mon bras jusqu’à l’épaule. Nos jambes étaient recouvertes de bave et de terre, et les jambes de Jan étaient plus ou moins enterrées jusqu’à mi-mollet. On a continué à se tordre. C’est tellement difficile de planter quoi que ce soit.

Mais on poussa. On battit la terre maintenant réceptive, puis on enroula nos jambes l’une autour de l’autre et on se concentra. Nos corps entiers étaient recouverts de boue et le soleil tapait fort. C’était le meilleur sexe qu’on avait eu depuis des années.

Sous le sol, nos racines sont en train de fusionner. On s’entraine à transmettre des substances chimiques dans les deux sens, des sentiments et des odeurs, et on peut sentir les réseaux neuronaux de racines de l’arbre à kumquat, la tige du maïs ramper jusqu’à nous et nous renifler avec curiosité, et c’est un sentiment amical, bienveillant, mais surtout un sentiment résultant d’un type d’interaction qui ne ressemble en rien à ce qu’on aurait ressenti en tant qu’humaines, un sentiment indicible par lequel on commence à se sentir très intéressées. Judy sort et se frotte contre nos jambes, qui sont recouvertes de fibres de tiges, elle ronronne et on dirait qu’on ronronne en retour. Oscar nous arrose et on se sent rafraichies, on absorbe l’eau à travers nos pieds-racines, mais quand il pleut, c’est incroyable, comme si nos corps devenaient vivants à des endroits qu’on ne connaissait pas avant. Autour de nous, les champignons chuchotent et au début on ne peut pas les entendre, mais ensuite on peut, et ce qu’on entend, c’est que Mère Nature est en train de mourir, et qu’on est toustes en train de travailler à trouver comment la raviver et j’essaye de crier à Jan, d’une nouvelle manière, qu’on est en train d’apprendre qu’on doit sortir d’ici, que je dois aller chez le barbier et mettre mon rouge à lèvres mat et parler à tout le monde du plan et Jan dit Ours, bébé, tu n’as plus de cheveux maintenant, et iels ne savent pas encore comment écouter de toute façon, on peut essayer de le dire à Oscar et Tam et Lavande, et bébé, juste reste ici, juste reste ici et fais le boulot.

Toustes les Sarahs adolescent·es

LE MONDE ORDINAIRE

Le monde ordinaire est une banlieue du Midwest construite dans les années quatre-vingt, faite de trois styles architecturaux quasiment identiques de maisons.

Tout le monde a de la moquette beige, des coussins bleus canard et une étagère avec des vases en verre soufflé et des figurines de femmes avec des corps en pouf et des têtes en céramique.

Sarah vit dans le monde ordinaire.

Sarah fait du vélo dans le cul-de-sac. Sarah est dans le cellier et mange des Cheez-It directement de la boite. Sarah lit de très longues séries de livres qui parlent de filles qui ont plus d’ami·es qu’elle.

Le monde ordinaire est ok. Il est quelconque.

L’APPEL DE L’AVENTURE

Le jour de ses 12 ans, Sarah entre dans sa chambre après l’école et trouve sur sa commode une serviette qui recouvre un objet en forme de boite, comme si on lui avait offert un·e oiselleau endormi·e. Elle sait que ce n’est pas le cas, sa mère ayant très clairement exprimé son dégout envers les animaleaux qui produisent de grandes quantités de caca, donc sous la serviette il n’y a pas d’oiselleau, mais une petite télé rose avec un lecteur de cassettes intégré. Sarah aurait préféré avoir un·e oiselleau qu’une télé, mais une télé c’est ok.

Sarah remonte ses cassettes du rez-de-chaussée à l’étage, où se trouve sa nouvelle télé. Elle les étale sur le tapis et passe ses mains au-dessus des cassettes comme si c’était des cartes de tarot, comme si elle était Sarah dans Dangereuses Alliances – Sarah se sent fondamentalement et secrètement interchangeable avec toustes les Sarahs – jusqu’à ce que sa main sente le besoin d’en attraper une. Elle en attrape une. Sans regarder, Sarah fait basculer la petite porte du lecteur et glisse la cassette à l’intérieur, mais la cassette ne rentre pas.

La cassette ne rentre pas car il y a déjà une cassette dans le lecteur. Sarah soupire, appuie sur éjecter et enlève la cassette. Dessus, il y a des vieux stickers couleur lavande où il est inscrit dans une écriture étoilée tourbillonnante Colo de Cheval Mystique pour Fille : Vidéo Promotionnelle.

Elle remet la cassette et appuie sur play.

Dans la vidéo on voit :

  • Des filles en maillots une pièce qui courent sur place sur une buche dans un lac avec des pins tout autour d’elles comme si c’était la conquête de l’Ouest.

  • Une fille avec une mini-frange et un short évasé de pom-pom girl en train de brosser attentivement la queue en cheveux de poupée d’un·e cheval·e.

  • La·e cheval·e, tout en muscles et en courbes, des yeux prudents mais quémandeurs.

  • La tête du·de la·e cheval·e qui se superpose avec celle de la fille qui le·a brosse attentivement comme si iels étaient BFF.

  • Beaucoup de filles qui se tiennent les unes aux autres, qui se balancent, tombent et rient dans les pins.

  • Une fille avec des cheveux courts de garçon dans une roue gonflable de hamster géante sur le lac, bras et jambes qui s’agitent encore et encore alors que la bouée roule.

Sarah se rend bien compte que la vidéo est vieille. Les vêtements sont ringards (ce que Sarah trouve génial). L’image est tremblotante. Cet endroit n’existe sans doute même pas, Sarah en a conscience, mais il lui est quand même impossible de ne pas espérer que cette colo de cheval·e fasse partie du cadeau de son douzième anniversaire, que c’est le vrai cadeau.

RÉPONDRE À L’APPEL

Quand Sarah descend pour diner, elle demande à sa mère si la colo de cheval·e fait partie de son cadeau. Elle demande ça nonchalamment, elle ne veut pas révéler l’intensité de son désir. « Une colo de cheval·e ? » Sa mère crie presque, ouvrant un paquet en papier de nourriture chinoise. Elle ne s’adresse à personne donc personne ne répond. « Tiens, dit-elle. J’ai pris du brocoli comme tu aimes. »

Sarah s’imagine lovée au creux d’un lit de foin dans une étable, à dormir dans l’obscurité humide, bercée par la fourrure et la respiration des bêtes. Elle l’imagine en ces termes, ça fait romantique. Sarah s’imagine déposer des caresses de BFF sur la tête de saon cheval·e.

Sarah coupe sa frange et demande à sa mère un short de pom-pom girl.

Sarah met le short de pom-pom girl dans sa chambre la nuit et hurle QUE QUELQU’UN·E ME SAUVE, QUE QUELQU’UN·E ME SAUVE DE CET ENDROIT HORRIBLE ! Quand elle hurle ça, elle devient la Sarah de Labyrinthe, mais David Bowie ne débarque pas à sa fenêtre pour l’emmener à la colo de cheval·e. La veste oversize et le chemisier de poètes·se qu’elle porte en même temps font bizarre avec le short de pom-pom girl.

TRAVERSER LE PORTAIL VERS LE MONDE SPÉCIAL

Les années passent. Sarah est toujours Sarah dans Labyrinthe et a toujours 12 ans. Elle attend toujours David Bowie.

Mais au lieu d’être emmenée par David Bowie ou de trouver un portail, Sarah est emmenée par sa mère dans l’une des facs du Big Ten. Ça doit être ça le monde spécial.

Tout le long du trajet, Sarah porte sa veste et son short de pom-pom girl au cas où elle la voit, au cas où elle voit la colo de cheval·e, comme quand Susan Walker voit la maison de ses rêves à louer sur la 34e rue et qu’elle sait que c’est la bonne. STOP, elle criera. ARRÊTE LA VOITURE.

Arrivées à la fac, la mère de Sarah l’emmène à Bed Bath & Beyond. Elle lui achète aussi pas mal de trucs dans l’allée de la résidence universitaire : des draps en polyester, des oreillers, une pile de boites en plastique, un petit tapis, un rangement de douche. Dans le dortoir de Sarah, la mère de Sarah range tout elle-même. « Sar, je t’ai pris des chaussettes blanches toutes identiques comme ça tu n’as pas à t’inquiéter pour les paires », dit-elle, en déchirant le plastique avec ses ongles en acrylique et en mettant les chaussettes dans les boites vides. « Tu peux les jeter après les avoir portées parce que je sais que tu ne vas pas réussir à les garder propres. Je t’enverrai un colis de chaussettes tous les mois, ok ? »

Sarah s’inscrit en lettres et en espagnol, qui sont obligatoires, ainsi qu’en zoologie et en histoire de l’Europe de l’Est. Sarah pense qu’il est important de savoir comment la biologie de quelqu’un·e fonctionne si tu veux devenir saon BFF, qu’il est important de savoir comment leur système affecte leurs émotions, et cætera, surtout si iels ne peuvent pas parler. Elle veut aussi apprendre d’où viennent les chevaleaux, elle veut savoir le genre d’histoires et de combats qui peuvent exister au plus profond d’elleux.

ÉPREUVES, ALLIÉ·ES ET ENNEMI·ES

Bien que Sarah ait 12 ans, elle a toujours été une intello, c’est l’expression qu’emploient les gens quand iels découvrent ses résultats aux épreuves : « Oh, donc t’es une intello. » L’autre genre d’intelligence est appelée perspicacité, et Sarah comprend qu’iels sous-entendent qu’elle n’a pas ça. Sarah est en tout cas assez perspicace pour savoir que c’est la perspicacité qui importe. Parce qu’elle n’est pas perspicace mais bonne élève, elle se met à étudier puis à imiter le comportement des autres jeunes de la résidence.

Par exemple : tout le monde dans la résidence de Sarah se dessine les initiales de l’école au rouge à lèvres sur les joues pour les matchs de football américain et boit de la bière qui a le gout de vomi, donc Sarah fait pareil.

Par exemple : tout le monde dans la résidence de Sarah rejoint une fraternité ou une sororité, donc Sarah fait pareil.

Habiter dans un manoir avec que des filles, ça a l’air bien quand même, même si il n’y a pas de chevaleaux.

ÉPREUVE 1 : au foyer de la sororité, Sarah est obligée de rester éveillée toute la nuit pour mémoriser les parolesde toutes les chansons de la sororité. C’est la veille de son partiel de zoologie, et elle n’arrête pas de dire « J’ai mon partiel de zoologie ! » mais aucune de ses Sœurs ne réagit.

Donc au lieu de réviser le cycle de Krebs, ce qui l’aiderait à devenir une bonne BFF pour un·e cheval·e et pourrait peut-être l’aider à construire une machine à voyager dans le temps, Sarah chante « À bas la virginité, vive la décadence ! Maintenant que tu m’as allongée, je pourrais t’en donner une tranche ! » Sarah ne comprend pas vraiment les paroles. Elle se demande ce que « une tranche » veut dire. Une tranche de quoi ? Sarah n’est pas perspicace. Mais ensuite elle pense à son corps allongé et elle comprend la partie sur la tranche.

Chaque morceau de Sarah veut retourner dans son dortoir et réviser le cycle de Krebs. Mais Sarah a 12 ans et ne sait pas comment mettre un terme aux choses qui ne se passent pas bien.

Sarah aimerait ne pas avoir 12 ans, mais elle a un trouble de l’âge.

Sarah emménage dans le manoir de la sororité.

Sarah a raté l’épreuve 1.

ÉPREUVE 2 : un jour il y a une soirée. Tout le monde passe beaucoup de temps à se préparer. « Tu penses que je porte trop de couches de fond de teint ? » demande la colocataire de Sarah. Sarah ne sait pas. Sarah sent qu’il y a beaucoup de règles ici, mais elle ne sait pas en quoi elles consistent et aimerait que les règles soient juste affichées quelque part afin qu’elle puisse mémoriser à partir de combien de couches de fond de teint c’est trop, et cætera.

À la soirée, le sol est recouvert d’une couche très collante et la pièce sent l’œuf et tout le monde boit du jus alcoolisé qui a le gout du jus d’insectes du centre aéré et de produit nettoyant. Le jus est servi dans des verres en plastique, et contenu dans une poubelle doublée d’un sac, ce qui, trouve Sarah, est plus troublant qu’une sans sac. Sarah est plantée là, à côté de certaines de ses Sœurs, et hoche la tête sur la musique tout en buvant le cocktail de la poubelle. Un garçon de la fraternité demande à Sarah si elle veut un autre verre et Sarah a bu tout son jus d’insectes et le garçon est mignon donc elle dit oui. Sarah et le garçon boivent et hochent la tête sur la musique, qui est trop forte pour entendre quoi que ce soit d’autre. « Tu veux monter à l’étage où c’est plus calme ? J’aimerais beaucoup qu’on puisse mieux discuter ! »

Sarah acquiesce avec enthousiasme.

À l’étage où c’est plus calme, il y a une chambre de garçon avec deux lits jumeaux, deux bureaux avec dessus des ordinateurs en forme de boite et un futon. Les draps se décrochent du matelas du lit. Sarah et le garçon de la fraternité s’assoient sur le futon, dont la mousse s’échappe un peu d’un coin. Sarah aime cette chambre, elle aime l’aspect garçon de fac de cette chambre. Elle est intriguée par les garçons de fac, en tant que concept. Elle aime la manière dont ils marchent, leurs voix, leurs mains. Elle avait imaginé plus de lunettes, plus de grands discours philosophiques, mais c’est ok aussi.

« C’est quoi ta matière principale ? demande le garçon de la fraternité.

— En ce moment, zoologie et histoire de l’Europe de l’Est, dit Sarah. Je crois que je veux étudier les chevaleaux. » Le garçon de la fraternité est la première personne à qui elle le dit si directement. Il y a quelque chose dans l’intérêt qu’il lui porte, avec ses yeux enfoncés, ses longs doigts enroulés autour de son verre en plastique rouge, qui lui donne envie de se rendre visible.

« C’est tellement cool les chevaleaux », dit le garçon de la fraternité, en relevant le menton de Sarah et en l’embrassant. Sarah est excitée d’être embrassée ; elle a toujours voulu être embrassée ! Et ce garçon de fraternité est mignon. Le baiser est arrivé plus vite que Sarah ne l’avait imaginé, mais ce garçon doit voir à quel point elle est spéciale, à quel point elle est belle, à quel point elle aime les chevaleaux. Il doit ressentir une connexion instantanée. Sarah la ressent aussi.

Ensuite, le garçon de la fraternité commence à frotter vigoureusement la zone de l’entrejambe sur le jean de Sarah. Sarah avait très envie d’être touchée ici par un garçon, mais ce n’est pas comme ça qu’elle l’avait imaginé. Le contact est dur, un pelotage étrange, et les coutures du jean de Sarah sont épaisses et font un peu mal. Elle a assez envie de partir, ou d’essayer de réinvestir la magie du moment précédent, mais ça non plus elle ne sait pas comment s’y prendre. Elle pense à la chanson :

« Maintenant que tu m’as allongée… » Elle comprend que c’est une règle à présent, une règle cachée, que les règles ne vont jamais être affichées mais qu’elle allait les apprendre dans tous les cas. Elle est allongée sur un futon, et non sur le sol, mais elle comprend que ça compte quand même. Le garçon de la fraternité fourre sa main dans la bouche de Sarah et elle voit bien désormais que le truc de la tranche ne fait pas spécifiquement allusion à une partie du corps en particulier, que c’est métonymique. C’est un mot que Sarah a appris en lettres. Sarah constate qu’on lui apprend tout ce qu’elle doit savoir. La bouche de Sarah s’ouvre.

Sarah a raté cette épreuve.

L’ÉPREUVE 3 est l’examen de zoologie de Sarah. Elle la rate, aussi.

RESSORTIR DU PORTAIL

Sarah retourne de l’autre côté du portail. Son trajet semble avoir déraillé. Elle est dans Le Monde Ordinaire.

C’est les vacances de Noël et Sarah est allongée sur son lit et regarde la petite télé rose avec le lecteur de cassettes intégré, et Sarah se dit que cette vie de sororité ne peut pas être la sienne. Comment a-t-elle pu devenir cette Sarah, une Sarah qui répond à des questions sur les nombres de couches de fond de teint plutôt que de répondre à des questions sur le cycle de Krebs. Elle le sait : quelque chose doit changer.

Sarah met son short de pom-pom girl et attend sur les marches du bâtiment principal de son ancien lycée qu’un homme d’âge moyen, sans prétention et en costume, l’approche et lui dise : Tu dois venir avec moi. Ton destin t’attend. C’est ce qui semblerait évident et juste. Cela n’arrive pas, mais elle devient Buffy Summers, dont le vrai prénom est aussi Sarah, car Sarah le sait, Sarah Michelle Gellar et Buffy Summers sont la même et unique personne.

LE REFUS DE L’APPEL

Quand Sarah revient dans la maison de la sororité, ses Sœurs s’étaient transformées en des versions poupées plastique d’elles-mêmes. C’est difficile à déceler – elles ont presque l’air comme avant – mais une des sœurs de Sarah porte un bustier, et Sarah peut clairement voir que les bras de cette sœur sont attachés mécaniquement à son corps. Ce n’est l’intrigue d’aucun épisode de Buffy, mais Sarah voit comment ça pourrait l’être.

Les poupées se figent, prennent la pose dans le couloir et fixent Sarah. « Sarah, est-ce que je peux regarder dans ton placard ? articule mélodieusement une poupée. Je vais à une soirée thème salope et je suis sûre que tu as quelque chose de parfait pour ça. »

Une amie de cette poupée la tient – bras en plastique dessus bras en plastique dessous – et feint d’essayer de retenir son rire. La poupée dit d’une voix haut perchée : « Je pense que les affaires de Sarah sont trop larges pour nous.  »

Une troisième poupée approche et lance : « Apprenons à Sarah à se faire vomir ! » Elle attrape les cheveux de Sarah et tire un coup sec, renversant la tête de Sarah, et une quatrième poupée fourre les quatre doigts collés ensemble de sa main dans la bouche de Sarah, puis tout son poignet en plastique.

Sarah gémit un gargouillis.

« On est en train de t’aider ! » crie une voix haut perchée. Sarah arrache le bras de la poupée qui l’agresse, ce qui lui permet de le retirer de sa gorge. Sarah agite le bras comme une chauve-souris, l’envoyant tout droit dans la tête de la première poupée qui approche. Il perce la tête en plastique qui laisse échapper un courant d’air sifflant. Toutes les autres poupées courent. Sarah se fait virer de la sororité.

RENCONTRE AVEC UNE MENTOR

Joyce Summers, la mère de Buffy à la télé, débarque pour aider Sarah à déménager. Joyce est plutôt encourageante. C’est exactement comme quand Buffy s’est fait exclure du lycée. Elle ne comprend pas pourquoi ces choses arrivent à sa fille chérie, mais elle comprend que ce n’est pas complètement de sa faute. Joyce aide Sarah à trouver un appartement en centre-ville. « Je pense qu’être en centre-ville te permettra de rencontrer d’autres genres de personnes, dit Joyce. Et aussi, tu auras un peu d’espace pour trouver ce que tu aimes, et quels genres de personnes te conviennent. »

Ce conseil est incroyablement différent de tout ce qu’aurait pu dire la mère avec qui Sarah a grandi. La mère avec qui Sarah a grandi dirait que si elle n’aimait pas où elle était, elle devrait juste rentrer à la maison.

L’appartement que Sarah trouve grâce à Joyce est en haut d’une cage d’escalier qui sent la bière et la transpiration. Il a de grandes fenêtres et un plancher rayé et en bas il y a un café rempli de filles avec des cheveux pastels, de longues robes à volants en mousseline et de Doc Martens, ou des cheveux rasés avec des t-shirts à rayures col rond et des lunettes.

Après que Joyce est partie, Sarah décide de suivre le conseil de Joyce : trouver ce qu’elle aime et passer du temps seule. Elle suit un tas de cours de psychologie parce qu’elle a besoin d’être BFF avec elle-même. Elle espère que les cours de psycho l’aideront à comprendre pourquoi elle n’arrive pas à ne plus avoir 12 ans alors que tout le monde à l’air de grandir.

Elle va beaucoup au café et lit ses livres de psychologie.

Un jour, elle remarque un groupe de trois filles qui la fixent. Les filles semblent bizarrement proches, et elles portent toutes les mêmes jupes d’écolières noires, arrangées de différentes manières. Sarah sent sa bouche s’ouvrir et ses bras se croiser. Son cœur accélère et elle ne sait pas encore pourquoi.

Mais ensuite, une des filles s’approche. Les cheveux courts en bataille, des chockers et des chaines, un rouge à lèvres bordeaux foncé. « Hey, je suis Nancy, dit la fille. Tu veux t’asseoir avec nous ? »

Sarah comprend ce qui est en train de se passer.

Elle se transforme en Sarah dans Dangereuses Alliances.

ÉPREUVE, ALLIÉ·ES, ENNEMI·ES – ENCORE

ÉPREUVE 1 : Sarah va s’asseoir avec Nancy et les autres sorcières. Pendant qu’elles se présentent, ainsi que leurs rôles dans la bande, Nancy regarde Sarah comme si elle la jaugeait, mais pas comme si elle pensait à combien de calories il y a dans le latte de Sarah, si c’est du lait écrémé ou du soja. La bouche de Nancy s’entrouvre et se referme. Sarah a bien sûr entendu parler des lesbiennes, mais elle n’en a jamais rencontré. Soudain, elle comprend que Nancy est une lesbienne.

« Pourquoi tu es si souvent seule ? demande une des filles. On te voit toujours ici. »

Sarah lui raconte qu’elle a emménagé récemment au-dessus du café, qu’elle vient ici pour étudier.

« Tu vis seule ? dit Nancy. C’est tellement cool. Est-ce que je peux monter et purifier ton nouvel appartement avec de la sauge ?

— Bien sûr » dit Sarah, nerveuse. Personne à part Joyce Summers n’est jamais venu·e dans cet appartement.

En partant du café, Sarah imagine qu’elle tombe sur les Sœurs de son ancienne sororité, et qu’elles la voient dans la rue avec ces filles aux cheveux ébouriffés et aux terrifiantes lèvres bordeaux.

Dans l’appartement de Sarah, Nancy attrape une figurine de cheval·e en marbre. « Les chevaleaux représententune énergie sexuelle brute, dit Nancy. C’est pour ça que les petites filles sont toutes obsédées par les chevaleaux. » Alors qu’elle repose le·a cheval·e, Nancy arbore un sourire narquois. « Les petits garçons sont autorisés à être obsédés par les petites filles et les petites filles sont autorisées à être obsédées par les chevaleaux. » Sarah apporte deux verres de poudre de Lipton mélangée avec de l’eau et ses mains semblent collées aux verres. Nancy enlève les verres des mains de Sarah, l’un après l’autre, et les pose sur la crédence en faux bois. « Faisons un sortilège. »

Nancy va chercher du gingembre dans la cuisine, une fausse plume d’un boa, quelques coquillages et une bougie. Ensuite, elle s’assied en tailleur face à Sarah, proche au point de presque toucher ses genoux. Pas une seule partie de leurs corps ne se touche mais Sarah sent très intensément la tension de leurs corps.

« Rassemblons nos énergies pour faire voler cette figurine de cheval·e, dit Nancy.

— Ok », dit Sarah.

Les yeux de Sarah plongent dans ceux de Nancy et elle peut sentir les vibrations entre elles, cette énergie tendue et rapide. Elle sait ce qu’elle fait. Sarah utilise son index pour diriger l’énergie vers la figurine de cheval·e, pour la soulever de la table et la faire s’élever.

Nancy se met à crier. « Tu es incroyable ! elle crie, tu es incroyable ! » Elle dit toutes sortes de choses à Sarah, qu’elle avait cette impression au sujet de Sarah, que Sarah est une vraie sorcière.

Ensuite Sarah et Nancy s’embrassent, et pendant que ça arrive, Sarah fait très attention à Nancy, à la manière dont les lèvres de Nancy expriment ce qu’elle veut si précisément. Nancy veut dévorer Sarah avec sa terrifiante bouche bordeau, soudainement pleine de dents. Sarah se dit que c’est ok.

Peu après, Nancy est nue et Sarah est nue et Sarah a la sensation d’être dévorée et, d’une manière ou d’une autre, la main entière de Nancy est dans le corps de Sarah, et Sarah a le sentiment d’être en train de dévorer aussi, elle sent que son corps peut attirer Nancy à l’intérieur, peut la digérer. Elles font toutes les deux des gargouillis et des cris que Sarah n’aurait pas imaginé possibles pour un corps humain, puis elle réalise que ce sont comme des sons d’accouchement et ensuite Sarah et Nancy sont entortillées l’une sur l’autre et respirent fort.

Sarah se sent détruite et reconstruite. Sarah voit que ce qu’elle a n’est pas une tranche du tout mais une sorte de machine de chair qui peut manger et expulser et transfigurer. Sarah a réussi cette épreuve.

ÉPREUVE 2 : Sarah n’a jamais rencontré de lesbiennes, elle ne connait donc aucune blague de lesbiennes et elle laisse donc Nancy emménager.

Sarah est obsédée par cette pensée : est-ce que je suis une lesbienne maintenant ? On dirait que c’est le genre de chose que tu es déjà censée savoir, pas le genre de choses dont tu te rends compte sur toi. Nancy montre à Sarah Gia et High Art et The L Word. Sarah se met à porter du velours côtelé et des gros pulls bleu marine. Elle se coupe les cheveux au niveau des oreilles.

Sarah et Nancy allument des bougies, cuisinent des légumes entiers, s’appliquent du eyeliner au coin des yeux, fument de la girofle dans la rue et regardent des films, achètent des amulettes et teignent leurs cheveux de différentes couleurs et font des lectures de tarot et décorent leur appartement et portent les vêtements l’une de l’autre. Elles fabriquent un monde qui n’est que cristal et gaze et teinture pour cheveux et tarot et c’est un bon monde.

Sarah a réussi cette épreuve.

APOTHÉOSE

Mais Nancy commence à être agacée par Sarah. Elle crie sur Sarah parce qu’elle met de la courgette partout dans la cuisine à chaque fois qu’elle fait une pœlée, parce qu’elle refuse de jeter un sort au connard d’assistant d’étude de Nancy, parce qu’elle fond en larmes tout le temps pour absolument aucune raison.

Mais il y a une raison : Sarah a 12 ans.

Sarah n’a pas d’ami·es. Elle ne sait pas où est la colo de cheval·e et elle ne peut même plus être première en physique. Sarah a besoin d’une maman ou d’un·e cheval·e. Elle veut que Nancy soit à la fois une maman et une chevale et aussi une BFF et une sœur et un papa et elle-même. Nancy ne peut pas être toutes ces choses et ça rend Sarah très triste. Elle pleure et pleure encore.

Sarah regarde dans le miroir et voit qu’elle est devenue Sarah Schuster, l’alter ego fictionnel de Jenny dans The L Word. C’est vraiment dur d’être Sarah Schuster. Elle expérimente des flashbacks presque constants de son enfance sans émotions, de son désir frustré pour cette colo de cheval·e, de bras de poupée et de mains de garçons qui entrent dans sa gorge contre sa volonté.

Sarah pleure, donc Nancy crie, Nancy crie, donc Sarah pleure. Quand Nancy crie, elle est vicieuse, elle montre ses dents et son visage devient fou et parfois elle jette des choses. Quand Sarah pleure, elle tangue et gémit, comme un·e babouin·e ou un train, mais en plus pathétique. Quand Sarah pleure, elle se fait des petites entailles dans l’avant-bras avec le couteau de cuisine et regarde le sang fleurir et courir. Elle force Nancy à regarder le sang couler et ça lui donne le sentiment qu’elle autorise Nancy à être témoin de son niveau de douleur et elle ne sait pas pourquoi, mais elle aime ça.

« Je pars, annonce un jour Nancy. J’emménage à Austin pour entrer dans les AmeriCorps. »

Sarah tangue et gémit. Elle fait beaucoup de bruits d’animaleaux et trempe son visage par tous les orifices. Le visage de Sarah ressemble a un trou noir humide et elle fait ce bruit AAAAARRGHHH.

« Je laisse le numéro de Suicide Écoute sur le frigo », crie Nancy à l’autre bout de la pièce.

Mais Sarah n’utilise pas le numéro de Suicide Écoute.

À la place, Sarah se tue.

SUPPLICE

Quand Sarah se réveille d’être morte, elle regarde son visage dans le miroir et elle voit le visage de quelqu’une qui n’a pas 12 ans, le visage d’une Sarah méconnaissable. Cette Sarah a des petites poches en dessous des yeux et ses seins tombent. Elle se dit qu’elle a genre 28 ans. Il ne reste qu’un cristal dans l’appartement, un quartz transparent. Elle le tient dans sa main et comprend qu’il n’y a pas de colo de cheval·e. Pourquoi ça lui a pris si longtemps de comprendre que la colo de cheval·e n’existe pas ? Sarah n’a jamais été perspicace.

S’APPROCHER DE LA PLUS SECRÈTE DES CAVERNES

Il y a un chèque de prêt étudiant dans la boite aux lettres de Sarah. Sarah l’encaisse, achète une vieille Honda pour mille-cinq-cents dollars, et décide de traverser le pays. Avant de faire ça, elle coupe ses cheveux avec les ciseaux de cuisine, les laisse en tas au sol. Elle trouve un tube de gloss rouge épais et brillant et l’utilise pour se laquer les lèvres intégralement. Sarah va déménager dans une vraie ville, pas ce cauchemar de campus Big Ten. Elle ne sait pas qui elle sera là-bas, mais elle a hâte de le savoir.

Sarah n’emporte aucun vêtement. Elle va avoir besoin de nouveaux vêtements.

RÉCOMPENSE

Sarah traverse la partie nord du pays, conduisant à travers les North Woods du Minnesota et du Wisconsin. Sarah décide que les arbres des North Woods sont ses arbres favoris. Ils n’essayent pas d’exprimer leur propre spectacularité, ils ont l’air heureux de travailler ensemble à créer des murs de feuilles, à relâcher de l’oxygène, et cætera.

Elle s’arrête à Duluth et va dans un Friday fish fry10, elle s’arrête à Minneapolis et mange des pierogis, elle s’arrête pour nager dans un lac. Au lac, Sarah flotte en culotte de maillot Hanes et débardeur, avec sa nouvelle coupe de cheveux très courte et ses lèvres rouges. L’eau est tellement, tellement froide. Elle nage comme une sirène sous l’eau et se retourne sur les côtés en éclaboussant. Elle pourrait passer toute sa vie de cette manière, en créature d’eau. Elle flotte sur le dos et étend ses membres en étoile de mer, sentant le soleil sur son visage.

Elle retourne dans sa chambre de Motel 6 pour se changer. Elle adore l’anonymat de la chambre, le sentiment de distance, comme si elle flottait loin de toustes celleux qu’elle avait connu·es, comme si elle pouvait incuber ici, devenir n’importe quoi.

Elle a faim donc elle erre dans une rue pour trouver à manger et atterrit dans une boutique de seconde main. Elle papillone à travers les imprimés floraux et les plaids dans le rayon femme et, étant peu inspirée, se laisse porter jusqu’au rayon homme. Elle tourne autour d’un portant circulaire avec des vestes en jean et en essaie une un peu effilochée. Elle se regarde dans le miroir et adore sa dégaine. Pourquoi s’était-elle toujours contentée d’une moitié de magasin ?

Sarah continue de marcher dans la rue avec sa nouvelle veste. Elle voit une boutique avec une grosse sirène sur son enseigne et un tote bag qui dit Mère Nature est une Lesbienne dans sa vitrine, et des livres avec des titres comme Sister Outsider, Apprendre à transgresser, Cunt Coloring Book. À voir toutes ces choses réunies en un même endroit, elle se sent attirée vers la boutique, comme si la boutique était pleine de réponses à des questions qu’elle ignorait se poser. À l’intérieur, il y a des rayons entiers sur l’histoire lesbienne, la théorie queer, les mouvements internationaux de femmes, les violences domestiques, la violence raciale, la psychologie, l’auto-support, les plantes. Il y a des cristaux, des coupes menstruelles et des stickers. Après avoir passé une heure à butiner parmi les livres, Sarah choisit une carte routière des commerces queers dans tous les États-Unis, un guide des plantes natives et un texte académique analysant depuis une perspective psycho- analytique les représentations culturelles des filles et des chevaleaux. La personne derrière le comptoir est mince avec une tignasse de cheveux lavande, des tatouages qui ressemblent aux dessins de quelqu’un·e qui s’ennuie et un triangle massif comme unique boucle d’oreille. « J’étais un·e enfant fan de chevaleaux aussi », iel dit. Ça fait du bien de l’entendre dire ça, comme s’il y avait des enfants fans de chevaleaux caché·eset dispersé·es dans le monde entier, comme si être un·e enfant fan de chevaleaux signifiait quelque chose.

Sarah atterrit dans une cantine végétalienne et prend du poulet de soja frit et des frites en spirale. Elle s’assied sur une banquette scintillante avec ses livres étalés autour d’elle et regarde les espaces queers un peu plus à l’ouest. Elle lit quelque chose à propos d’un restaurant chinois dans le Dakota du Nord qui, depuis les années soixante-dix, se transforme en club drag la nuit. Elle sort sa carte et planifie son trajet jusqu’au Dakota du Nord, elle s’imagine arriver en dragking pour manger des nouilles et regarder des queens chanter et, peut-être, rencontrer toutes les personnes queers des alentours. Elle sort son livre sur les plantes pour voir quelles plantes elle peut trouver dans le Dakota du Nord : de l’ail sauvage, de la quenouille, des fougères, des asclépiades verticillées.

RÉSURRECTION

Le lendemain matin, Sarah prend un café et conduit vers l’ouest. Elle met une playlist de Nancy, de la musique que les filles de la sororité aimaient, et de la musique qu’elle a shazamée à la librairie. « STANDING IN THE WAY OF CONTROL! YOU LIVE YOUR LIFE!  » crie Beth Ditto, et Sarah crie ça aussi.

Et puis soudain, Sarah l’entend. STOP ! dit une voix dans sa tête. Arrête la voiture !

Sarah obéit à la voix. Elle freine et enjambe le siège passager, laissant la porte grande ouverte. Alors qu’elle court vers les arbres, ses jambes ne semblent pas affectées par la gravité, elles sont vigoureuses, ultra rapides.

Le sol de la forêt est une sorte de paillage, mais Sarah est propulsée en avant, les brindilles craquent sous ses pieds jusqu’à ce qu’elle sente le courant d’air qui annonce une ouverture, jusqu’à ce qu’elle soit aspirée par le courant d’air, jusqu’à ce qu’il y ait des chevaleaux, en chair, musclé·es et à crinière.

RETOUR AVEC L’ÉLIXIR

Sarah regarde les chevaleaux balancer leurs magnifiques têtes de chevaleaux. Elle croise le regard du·de la cheval·e qui semble le·a plus digne de confiance et iel lui fait un clin d’œil, iel la regarde brièvement, comme si iel la regardait vraiment, puis iel caresse le visage de Sarah avec sa tête, d’une caresse de BFF la plus douce qu’il soit. Sarah se laisse aller totalement à la caresse, puis elle dit : « Je reviens tout de suite. »

Le·a cheval·e à l’air de comprendre. Iel regarde Sarah comme si iel attendait depuis longtemps et peu importe ce que signifiait tout de suite, c’était ok. Au loin, Sarah voit une rangée de shorts de pom-pom girl.

Sarah traverse de nouveau le portail, atterrit dans la forêt, se fait une note mentale des trois arbres fusionnés qui poussent près du portail. Elle sait qu’elle ne reviendra pas tout de suite, ça dépend de ce que tout de suite veut dire, mais elle veut aller voir le dragshow dans le Dakota du Nord, savoir ce que c’est de récolter de l’ail sauvage qui pousse dans la terre. Malgré tout, Sarah jette un regard derrière elle, pour quand elle sera prête. Elle essaye de mémoriser l’apparence exacte de l’horizon, pour se souvenir de la forme des arbres.

L’ère violette

Sarah est morte, et toustes les autres Sarahs sont mort·es aussi. L’océan est vert et les bouts de terre restants sont recouverts de cafards, qui survivent à tout. Les cafards gambadent parmi des coquilles de métal brulé et des plaines de plastique fondu. Tout le reste est calciné et mort. Des poisson·nes clowns évidé·es collent et sèchent sur les fémurs des ancien·nes Sarahs.

Si quelqu’un·e était là pour le constater, tous leurs os se ressembleraient – des scientifiques spécialisées dans les dauphin·es et des Maitresses de donjon, des poétesses tristes et des femmes trophées, les contremaitres·ses de forages pétroliers et les récolteureuses d’ognons sont devenu·es des piles de bâtons d’ivoire, balayés par la mer radioactive, comme du bois flotté.

La mer est putride et mousseuse. Du Styrofoam bloblote partout, sous la forme de petits bouts de pop-corn, et de grosses plaques recouvertes de gelée algueuse. Le corail est décoloré et se désintègre, des morceaux flottent, au premier regard, ils sont indistinguables du Styrofoam et des os. Sous des couches de pétrole et de déchets toxiques, des poisson·nes survivent, blafard·es et luisant·es avec des têtes de ballon et des queues de dragon·nes. Iels ressemblent à des colonnes vertébrales qui dansent, à des fantômes dans les films, naviguant dans les soixante centimètres de liquide qu’il reste sous le pétrole.

Parfois, iels se font attraper : les petit·es poisson·nes aux lèvres bleues iridescentes sont piégé·es dans l’essence coagulée.

Pendant ce temps, les vents et la chaleur et d’autres forces disloquent les os des Sarahs. Les os deviennent des éclats puis du sable. Le sable qui était des os est sec et clairsemé, il se transforme en plages. Le sable qui était des os devient humide de l’eau pleine de bactéries et se transforme en falaises qui surplombent la mer toxique et luisante.

La Terre entre dans une ère violette. La mer est violette et recouvre quasiment tout. Durant l’ère violette, de nouvelles bactéries règnent. Les températures plus chaudes créent une atmosphère propice à toutes sortes de spores, de phyla bactérien·nes et de bacilles. La lave, la pusilla et l’humifère fleurissent et crachent, s’entremêlent dans de grands nuages bouillonnants. L’océan se remplit de méduses, de mousses et de brumes épaisses formées par d’étranges combinaisons de violaceum et de plastique, de globiformis et d’étain. Des nouvelles bactéries naissent, elles adorent le plastique, l’engloutissent comme un snack et deviennent en partieplastique. Naissent des bactéries qui adorent le plastique autrement, d’une manière qui les aide à s’agglomérer en superbes récifs multicolores. Il y a des vagues, de plus en plus de vagues, les bactéries et les matériaux se lassent les un·es des autres et l’océan redevient entièrement liquide, d’un violet limpide.

Les continents disparaissent dans le déluge et des millions d’années ou deux secondes plus tard, ils émergent. Ils bougent un petit peu et de nouveaux bouts de terre font surface.

Du plastique, du Styrofoam et de l’étain se sont agglutinésdans une région tempérée qui était autrefois l’Arctique, et forment un nouveau continent. Ce continent est brillant et beau, avec des flèches de métal, des emballagesen plastique réfléchissant, des petites collines rebondies de mousse transformée. La mousse transformée est tellement jolie – imagine du Styrofoam collé en touffes qui ont été séchées et laquées : ça ressemble à ça.

Des bactéries aspergent tout de leurs gènes et font de plus grosses bactéries, puis des nageuses d’océan gluantes, certaines avec des tentacules, puis elles s’enracinent, vertes et violettes, en tourbillons. Les nageuses deviennent plus grandes et plus légères. Elles développent une meilleure vision et des manières plus élaborées de s’aimer les unes les autres. Elles se frottent et se mélangent jusqu’à engendrer de la respiration sous-marine et des extensions semblables à des doigts avec la capacité de préhension. Elles sortent de l’eau et débarquent sur le continent de flèches, de mousses, de lamelles de plastique et de montagnes multi-texturées. Elles ont été créées dans ce monde et donc ce monde leur convient parfaitement. L’air radioactif est parfait. Leurs peaux déjà reptiliennes s’épanouissent, recueillent les vitamines dont elles ont besoin quand elles s’allongent, la poitrine dressée vers l’ozone manquante.

Les créatures sont douées pour contrôler leur respiration car elles viennent de la mer, elles peuvent donc émettre des sons très spécifiques et après quelques millions d’années, les sons spécifiques se mettent à vouloir dire quelque chose.

Les créatures trouvent des os et les assemblent. Elles le font avec précision afin d’ériger des humain·es et des baleines, elles font ça avec maladresse et mettent une tête de dauphin·e sur un corps humain. Elles font un·e centaure accidentel·le. De nouvelles mythologies émergent de ces os mal assemblés, sur ce que le monde était avant.

Les créatures prennent des prénoms. Personne n’est plus jamais nommé·e Sarah, mais un jour une créature est nommée quelque chose comme Sah-wah.

Sah-wah marche sur les talons de six jambes articulées, elle traverse un tunnel blanc fait d’anciennes mousses et de vieux plastiques, mais qui a quand même l’air organique, apaisant. Dans une fissure iridescente, Sah-wah aperçoit un prisme en verre parfaitement préservé, le genre qui était suspendu dans les appartements de hippies, il reflète des arcs-en-ciel dans tout le tunnel. Il semble plein de louanges et d’amour pour quelque chose qui n’a pas de nom. Sah-wah voit un minuscule carré d’arc-en-ciel sur la peau rêche gris lavande d’une de ses jambes et ressent une sorte de connexion avec quelque chose d’un autre monde, quelque chose qui semble loin dans le futur, ou dans le passé. Iel regarde l’arc-en-ciel s’étendre sur le mur blanc et lumineux en face, se sent tellement ancré·e, tellement vivant·e, tellement chez ellui.

P ostface, par Laura Boullic

Sarah est un prénom qui ne m’a jamais quittée. Plus jeune, en colonie de vacances, j’ai même connu une Sarah-Lee et je trouvais ça génial, subversif presque, parce que Lee est mon deuxième prénom et je l’adorais tellement ce prénom, je voulais être unique, comme elle, et m’appeler Laura Lee (sans le tiret). En tout cas, c’était pas mal parce que j’aimais déjà beaucoup lire et écrire donc sémantiquement on était au bon endroit (Laura Lit). Ma mère avait pensé à Lee Radziwill, la sœur de Jackie Kennedy. Une femme très élégante parait-il (Google indique « mondaine américaine », chic). Elle m’a dit, ma mère, Corinne, Désirée, que mon père, Yves, Louis, Marie, voulait nous emmener vivre à New York juste avant ma naissance et qu’on n’était pas parti·es finalement.

Toujours est-il que des Sarahs, j’en ai connu quelques-un·es, plus que des Lydias par exemple (mais il ne m’en faut qu’une, one, Amarouche), et mes Sarahs à moi sont des personnes qui rassurent, qui enrobent, y’a un côté maternel ou qui-se-sent-responsable-et-qui-fait-attention-à-toi-et-aux-astres-des-autres qui me parle bien chez elleux.

Au collège, maon Sarah préféré·e était fan de foot et très bon·ne élève, iel connaissait tout le monde et rigolait tout le temps. Je pense très souvent à ellui, trop frustrée d’avoir oublié son nom de famille. Parfois, je me rends sur le site Copains d’avant pour voir s’iel y est (non non).

Je vous aurais volontiers raconté d’autres Sarahs si on avait plus de temps ensemble. Je dis ça trop vite, on a toute la vie puisque ce texte-dans-ce-livre seront imprimés, pour être lus, puis rangés dans une bibliothèque, peut-être, organisés dans les tiroirs de nos souvenirs. C’est l’idée que je me fais d’une postface, comme la dernière chanson de rappel dans un concert, il s’agit de vous cueillir à l’endroit où vous a emmené·es Sam Cohen et ses Sarahs, dont saon traducteurice en français, Sarah (mille fois oui) Netter et de vous, les, nous accompagner jusqu’aux crédits de la maison d’édition Burn~Août, peut-être faire durer ce moment de flottement tellement agréable provenant du gout délicieux qui vous est resté en bouche. Peut-être donner un éclairage aussi, un rayon de plus brillant depuis le soleil de cet ouvr’âge. J’imagine en tout cas quelque chose de doux. Et ici d’un peu juif, forcément.

C’est très flou comment je suis juive, mais je sais que je le suis. Par exemple, je sais pas tellement comment je suis catho et bretonne (Boullic), mais juive et tunisienne (Lellouche), je sais que je sais qu’il y a quelque chose de très profondément juif et tunisien en moi. Que je le porte, le suis, le mange, le parle, l’écris. Partant de là, l’histoire n’est plus que d’aller le / ^^ se chercher. Ainsi ce prénom est-il revenu, ce·tte Sarah Netter que je devais rencontrer, à qui je devais raconter ma judéité et découvrir la sienne et qu’ensemble on s’unisse pour aller à la recherche d’autant de judéités qu’il existe de mémoires en chacun·e de nous s’intéressant de près, de très près ou de très très loin à cela.

Une chose que je lui ai confiée au cours de l’un de nos échanges, c’est que j’avais terriblement peur que la flamme de la culture de ma famille juive tunisienne ne s’éteigne après ma génération, de n’être en mesure de rien pouvoir transmettre et de pas avoir assez d’informations – je ne lui ai pas dit mais j’avais aussi peur parce que ma mémoire est super défaillante, c’est vraiment une lutte de me souvenir, depuis toute petite ; ce qui pourrait expliquer le sentiment d’épanouissement qui m’habite au moment de créer de l’archive, de faire circuler de la parole, des voix, de lire, d’écrire et de chanter, donner envie d’échanger, ça me permet de pouvoir revenir et, surtout, de voir revenir. Ce que j’ai confié à Sarah ce jour-là, du début de nos échanges autour de nos judéités, autour de nos judéités queers et anticolonialistes et antisionistes, respectives, j’ai dit que j’avais peur d’éteindre un bout de culture millénaire. Et j’ai pensé : « Un bout de culture millénaire qui a trouvé une impasse en empruntant le chemin de moi. »

Heureusement, j’ai vite compris que je n’avais pas envie de faire de cette part de mon identité un travail ni de m’y sentir obligée. C’est différent se sentir exister, se savoir être. C’est ailleurs. De toute façon, je travaille déjà tous les jours puisque par mon corps et mon âme ont transité d’autres choses – je ne veux pas me forcer ou me sentir coupable avant même toute émotion. Cette culpabilité bien chrétienne, bien perte de temps et mauvais calcul qui n’est peut-être pas bretonne mais semble parfaitement parisienne ou française, cette peur paranoïaque et égocentrée des juges et du jugement. Aucune voix n’a encore été plus dure avec moi que la mienne, soit dit en passant.

Celle de Sarah Netter est apaisante. Au début, j’ai projeté qu’iel était, ellui aussi, un peu introverti·e, peut-être même, genre, socialement anxieux·se ? On se voyait qu’en tête-à-tête et iel a la finesse des êtres alertes (à lettres ?) Un jour, je l’ai retrouvé·e dans son atelier et iel parlait avec toutes ces personnes qu’iel connaissait à peine, faisait la conversation et le lien avec une aisance et un calme pas possible. Iel irradie et l’alerte prend alors un sens différent, iel voit, reconnait, temporise instinctivement les interactions lorsque c’est nécessaire. Iel sait apporter du PQ à la plage et prendre un temps à part pour une confidence. La confiance que son altitude offre sans compromis est un bijou. Son frère est chocolatier et je trouve ça très cohérent. On rit beaucoup aussi, j’ai adoré quand iel m’a raconté un peu de sa mère, sorte de mairesse non élue du voisinage, qui va vers tout le monde et vers qui tout le monde se tourne. Sarah est une étoile plus discrète,une étoile un peu galaxie aussi.

Pour l’équation, l’espace entre avoir et être serait parmi ce qui nuance les signes / ^^ promesses / présences de nos deux prénoms. J’ai l’impression, L’aura, de devoir accumuler pour pousser, d’avoir une insatiable soif, soit de me souvenir, soit d’aller vers qui je suis, comme si je n’y étais jamais exactement, comme s’il était possible d’être à la fois vivante et complètement figée. Les Sarahs seraient quant à elleux plus hydraté·es : même si la Terre tourne, iels sont toujours qui iels ont été et qui iels Seront. Peut-être feraient-iels advenir du réel grâce à leur capacité à ne pas s’égarer dans qui iels sont, un fil les reliant à leur histoire de telle sorte qu’aucune brise légère ne saurait éteindre leur bougie ? La mienne est dans un perpétuel mouvement de renaissance, s’éteint et se rallume dans ce qu’elle met dans son miroir et même si c’est une tare, même si c’est de la peur, c’est aussi du courage et ce qui me permet de m’eancrer, parfois si profondément, le doute : puisque je vérifie cinq-cent-mille fois tout, sauf quand j’oublie ou m’affranchis de le faire, alors le mouvement de s’éteindre et de se rallumer reprend.

Les Sarahs ont-iels des Lauras à leurs côtés ?

Sans ces Sarahs, quell’aura aurais-je été ?

Après l’une de nos conversations vint une révélation : je ne suis pas une impasse (quelle tristesse de penser ça de son soi tout entier… quel sens du drame également !) Je suis ce bout de l’histoire coloniale française, full-virgule-cinq juive tunisienne assimilée. La génération blanche, celle à qui on f’ra pas croire qu’on parle une langue régionale française quand on parle arabe (tiens…) mais, ce faisant, celle dont on se détache, malgré tout l’amour, celle qu’on détache. Je dois vous dire que je ne peux pas encore suffisamment me recevoir dans mon côté catho breton puisqu’il est parti de lui-même quand j’avais 5 ans, avec lui toute sa famille (qui a repris contact il y a six ans, ouf), mes tantes, mes grands-parents, leurs proches, plus de vacances en Bretagne, plus que la rue d’Hautpoul dans le 19e arrondissement de Paris et les Gala et les Paris Match sur la table près de la télé de ma grand-mère Daisy (Hechaïna) et les blagues loufoques et philosophiques de mon grand-père Ange (Rahmine), plus que l’artisanat ménager de cette si chère mémé, la meilleure tailleuse, la meilleure lavandière, la meilleure cuisinière (et d’autres choses plus compliquées et problématiques, mais ça je vous épargne). Plus que des Lellouche pour éduquer, à part ma mère, les petites Boullic, ma grande sœur, Elsa, et moi-même.

Et en fait ma grande sœur, elle les a les yeux bleus et elle était blonde enfant. Ange disait que c’était le portrait craché de sa tante espagnole, il disait ça fièrement, et puis comme si sa famille était arrivée en Tunisie deux jours plus tôt. Si seulement on avait discuté avec Sarah Netter avant, je leur aurais posé un million de questions. Par exemple ce rapport à l’Espagne, qu’est-ce qui leur a été transmis comme bout d’histoire et de culture, à elleux, et qu’a signifié pour elleux de nommer, dans une maternité francilienne, l’une de leur fille Isabelle ? Le même nom que la reine espagnole (Isabelle la Catholique) qui a chassé les juif·ves et les musulman·es du pays au XVe siècle ?

C’était vers 1492, elle a aussi envoyé un certain Christophe à la conquête de l’Abya Yala, « terre de vie », « de pleine maturité », où les colons européens et leur descendance ont perpétré le génocide le plus massif de l’histoire de l’humanité, le prolongeant durant plusieurs siècles et l’étalant sur plus de 42 millions de km2.Le processus colonial y est loin d’avoir été interrompu. Les colons ont œuvré dans le but affiché d’y faire disparaitre, sans jamais y parvenir, l’ensemble des lettres épelant ce territoire, les identités, les cultures, les sciences, les architectures, les langues… posant la première pierre de ce monde dont nous héritons et auquel nous prenons part aujourd’hui, absorbant sans relâche les histoires de nos noms, de nos corps, de nos communautés, de nos familles et de nos sociétés, de nos organisations politiques.

Pépé était orphelin il me semble. Je redemande systématiquement à ma mère de me raconter et puis j’oublie les détails et je finis par trop remixer, et par trop savoir que je remixe un peu tout, tout le temps, pour espérer transmettre l’info… Ma solution pour pas que la bougie s’éteigne ? Apprendre à la laisser s’éteindre. Prendre le temps, comme quand vous voulez protéger votre bougie du vent, y aller pas à pas, apprendre à connaitre cette flamme et à l’accompagner puis à l’aimer, à la défier, à croire en elle, devenir la·e Sarah de ce feu-là, de ce présent et de cette présence-là.

Avec Sarah, nous allons nous consacrer à un travail de traduction pour la maison d’édition dans laquelle je m’investis depuis que ma compagne Lydia « the one » Amarouche l’a fondée (Shed publishing), grâce à laquelle je l’ai connu·e ellui et grâce à laquelle j’ai rencontré Fanny Lallart, une personne précieuse et l’éditrice du livre que vous tenez entre les mains, ainsi que son éditeur et collègue de cousin, Théo Pall. Il s’agira de traduire Questions To Ask Before Your Bat Mitzvah, un ouvrage où les judéités y sont absolument plurielles et uniques, mêlant leurs voix et vice-versa à celles des Palestinien·nes pour contrer la propagande sioniste, réactionnaire et enrayer le processus colonial israélien. Lydia m’a offert ce livre en rentrant de son voyage à New York et il m’a tellement touchée que je l’ai pas encore refermé. Je veux faire comme ce que j’imagine que Sarah a fait avec Sarahland : le garder lui et les personnes qui l’ont composé près de moi ces prochaines années pour entrer dans l’écriture du nouveau chapitre, et le faire rayonner, m’appuyer sur cette ressource pour communiquer avec mes contemporain·es. Je l’ai lu après avoir travaillé avec la formidable Rachel Valinsky, qui a cofondé Wendy’s Subway à New York et codirigé la publication avec Jay Saper et Morgan Bassichis.

Voilà mon bout de flamme à partager, d’abord ce livre à venir, désormais lié11 à cette traduction de Sarahland, donc cet espace-temps qui se crée derrière l’une des milliers de portes de l’édition indépendante hexagonale (de ce que je sais, il y a également deux Sarahs géniales chez Ròt-Bò-Krik, une Sarah dont les racines sont des branches tendues bien vers le ciel chez Gufo, une Anne-Sarah exceptionnelle chez Parabooks et une peut-être Sarah, Rosanna, merveilleuse chez Brook) et puis ceci, que Morgan a dit et qui m’a bouleversée quand iel parlait des choix qui ont été faits pour développer la ligne éditoriale de ce livre, intitulé en français Questions à poser avant ta Bat Mitzvah, s’adressant donc en premier lieu à un·e adolescent·e d’environ 12 ans. Iel m’a dit qu’il avait été important à leurs yeux de ne pas formuler de réponses formelles, que les réponses aux questions devaient elles aussi être des questions : qu’à l’état de questions elles devaient demeurer. L’étude des textes juifs fonctionne ainsi disait-iel, on creuse, on commente, on analyse, on creuse et on creuse et on creuse.

Alors là, ça, je reconnais ! Foi* mille, et ça met un sourire et de la bienveillance sur ce trait de caractère.

C’est aussi comme s’iel avait soulevé avec deux petits doigts une immense montagne, dénoué un nœud très imbriqué dans un souffle. Cette idée, de la question dont la réponse demande de résister à la tentation de figer, que j’ai choisi d’inviter dans mon impasse-labyrinthe-vie, m’a réparée et elle donne de l’écho à ce si puissant « peut-être Sarah » de Sarahland.

Je nous le souhaite de tout cœur en tout cas, à nous toustes et chacun·e, je nous souhaite de ne plus tant chercher de réponses et d’aller en échange (à voix haute : en né-change, en naissant) à la rencontre des questions présentes, passées et futures.


1. Marque de margarine en bombe. En français : « Je n’arrive pas à croire que ce ne soit pas du beurre ! ».
2. « MRS degree » dans le texte original, terme d’argot nord-américain utilisé pour faire référence aux jeunes femmes qui intègrent des études supérieures dans le but de rencontrer un futur mari plutôt que d’entamer une carrière professionnelle.
3. TCBY, The Country’s Best Yogurt, est une chaîne de restauration états-unienne spécialisée dans la vente de yaourts glacés.
4. En français, littéralement « Les Eaux calmes ».
5. Marque états-unienne de boissons aromatisées artificiellement et sous forme de poudres colorées, utilisées pour fabriquer des teintures artisanales.
6. Terme d’argot états-unien signifiant « Jewish American Princess »,stéréotype utilisé pour désigner des filles et femmes juives riches et/ou supposément gâtées.
7. Issu de bell hooks, Tout le monde peut être féministe, traduction de Alex Taillard, 2021, Divergences.
8. Boutique d’objets spirituels et religieux et d’herbes médicinales, principalement tenue par des personnes latinx et latinx-descendant·es aux États-Unis.
9. Issu de José Esteban Muñoz, Cruiser l’utopie, l’après et ailleurs de l’advenir, traduction de Alice Wambergue, 2021, Brook.
10. Plat traditionnel de poisson frit de la région des Grands Lacs qui trouve ses origines dans la consommation de poisson des catholiques les vendredis et pendant le Carême.
11. Nous avons choisi d’effectuer un troc au lieu d’une rémunération financière pour l’écriture de cette postface : mon temps de travail sur la postface contre un temps de travail de Sarah Netter pour la traduction de Questions To Ask Before Your Bat Mitzvah.

Colophon

Traduction : Sarah Netter.

Traduit par Sarah Netter.

Titre original : Sarahland.

Publication originale en 2021 par Grand Central Publishing, New York.

Relecture par Coralie Guillaubez.

Illustré par Sarah Netter.

Publié sous licence CC BY-NC-SA.

Version imprimée

Une version papier de Sarahland, imprimée en sur Colorplan Turquoise 270 g/m², Clairbook 80 g/m² en 1 500 exemplaires lors du premier tirage par Corlet Imprimeur (ZI, rue Maximilien Vox, 14110 Condé-en-Normandie), reliée en dos carré collé, et distribuée par Paon Serendip est parue en avril 2025 avec l’ISBN suivant : 978-2-49353-419-4.

Cette version a été composée par flo*souad benaddi en NotCaslon OT et Latitude.

Version web-to-print

Design graphique par Amélie Dumont.

Typographie : FreeSerif, dessinée par GNU FreeFont et publiée sous licence GPL.

Cette publication a été produite à partir d’un contenu web (HTML et CSS) généré avec Pelican et Weasyprint depuis une base de données en AsciiDoc.

Le code source est disponible sur notre dépôt GitLab.

Le template web-to-print A4 a été réalisé au Mudam Luxembourg lors de The Collective Laboratory par les membres des éditions Burn~Août et Amélie Dumont entre le 2 et 14 janvier 2024, suite à une invitation de Line Ajan et Clémentine Proby.